Une échappatoire dans la foule [Ouvert !]

Le jeune homme semblait soudainement bien pensif. Comme il le disait à Alexandra, ses paroles avaient dépassé sa pensée, et par ‘la carrière’ il n’entendait que le sens général. Dommage. Mademoiselle Zschoke aimait les gens qui choisissaient précisément leurs mots. Il conclut en rappelant que le changement était rarement vu comme quelque chose de totalement positif. Il n’avait pas tort, mais ce serait oublier tous ceux qui dépérissent quand le monde autour d’eux ne semble plus bouger.

— Certains ne peuvent vivre dans la routine.

Elle dissimula à peine le fait qu’elle était de ceux-là, et que déjà, le cadre bien défini de Poudlard l’oppressait. Ce n’était pas une habitude chez Alexandra de se dévoiler ainsi, mais après tout, pourquoi pas !? Ce n’était pas comme si c’était une information importante, ou que Clemens lui avait forcé à cracher le morceau.

De toute façon, la conversation s’orientait sur un sujet un peu plus léger : l’alcool, les drogues, et autres joyeuseries. Elle rit quand il lui demanda si elle l’incitait à boire, chose stupide s’il en fut : il n’avait manifestement pas besoin qu’on l’encourage. Se sentant sûrement un peu plus à l’aise, la professeure n’hésita pas à rappeler que vu son âge, elle avait vécu des années bien festives.

— Reculé ? Non, pas vraiment. Je pense qu’on a simplement trop peu avancé. Nous étions une contre-culture, des rebelles, des idéalistes. Les règles étaient trop oppressives, trop présentes, trop visibles dans un ciel sinon clair, du moins sur le plan économique. Maintenant que ce ciel s’est assombri, ces oppressions sont devenues… moins importantes. Futiles. Et certaines règles liberticides sont simplement vues comme nécessaires. Je ne pense pas qu’on ait reculé, non. Des avancées faites en ce temps sont toujours d’actualité. Mais je pense que les oppresseurs sont aujourd’hui plus doués pour se dissimuler. Plus vicieux, plus retors, si bien que l’oppression peut toujours être présente, elle est difficilement visible.

Alexandra reprit une gorgée de son café, qu’elle ne tarderait pas à terminer si ça continuait. Elle parlait rarement autant.

— Pardon de vous assommer de paroles comme une grand-mère sénile trop heureuse de trouver une oreille attentive.

Elle esquissa un sourire presque triste, avant de s’étonner de voir ce jeune homme s’intéresser à sa vie. C’était une question personnelle, sans être réellement indiscrète. Oh, elle pouvait toujours mentir si elle le voulait, mais à quoi bon ? Alexandra était le genre de femme qui avait trop peu à perdre pour s’encombrer de paranoïa.

— À Poudlard.

Un petit sourire mutin s’afficha sur son visage.

— Brighton. Et vous ?

24/02/2007

La discussion abordait à présent un sujet où il ne pouvait plus qu’écouter. Entre les médias sorciers, moldus et les anecdotes de son père, il avait souvent entendu parler des évènements qui avaient secoués les années 60s. Cependant, il ne pouvait pas vraiment se targuer d’être familier avec cette période. Sa soif de connaissance était, comme presque toujours sans borne, et si besoin était, elle était encore renforcée par cette conversation qui le touchait de près. Clemens avait mis du temps à accepter ses origines et les querelles que divers jugements hâtifs avaient nourries dans sa famille. Une fois adolescent, il s’était prétendu libéré des conventions et des pressions sociales, mais son arrivée à Haveirson ne l’avait que trop souvent déjà mis dans des situations où il réalisait ce mensonge. Il était bien plus biaisé qu’il ne se plaisait à le croire.

Le point de vue d’Alexandra était aussi pertinent que intéressant, et il prit soin d’en graver chaque détail au fond de sa mémoire avant de lui accorder un sourire. Il ne manquerait pas de relancer cette discussion avec ses camarades dont l’histoire et la politique était un terrain de jeu mieux maitrisé. L’Allemand sentait son intérêt pour ce domaine grandir au fur et à mesure qu’il grandissait… A tel point qu’il songeait à venir se trouver une place dans un des cours de politique dispensé à l’académie.

“Ne vous inquiétez pas, si vous aviez atteint ce point de non-retour, vous seriez également en train de me proposer des cookies et un verre de lait.”

Sa grand-mère faisait toujours ça, quand elle lui racontait son enfance. Enfin, il s’agissait de Plätzchen, plutôt que de cookies, histoire de respecter pleinement la tradition allemande, seule culture avec laquelle elle était familière. Sa grand-mère paternelle, anglaise de pure souche, avait trop de mépris pour son sang-melé pour lui offrir un simple verre d’eau. Cette étrange association d’idée le poussa à demander à la professeure où elle avait grandit, curieux de savoir dans quel contexte elle avait vécu la révolution des années soixante. Une part de lui avait espéré que c’eut été en Allemagne.

“Brighton… Il y a pire pour passer son enfance.”

Clemens ne s’y était rendu qu’une seule fois, cinq ans auparavant, pour passer quelques vacances à la mer. Il en avait gardé un souvenir plutôt plaisant d’une ville touristique mais calme, où il faisait bon vivre. L’air frais et les bourrasques de vent lui avait fait un bien fou après la touffeur de Londres et surtout, lui avait donné une envie folle de jouer au Quidditch.

“A Londres, mais je ne saurais pas dire si c’est la capitale ou Poudlard qui m’a le plus forgé.”

L’étudiant rendit un sourire espiègle, devinant l’idée de son interlocutrice et la soulignant par son parallélisme. De Londres, il n’avait que des souvenirs d’enfance qui se résumaient essentiellement à traîner dans les pattes de son père, au bar. Une fois sa scolarité plus avancée, il avait vogué entre l’Ecosse, l’Allemagne et Londres plusieurs fois par an. Sa fierté germanique le poussait à dire que Heidelberg était son influence principale, mais si la raison réussisait à placer un mot dans le débat, la réponse serait sans doute différente. Au fond, pouvait-on vraiment savoir ce qui nous forgeait ? Cleme,ns haussa les épaules mentalement et chassa ses propres questionnements. Interroger Alexandra était plus simple.

“Y a-t-il eu beaucoup de sorciers liés à Mai 68 ?”

Il était rare qu’Alexandra tombe sur quelqu’un qui sache écouter aussi bien que Clemens. Ça lui était si inhabituel qu’elle s’étonnait elle-même de ce qu’elle était en train de révéler sur sa vie, bien que ce soit avec un ton toujours assez distant. Cela faisait longtemps que personne n’avait réussi à dépasser cette barrière, hormis peut-être les amis proches avec lesquels elle n’avait plus tant de contacts.

Ayant soudainement l’impression de parler seule, elle s’arrêta net en s’excusant à moitié d’être si bavarde. La réaction du jeune homme la fit sourire, et elle ne put s’empêcher de prolonger un peu la plaisanterie.

— Tout va bien alors. Je suis plus encline à vous offrir un whisky plutôt que du lait. Et je suis certainement plus proche de l’âge de votre mère que de votre grand-mère.

Pour Alexandra, son âge n’était qu’une vaste blague, et elle préférait toujours se vieillir encore davantage. Penser qu’elle n’avait que la cinquantaine était étrangement plus déprimant que de se faire passer pour une vieille sorcière aigrie.

Et quitte à se dévoiler un peu plus, elle lui dit aussi où elle avait grandi. Brighton… Ce n’était pas un endroit vilain, comme le fit remarquer Clemens. Lui était londonien, même si comme Alexandra, il évoqua Poudlard.

— Nous avons tous les deux passé 7 ans dans un internat, au moment le plus critique de nos vies. Bien sûr que ça nous forge.

Pendant ces sept années, il est vrai que les élèves voyaient bien peu leurs parents, et que leur éducation se faisait principalement au sein d’une école. L’impact était plus que non-négligeable.

La question suivante désarçonna presque Alexandra, qui ne s’y attendait pas vraiment. En réalité, elle n’était pas sûre d’être la plus à même de répondre à une telle interrogation mais… Elle termina son café, et réfléchit un moment.

— Il y en a eu, oui. J’ignore cela dit s’il y a eu un véritable mouvement sorcier en tant que tel. Juste après mai 68, les sorciers étaient trop occupés avec un certain mage noir… Et on repart dans la métaphore du ciel qui s’assombrit, et occulte certaines luttes jugées trop vaines ou non-prioritaires. À tort ou à raison.

Elle espérait que cela satisfasse sa curiosité, car elle était bien en peine d’entrer dans les détails. D’autant plus qu’elle n’était pas certaine de vouloir le faire.

24/02/2007

Comment faire autre chose que sourire à un tel commentaire ? Alexandra semblait s’adoucir au fur et à mesure que les minutes passaient, comme si Clemens avait réussi une sorte d’examen de passage. Il se sentait plus traité comme un égal, à qui on pouvait parler ouvertement sans plus tomber dans la joute verbale. Sans laisser sa méfiance s’endormir complètement, il commençait néanmoins à se détendre. Il jouait avec son verre d’hydromel tout en offrant une oreille attentive à son interlocutrice. Il n’avait que rarement l’occasion de parler avec quelqu’un d’assez âgé pour être sa mère sans qu’une relation d’autorité ou de hiérarchie ne vienne jouer un rôle. La discussion lui plaisait.

“Je suppose que notre adolescence nous forge, peu importe l’endroit où on la passe. Mais la promiscuité de Poudlard, ses pressions sociales et l’impossibilité d’en échapper ne fait pas forcément de nous des adultes à part entière, quand on quitte le château. Je pense avoir appris plus sur moi-même quand je rentrais à la maison et que je constatais les changements dans ma propre perception, qu’à Poudlard réellement.”

Tout cela restait de la spéculation. Il était aisé de se juger après coup, mais il était également certain que sans sa vie à l’école des sorciers, il serait devenu un être bien différent. Même si sa curiosité était déjà légendaire durant son enfance, c’est bel et bien durant son adolescence qu’il avait développé ses premières passions - dans tous les sens du terme - son mépris pour la hiérarchie et surtout, sa fierté pour ses origines. La question restait donc difficile, tout comme celle qu’il avait posé à Alexandra visiblement. Clemens resta silencieux le temps de la laisser trouver ses mots, puis il médita lui aussi un moment sur ce qu’elle venait de dire.

“Ne dit-on pas que l’histoire est un cycle ? On pourrait presque faire un parallèle avec les temps troublés dans lesquels nous vivons, même si les préoccupations sont différentes. Beaucoup de gens ne se sentent d’ailleurs pas encore concernés. D’autant qu’il est toujours difficile de démêler rumeurs et réalité quand on parle d’un peuple qui tente de vivre caché. Hmm… En tant que professeur de Runes, vous pourrez peut-être répondre à une question que je me pose depuis longtemps. Pourquoi les sorciers ont-il décidés de vivre dans la clandestinité ? Les vieux peuples manipulaient ouvertement les formes primaires de magie, pourquoi ce changement ?”

L’interrogation lui était revenue soudainement. Il ne s’était jamais profondément intéressé pour la question, sinon, il aurait probablement pu trouver une réponse dans une bibliothèque. Cependant, c’était une question parallèle à ses recherches et qui venait régulièrement le troubler alors qu’il était occupé à autre chose. Avec un sourire amusé, il ajouta rapidement.

“Je pourrais certes poser la question à un professeur d’Histoire de la Magie, mais je ne sais pas pourquoi, je ne le sens pas…”

Oh, mais la joute verbale n’était pas terminée pour Alexandra. Tout ça n’était qu’une agréable trêve, le temps de trouver quelque chose de neuf à critiquer dans la rhétorique pourtant habile de Clemens. Partis sur la grande question du ‘où grandissons-nous ?’, ils s’égarèrent un peu en chemin. Mais peut-on dire qu’une conversation est intéressante si on ne s’y perd pas un peu ? Alexandra trouvait cela très plaisant, et se laissa porter par les paroles du jeune homme.

Ce dernier venait de se perdre du côté de Poudlard et de son environnement somme toute très contrôlé et formaté. Il n’avait pas tort, mais ce n’était pas le seul endroit où on pouvait se retrouver enfermer dans un moule, sous le regard de tous.

— Les pressions sociales sont un peu partout, et pas forcément à Poudlard. Et de toute façon, qu’est-ce que ‘devenir un adulte à part entière’ ?

Était-ce vraiment souhaitable, au fond ? Joli changement de sujet Alexandra. Elle redoutait de s’aventurer sur cette route, elle qui avait eu à subir davantage lorsqu’elle était avec sa famille qu’à Poudlard. Il faut aussi dire que sa famille était plutôt spéciale et qu’elle avait grandi à une toute autre époque. Quoi qu’il en soit, elle espérait sans trop y croire que Clemens morde à l’hameçon de sa question qui n’en était pas vraiment une.

Mais déjà le jeune homme embrayait sur autre chose. Tant mieux… Ou pas. Est-ce que l’Histoire était vraiment un cycle ? Peut-être bien, mais ce serait alors un cycle qui ne ferait pas complètement du sur place. À la simple pensée de devoir expliquer le fond de son opinion, Alexandra fut prise d’une grande fatigue. Elle aussi pouvait avoir la flemme.

Elle ne pouvait cependant pas laisser la question de Clemens sans réponse, d’autant plus qu’il s’adressait à elle plutôt qu’à un professeur d’Histoire. Ce qui était dommage, c’était qu’Alexandra trouva sa question profondément stupide. Ou du moins la réponse était évidente pour elle. Preuve s’il en faut que l’évidence est un concept très relatif.

— Je suis plutôt étonnée que vous me posiez la question. Je pensais que tout le monde savait que la magie finit toujours par devenir menaçante pour les moldus. Combien de personnes, sorcières ou non, sont mortes brûlées vives ou noyées ? La magie effraie, mon petit, et l’humanité détruit ce qui lui fait peur. Pour vivre heureux, vivons cachés.

Elle ponctua sa phrase d’un petit sourire, et commanda un nouveau café. Quelque part, elle sentait que cette discussion n’était pas encore près de s’achever.

24/02/2007

L’opposition d’Alexandra lui fit lever les yeux au ciel, et il ne chercha pas à s’en cacher. Cela semblait être son petit plaisir personnel de relever des détails de son discours pour pointer du doigt ses erreurs de réflexion. Clemens s’en serait voulu de lui gacher cette joie et il mordit à l’hameçon. Elle voulait poser la question, très bien, il fournirait la réponse. Son expérience personnelle lui avait donné tout le loisir de réfléchir amplement à la définition de l’âge adulte.

“Soyons honnêtes, à 17 ans on n’est qu’un gamin sans aucune vision de la réalité et des difficultés qu’on va devoir affronter. On se sent encore invincibles, comme si le monde était ouvert et ne demandait qu’à réaliser nos rêves les plus fous. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose, mais si vous essayez de me soutenir qu’après les ASPICs, on est mature et responsable, je vous taxerais de mauvaise foi. Voire d’idéalisme criant, mais ça ne semble pas être votre cas, à moins que votre jeunesse soit si lointaine que vous en ayez déjà oublié les affres pour vous laisser bercer par ses beaux souvenirs.”

Sa voix avait des pointes d’amertume, révélant sa propre désillusion à la sortie de Poudlard. La vie était bien différente quand on n’était plus rythmé par une routine quotidienne, avec des professeurs pour conseillers et trois repas chauds servis sans conditions. Autant il avait adoré sa scolarité, autant il ne pouvait que reprocher cette éducation cotonneuse qui avait tendance à endormir la méfiance et l’esprit critique. Trop d’élèves souffraient d’une chute violente une fois qu’il cherchait un travail, une place dans le système. Heureusement, pour la plupart d’entre eux, elle n’était que métaphorique. Il utilisa le court silence qui s’installait afin d’ajouter.

“Ce n’est pas pour rien qu’autant d’étudiants se sont précipités à Haveirson quand ils ont reçu leur lettre.”

Evidemment, il s’incluait dans la critique. A sa sortie de l’hôpital, il était parti en perdition, errant dans les rues de Londres à la recherche d’adrénaline et de sensations pour se rappeler qu’il était encore vivant. L’ouverture de l’académie avait été une rédemption pour lui et beaucoup de ses camarades. Ils avaient fuit les difficultés d’une vie d’indépendance pour revenir se faire entretenir. Ils avaient simplement encore besoin de grandir, de se trouver.

Indirectement, la réponse d’Alexandra à son interrogation pourtant sincère confirma son idée. Il lui sourit sans prendre ombrage à la critique. Elle n’avait pas entièrement tort, mais elle ne lui offrait tout de même pas une explication satisfaisante. Clemens lui adressa un sourire équivoque, si elle pensait qu’il se laisserait démonter si facilement…

“Vous voyez, c’est un exemple criant de ce que je viens d’exprimer. Vous me prenez spontanément pour un abruti plutôt que vous demander si ma question n’a pas un fond plus réfléchi. Je ne vous en veux pas, cela dit, j’aurais pu être plus clair. Je sais que la peur est un moteur de changement puissant, mais si j’en avais après cette information, je ne me serais pas adressé à un professeur de Runes. D’où vient la séparation même des sorciers et des moldus ? Différentes traditions européennes employaient des formes de magie primaire, dont l’utilisation était sensée être bénéfique. Comment est-on passé de l’image du druide qui bénit les récoltes et protège les guerriers partant en bataille, à l’image du sorcier dangereux et menaçant ? D’où et pourquoi est née la peur ?”

Sa voix s’était faite plus insistante sur la dernière question. Son intérêt ne se limitait pas à faire la conversation, il cherchait, à présent. Son travail sur les essences l’avait mené à se questionner sur la distinction entre l’humain standard et l’humain magique et il était convaincu qu’une différence subtile était née d’un tronc auparavant commun. Il manquait de sources et il ne pourrait probablement jamais rien prouver, mais si il parvenait à identifier une période et une tradition où la branche s’était divisée, alors peut-être tiendrait-il une piste solide.

Oh, un magnifique lever d’yeux au ciel. Alexandra appréciait ce geste d’agacement à sa juste valeur, en savourant toutes les implications. En résumé, oui, elle aimait chercher la petite bête. C’était son petit plaisir personnel. Avec un léger sourire sur le visage, elle écouta la réplique du jeune homme, qui se voulait piquante. Moui, peut mieux faire.

— Tout dépend de l’endroit où vous passez vos étés, je suppose. Vous et moi n’avons pas dû avoir le même genre de ‘vacances’, croyez-moi. Quant aux ‘beaux souvenirs’, il faudrait avoir une définition sacrément étrange de ‘beau’ pour que cela soit effectivement le cas. En réalité, c’est votre vision de l’adolescence qui est pétrie d’un idéalisme vaguement niais.

Ses derniers mots avaient été claqués comme la langue d’un fouet : Clemens ne savait tout simplement pas de quoi il parlait. Pensait-il vraiment que tous les adolescents se sentaient invincibles ? Avait-il seulement été adolescent lui-même ? Alors peut-être que c’était parce qu’ils n’étaient pas encore tout à fait adultes que les étudiants s’étaient jetés sur Haveirson, ou alors la raison était beaucoup plus pragmatique :

— Ou alors c’est simplement que le marché du travail est de plus en plus exigeant, et qu’on assiste à une véritable inflation de la valeur d’un diplôme. Sérieusement, que pensez-vous accomplir dans ce monde, à cette époque, sans avoir fait d’études supérieures ?

Lorsqu’elle était sortie de Poudlard, Alexanda avait enfin pu faire un énorme doigt d’honneur à sa ‘famille’ et voyager aux quatre coins du monde. Elle savait déjà se prendre en main, elle était déjà adulte, parce qu’elle n’avait pas eu le luxe de se taper une crise d’adolescence. Elle avait aussi pu le faire parce qu’à l’époque, on ne fronçait pas le nez devant quelqu'un de volontaire, indépendant et travailleur qui n’avait pourtant aucune qualification. On le prenait et on le formait.

Enfin. Tout cela était bien loin désormais. Alexandra reprit bien vite le sourire qu’elle avait perdu pendant sa tirade, répondant un peu stupidement à la question toute aussi stupide de Clemens. Quand ce dernier lui rétorqua qu’elle le prenait directement pour un abruti, Alexandra ne put s’empêcher de rire. Elle le laissa cependant finir, comprenant mieux son interrogation et sa légitimité.

— Heureusement que vous ne m’en voulez pas : c’est en posant des questions stupides qu’on passe pour un idiot. Mais soit. Comment est née la peur ? Par pure intuition et donc sans aucun fondement historique, je répondrais que le coupable idéal est la religion. Plus précisément, les religions monothéistes avec la chrétienté à leur tête. Le druidisme est une forme de religion, et la plupart des spiritualités polythéistes intégraient la magie dans leur culture. Je pense vraiment que c’est Jésus et surtout ses fidèles qui sont venus semer le chaos, jusqu’à plonger les sorciers dans les ombres dans un souci de rester en vie.

Son deuxième café arriva, mais elle n’y toucha pas : elle le préférait toujours plus tiède que vraiment chaud. Souflant un moment, elle précisa :

— Je n’ai rien contre les croyants ou leurs croyances, mais il est indéniable que le fanatisme a fait énormément de dégâts et continue à en faire. Il suffit de regarder du côté de l’Irlande du Nord pour en avoir encore les preuves.

Il est vrai que même si le conflit nord-irlandais commençait à trouver des solutions, rien n’était encore réglé.

24/02/2007

Clemens afficha un regard neutre. Alexandra lui renvoyait une protestation agressive visiblement nourie d’aigres souvenirs et d’une adolescence pas toujours facile. Et alors ? Elle n’en détenait pas une vérité universelle pour la cause.

“Cela donne-t-il à votre avis et à votre expérience plus de valeur qu’aux miens ? Aux dernières nouvelles, celui de nous deux qui a la vision la plus actuelle du passage de l’adolescence à l’âge adulte, je ne pense pas que ce soit vous.”

Il avait prononcé cette réponse sans animosité, juste d’un ton sec et sans détourner les yeux. L’attitude de la professeure l’agaçait d’autant plus qu’il ne comprenait pas ce qu’elle pouvait bien chercher à prouver. Elle jonglait entre l’évocation de difficultés, la destruction des ses idées et une mine tout juste assez affable pour ne pas le faire fuir. Le jeune homme n’avait cependant pas assez de respect pour elle pour se laisser atteindre par ses piques. L’autorité se gagnait par la force de caractère et la grandeur d’âme, et non par l’attaque. En face de lui, il voyait une femme amère et qui semblait regretter une grande part de son passé et de ce qu’elle était devenue. Il commençait à se désintéresser de la conversation.

Enfin, sauf si Alexandra continuait à prononcer de si grandes énormités qu’il éclata de rire avant d’avoir eu d’intégrer ce qu’elle avait dit exactement. Son esprit avait juste réagi trop vite. Clemens prit deux minutes avant de se calmer, but une gorgée d’hydromel pour se redonner contenance, et répondit d’une voix dont l’ironie dégoulinait.

“Vous avez rencontré bien trop peu d’étudiants de Haveirson. Outre ceux qui sortent directement de Poudlard, et je vous assure que c’est loin d’être la majorité, nous avions tous un boulot avant de venir à l’académie. Vous croyez que tous ces étudiants de vingt et vingt-et-un ans se tournaient les pouces chez leurs mères avant d’entrer dans une université magique ? Et puis si on continue comme ça, dans un monde si exigeant qu’il ne prend plus la peine de former sa jeunesse soi-même, expliquez moi qui serait assez altruiste pour mettre un tel château à disposition gratuitement pour y ouvrir une université ? Pardonnez-moi, mais si ça, c’est pas outrepasser avec hargne les limites de ma propre naïveté…”

Au moins, elle avait eu le mérite d’apporter une vraie réponse à sa question, cette fois. Le Sinistros reconnaissait sans peine que sa question avait été mal formulée, mais il n’appréciait pas l’attitude si ouvertement non pédagogique de l’enseignante. Au début de leur entrevue, il s’était pris à se demander si elle aurait pu lui donner une meilleure formation dans l’Etude des Runes. Maintenant qu’il l’avait vue réagir avec tant de dédain à une question un peu niaise, il en était arrivé à simplement plaindre les élèves de Poudlard. Voir peut-être, la plaindre elle-même de s’être enfoncée dans une dernière carrière qui semblait si peu lui correspondre.

“Merci d’avoir répondu à ma question.”

Clemens termina d’un trait son hydromel et se mit à fouiller dans ses poches, à la recherche de monnaie.

Aurait-elle touché un point sensible ? Ou simplement usé la patience de Clemens au point de le faire sortir de sa réserve ? Elle l’ignorait, mais dans les deux cas, elle était plutôt satisfaite. Il en venait à dire des choses bien plus intéressantes que lorsqu’il restait dans sa zone de confort.

— Notre expérience n’est que ça : si vous voulez une vision objective de l’adolescence à notre époque, devenez sociologue.

Elle n’avait jamais prétendu en être une, ni que son avis valait mieux que le sien : les deux pouvaient et devaient être pris en compte, et c’est le fait de faire des généralités qui avait fini par pousser Alexandra à l’attaque. De toute façon, quoi qu’il dise, elle ne serait pas d’accord. La contradiction lui était devenue un mode de vie.

Le grand éclat de rire de Clemens la surpris tout de même, et l’atteignit juste avant qu’elle ne remette en place toutes ses défenses. Ce n’était qu’un jeune idiot qui apparemment, commençait à manquer de répartie. Cela dit, elle s’était aussi peut-être un peu trop avancée, elle l’admettait. Pas à haute voix, mais elle l’admettait.

— Demandez-vous plutôt ce qu’on attendra de vous en échange de votre inscription à Haveirson, mon cher. Rien n’est jamais vraiment gratuit, dans la vie. Un jour, vous finirez par payer.

Puis vint la véritable question de Clemens, à laquelle Alexandra répondit honnêtement, quoiqu’avec une bonne grosse dose de condescendance. Elle n’avait pas pu s’en empêcher, et elle ne le regrettait pas. Si Clemens voulait avoir de vraies réponses, il n’avait qu’à poser les bonnes questions.

Elle inclina donc la tête avec un petit sourire quand il la remercia de son air contrit, et s’apprêta à payer. D’un geste, elle signifia à Madame Rosmerta que toutes les consommations de la table seraient pour elle.

— Laissez-moi vous inviter. Une petite compensation pour vous avoir malmené pendant cette conversation. Vous me plaisez, et vous pourriez aller loin, si seulement vous n’étiez pas si… susceptible.

Qu’il accepte ou non importait peu à Alexandra, dans le fond. C’était encore une fois pour voir comment le jeune homme réagirait à cette dernière petite pique. Était-il aussi fier qu’il en avait l’air ?

24/02/2007

Elle n’avait pas tort sur ce point, toutes les expériences se valaient, et il ne prétendait pas lui-même pouvoir juger l’entiereté du monde adolescent. Il avait grandi dans un univers tout à fait particulier, même si on mettait Poudlard à part. Cependant, c’était de sa proximité avec de nombreux autres jeunes et un pied-à-terre à Londres qui lui faisaient tirer de telles conclusions, et non pas son expérience personnelle. A quoi bon relever, ou préciser sa pensée ? Alexandra faisait de toute façon preuve d’une mauvaise foi criante, dansant d’un pied sur l’autre en fonction de ses réponses à lui. Il n’aurait parié pour rien au monde avoir entendu une seule réponse honnête sortir de sa bouche. Et venant de sa part, c’était un véritable témoignage de méfiance.

La tentative d’attaque suivante lui arracha un sourire condescendant. Clemens, ainsi que la plupart des autres étudiants, était entièrement convaincu que l’université où ils vivaient était bâtie sur un mystère. Le directeur restait absent et anonyme, tout semblait être fait pour leur plaisir et leur épanouissement, mais seulement quand on grattait derrière les apparences. Trop de petites mésaventures lui mettait déjà la puce à l’oreille quand au danger qui les entourait nuit et jour. Son interlocutrice avait beau essayer de mettre le doigt sur une faiblesse, elle s’avançait sur un terrain qu’elle ne connaissait simplement pas. Sa réponse en était ridicule.

“Le conditionnel est un signe de doute, madame. Aucun d’entre nous ne pense sérieusement que le Comte nous accueille par altruisme. Il en reste que c’est plus facile de s’y installer que de trouver sa place dans un monde étranger, quand on ne s’est pas encore trouvé soi-même.”

Il ne fallait pas se voiler la face. Ses anciens camarades de Poudlard, toute cette promotion répandue dans le monde entier après avoir fini leur scolarité avait accouru à Haveirson dès que la nouvelle était tombée. Il le reconnaissait tous à demi-mots, que cette opportunité n’était rien d’autre qu’une échappatoire pour se laisser à nouveau du temps. Être étudiant, c’était le milieu béni entre l’adolescence et l’âge adulte. Une phase fantastique où on était libre de tout, exigeant de rien, qui n’y accourrait pas ? Clemens chassa rapidement ces pensées qui faisaient renaître l’amertume en lui. Faiblesse que tout cela.

Il se leva, adressant un regard sceptique à Alexandra sans pour autant s’autoriser un sourire. Ses piques ne l’amusaient plus. Il ne pensait pas être particulièrement susceptible; il était habitué aux joutes verbales et il pouvait reconnaître un orateur meilleur que lui. Son interlocutrice du jour, cependant, ne lui avait pas laissé cette impression. Elle n’était ni bonne, ni mauvaise, et si être malmené n’influençait généralement pas son opinion sur les rencontres, il ne comprenait toujours pas quelle névrose elle avait essayé de nourrir en s’en prenant à lui.

“Je préfère ne pas vous êtes redevable. Comme vous l’avez dit vous-même, rien n’est jamais gratuit.”

Il laissa tomber quelques mornilles sur la table, mis son chapeau et salua Alexandra d’un signe de tête. Il se détourna enfin et traversa la salle pour sortir, tout en enfilant son trench.

En entendant la réponse toujours aussi piquante de Clemens, Alexandra ne changea pas d’attitude. Lui aussi cherchait la petite bête et jouait sur les mots. Quelque part, cela l’amusait beaucoup que le jeune homme ne décide d’utiliser ses armes contre elle. On pouvait voir ça de deux manières différentes : soit il essayait de lui prouver que lui aussi pouvait jouer à cela et qu’elle ne lui était en rien supérieure sur ce point; soit il venait tout juste de s’abaisser à son niveau, répliquant avec acidité pour se venger d’avoir été pris pour un con. Ce qu’il était, pourtant.

Elle n’avait rien à répondre cette fois. Ou disons qu’elle acceptait que le jeu touchait à sa fin. Apparemment, Clemens Neubach, du haut de son immense insolence savait très bien les risques qu’il prenait en allant à Haveirson. Pas de problème alors. Va, jeune freluquet, croque la vie et ne te plains si tu t’y casses les dents.

En conclusion, elle lui offrit un dernier test : lui payer ses consommations. La réaction de Clemens fut celle à laquelle Alexandra s’attendait, avec un bonus en sa faveur. Finalement, ses paroles avaient quand même trouvé une oreille, non ? Ou s’était-il contenté de lui renvoyer ses mots à la face, sans réellement prendre le temps d’y réfléchir ? Mystère. Quoi qu’il en soit, Alexandra ne s’y opposa pas : après tout, son propre argument, même dans la bouche de quelqu’un d’autre, était valable.

Avec un petit sourire, elle le regarda quitter le pub. Il était mignon. Si jeune, avec pourtant ce petit quelque chose de celui qui a déjà vécu plusieurs vies. Oui, Alexandra l’aimait bien. Elle s’imagina alors sa vie si elle avait eu un fils comme ça. Elle aurait été tellement plus intéressante, au fond. Même si le pauvre gosse aurait sûrement fini par haïr sa mère. Avec un dernier rictus énigmatique, Alexandra se dit qu’il aurait eu raison.