Un flot de limaces

Le regard perdu dans le vide derrière Harmony, ses paroles s’écoulent avec douceur, plus pour combler le silence et cacher les faibles reniflements de la jeune fille, que pour exprimer un avis véritable. Bien sur, il ne ment pas, il n’exprime que l’écho de ses sentiments, mais il ne s’agit plus d’une conversation. L’échange se trouve à un autre niveau, entre ses bras, de corps à corps. Il sent la faiblesse de sa camarade contre lui et doit résister pour ne pas la serrer plus fort encore, comme pour la protéger de toutes ces attaques du monde extérieures contre lesquelles on ne devrait pas avoir à se battre. Pas à leurs âges.

Si on lui avait dit, à l’heure du petit déjeuner, qu’il finirait son après-midi dans l’infirmerie à étreindre une jeune Serpentarde attaquée par un type qui faisait deux fois sa taille, il aurait éclaté de rire. Non pas qu’il soit invraisemblable de voir Cyril prendre parti pour une inconnue, mais il n’avait pas souvent choisi le camp vert et argent. Une certaine mauvaise foi bouffée de fierté n’y était d’ailleurs pas toujours étrangère. Cependant, ce matin-là, l’injustice avait été trop flagrante pour qu’il se résigne à fermer les yeux sur l’attitude de Baptiste. Le cœur lourd malgré l’étreinte, l’adolescent ne regrette pas d’avoir suivi son instinct. Harmony, au delà des apparences, lui a montré qu’elle mérite ce soutien.

Baissant la tête pour croiser le regard de sa camarade, il s’écarte immédiatement dès qu’il sent sa volonté de se détourner. Un dernier haut-le-cœur la secoue et dévoile une ultime limace, si délicate et fragile sur la masse de ses congénères. Le regard perdu dans cette masse gluante, Cyril ne peut s’empêcher de trouver une certaine ressemblance avec leur propre situation. Séparés, différents, mais prêts à se laisser noyer dans la foule. A perdre son individualité pour se protéger. Sauf là, à l’abri de tous. Un sourire amusé se dessine sur son visage, avant qu’il ne se tourne à nouveau vers Harmony.

“Je ne sais pas… Je suppose qu’il faudrait les garder pour le savoir. J’imagine que Pomfresh doit les coller dans une poubelle en espérant qu’elle ne répande pas trop de bave avant de disparaître. C’est un peu injuste, quelque part. Si vivaces et sans le droit de vivre sa vie…”

Son ton, ouvertement mélancolique, tranchait avec la lueur amusée dans ses yeux et son sourire tout sauf nostalgique. Malgré son amour pour les animaux, le Gryffondor n’a pas une affinité exacerbée pour les insectes. Cependant, l’interrogation de sa camarade le titille assez pour qu’il soit presque prêt à tenter l’expérience. Presque.

“Enfin, quitte à garder des insectes, les musards sont plus intéressants si tu veux mon avis.”

Une moue effarée s’étale soudainement en lieu et place de son expression amusée. A force de ne pas pouvoir écrire à ses parents — ou de ne rien avoir à leur raconter, plutôt — il oublie de plus en plus fréquemment de rendre visite à Zaharia. La chouette n’a certes pas besoin de lui pour vivre, car il a toujours mis un point d’honneur à ne pas la garder en cage et à la laisser évoluer le plus librement possible. Néanmoins, son lien avec l’oiseau ne fait que faiblir depuis la rentrée, tant ses préoccupations le tiennent à l’écart de la volière. Cyril se reprend rapidement, pour ne pas laisser croire à Harmony qu’elle est la cause de cette réaction subite, et il en profite pour l’examiner pendant quelques secondes, comme pour vérifier que le sortilège s’est bel et bien estompé.

“Si tu te sens mieux, je pense que je vais monter à la volière d’ailleurs. Ça fait quelques jours que je n’ai pas trouvé le temps d’aller voir ma chouette.”

Fragile. Petite chose convulsée sur un lit de l’infirmerie. Elle n’avait même plus la force de s’opposer à l’étreinte bienveillante. Elle se sentait vidée. Physiquement, certes. Mais bien plus encore, son crâne était parcouru d’une douleur lancinante. Celle d’avoir trop parlé.
Au comble de cette scène, sa psyché métamorphosée en une masse luisante de limaces. Elle avait tout sorti. Avait-elle vraiment révélé cela à un inconnu ? Parlé à voix haute ?

Dans un élan nécessaire, incontrôlé, elle avait crié sa rage, le déchirement de sa famille qui lui tordait les tripes, tous les soirs. Elle avait parlé de la fuite. Du tabou.
Elle avait bien évidemment parlé de la mort de son père à ses amis. Mais, toujours, elle avait réussi à garder une certaine retenue. Elle avait expliqué sa tristesse, son détachement, sa prise de recul. Elle avait tancé le fatalisme niais de sa fratrie qui ne comprenait pas la grossièreté du crime.

Il n’y avait eu aucune poursuite. Ils avaient conclu à un accident. Un banal incendie dû à la négligence d’un inconnu, de gamins peut-être, qui avaient lancé leur mégot au mauvais endroit. Mais bien sûr.
Harmony, elle, savait. C’était un assassinat odieux.

Encore choquée par ses mots, éreintée, elle s’était laissée aller au geste de Cyril. Etrangement, ses paumes larges, maintenant ses épaules, prodiguaient une chaleur apaisante.
Bien entendu, elle serait très vite embarrassée par la proximité à laquelle elle s’était abandonnée. Elle n’osait pas croiser le regard du jeune homme. De peur d’apparaître par trop piteuse. De réaliser que leur comportement dépassait toute bienséance. Surtout, de paniquer en voyant son visage aussi proche. Elle ne tenait pas à passer pour plus puérile encore, par pruderie.

Heureusement, le dernier hoquet fut un prétexte à desserrer l’étreinte. Elle se détourna vers sa bassine. Et l’examen de cette petite limace l’éloignait déjà de ces sentiments trop oppressants, trop gênants. Elle reprenait déjà une contenance. La remarque du jeune homme la fit sourire. Toujours aussi altruiste et benêt. Tellement prévisible.

- Oui, c’est injuste ! Tu crois.. Tu crois qu’on pourrait les relâcher ? Qu’elles connaissent au moins…

En pleine réflexion, Harmony se reprit.

- Non, c’est idiot, il a neigé. Elles crèveraient de froid. A moins qu’on… A moins de les déposer dans la serre ?
En fait, par curiosité, elle aurait bien aimé en garder une, pour voir. Si les gastéropodes n’étaient pas les bestioles les plus fascinantes, l’expérience de ce matin lui avait au moins ôté le dégoût de leur vue en quantité pareille. Elle attrapa la petite limace et la déposa sur son index.
Elle était vraiment mignonne. Attachée à son observation, elle répondit distraitement à Cyril, un sourire amusé aux lèvres.

- Ah c’est sûr ! Ils sont drôles. Et puis, utiles ! Tu sais qu’on les utilise pour désherber devant la boutique ? Les pavés du Chemin de Traverse sont les plus propres devant notre ménagerie.

Après une pause, elle tourna les yeux vers lui, réalisant qu’il ne devait pas comprendre de quoi elle parlait.

- La ménagerie magique. C’est ma mère qui la tient. On vit juste au-dessus.

Alors, elle put voir sa grimace. Était-il dégoûté par les limaces, à présent ? Ça n’aurait aucun sens. Elle l’interrogea du regard, fronçant les sourcils. Ah, sa chouette ! Voilà un autre sujet qu’elle connaissait bien. Se redressant, elle remit la limace avec les autres et afficha un air assuré.

- Oh oui, je vais déjà mieux. Merci de ton aide, d’ailleurs. Je ne l’oublierai pas.

Harmony avait beau avoir des airs de peste et être d’une arrogance certaine, elle avait des principes. Le premier d’entre eux étant de ne pas négliger un allié potentiel. Si certains ou certaines étaient suffisamment idiots pour la soutenir gratuitement, il ne faisait pas de doute que l’occasion se reproduirait. A condition qu’elle se montre suffisamment reconnaissante.

- Je connais ça ! J’essaie de me balader tous les jours ou tous les deux jours avec la mienne. Quand je sors, je l’emmène avec moi. C’est une chevêche, toute petite et tachetée.

Quand Harmony parlait de Minerva, son visage s’éclairait toujours. Elle n’osait toutefois pas indiquer le nom de sa meilleure compagne, de peur que le Gryffondor n’y voie une moquerie de la directrice de sa maison. Bien au contraire.

La suggestion de Harmony le plonge également dans la réflexion. Même si ses préférences se dirigent naturellement vers les grandes créatures dangereuses — les hippogriffes par exemple — il est une chose cruciale qu’il a appris tant au contact de sa mère, qu’avec Hagrid: une vie est une vie, et même le plus petit des insectes à son rôle à jouer. Les limaces de sa camarade ne sont certes pas des gastéropodes entièrement naturels, mais il paraît évident qu’elles sont tout aussi bien formées que les autres. Elles ne méritent donc pas plus de finir leurs vies asphyxiées dans une poubelle. Les garder dans son dortoir n’est pas une perspective qui lui plaît, et elle ne plairait sans doute pas à ses camarades non plus… A la mention des serres, son regard s’illumine.

“Bien sur ! Il faudrait choisir l’endroit avec précaution, histoire qu’elles ne se retrouvent pas à traîner dans les potions de protection de Chourave… et qu’elles n’abîment pas non plus de plantes rares ou quelque chose comme ça.” Ses yeux se posent sur la toute petite limace que Harmony vient de libérer de la masse de ses consœurs. “A moins qu’on ne les laisse dans la salle prairie ? Elles ne risquent pas de déranger grand monde là-bas.”

Pendant quelques secondes, il se laisse encore prendre dans une sorte de fascination pour la délicate rampante, avant de lever un regard intrigué vers sa camarade. Il ne connaît pas très bien le Chemin de Traverse, puisqu’il ne s’y rend qu’une fois par an pour faire le plein de fournitures scolaires. Il n’est jamais évident de quitter la côte écossaise quand on vit chez une mère obnubilée par toutes sortes de créatures qu’elle ne peut abandonner, et un père dont le métier est bien trop prenant pour lui permettre des excursions familiales. La seule boutique qu’il connaît bien est évidemment la ménagerie magique, mais Harmony ne peut pas y… La précision fait danser une lueur de curiosité dans son regard, alors que l’hilarité disparaît de son expression pour laisser place à l’intérêt.

“C’est vrai ? Tu vis au dessus de la ménagerie magique ? Moi qui me suis toujours dit que notre maison était la moins reposante dans toute la communauté sorcière… Ma mère est chercheuse, elle s’occupe de toutes sortes de créatures aquatiques sur la côte écossaise. Notre salon était toujours rempli d’aquariums ou de marais invoqués pour aider un orphelin ou un blessé à se remettre… J’imagine que tu dois connaître ça aussi.”

Cyril hoche doucement la tête pour accepter les excuses de la Serpentarde. Ce moment passé à la soutenir a complètement changé la vision qu’il avait d’elle, après la dispute. Son côté hautain et irrespectueux a révélé une jeune fille pleine de doutes et de rage, écrasée sous la pression sociale de la maison vert et argent. Pourtant, malgré tous les défauts qu’elle reconnaît elle-même, il ne peut s’empêcher d’être touché par la flamme dans son regard quand elle évoque leur passion commune. Il ne sait quoi penser, se demandant dans quelle mesure sa gentillesse le mène encore à se faire berner par plus manipulateur que lui. Malgré les précieux enseignements de Daphné, les rouages délicats de la société sang-pure et attenants lui sont encore pour la plupart étrangers.

“J’aime beaucoup les chevêches, on les dit très fidèles. La mienne, Zaharia n’est pas très enthousiasmée par les balades. C’est une chouette de l’Oural, très sauvage et fière. Elle aime se faire gâter avec des figues et avoir un spectateur pour démontrer ses talents de chasse. A cette saison, c’est pas évident de satisfaire les désirs de cette grande dame !”

L’adolescent roule des yeux avec humour, soulignant une certaine affection dans la critique de surface à son rapace. Il est très attaché à sa chouette et ne doute pas que, malgré les apparences, elle soit attachée à son humain. Sinon, elle aurait eu de nombreuses possibilités de retourner à l’état sauvage. Cyril semble à présent un peu mal à l’aise, hésitant entre proposer à Harmony d’aller faire un tour pour aérer les plumes de leurs compagnes et la laisser seule afin qu’elle puisse faire le point sur cette désagréable aventure. Ils ont beau avoir partagé une certaine forme d’intimité pendant une heure, cela ne signifie pas qu’ils sont amis. Il a beau en avoir conscience, il ne peut s’empêcher d’en être désolé.

Toute concentrée qu’elle était sur cette dernière petite limace, Harmony avait fini par retrouver son calme et si ce n’étaient ses yeux encore enflés, il était difficile de deviner qu’elle venait de s’effondrer.
Face à toutes les bestioles que ce monde comptait, elle se montrait très curieuse. Les êtres vivants lui étaient fascinants. Alors, ce qui faisait la différence entre une créature animée par magie et une autre bien “naturelle” l’intéressait grandement. Elle aurait bien étudié ces artefacts luisants, jusqu’à leur disparition.
Pour cela, il fallait leur trouver un terrain de jeux adapté. Comme l’herbe du parc… gelé. Ou de la serre. Mais les remarques, non dénuées de bon sens, de Cyril, l’en décourageait. Sa proposition retint toute son attention. Ils étaient déjà au troisième étage, la salle Prairie se trouvait à l’angle du couloir. Ils n’auraient qu’à faire quelques pas pour offrir un semblant de liberté aux bestioles éphémères.
L’idée pouvait paraître mièvre et indigne d’elle - mais c’était ainsi, elle avait pris goût au soin des bébêtes en tout genre.

- Oh, tu as raison ! Ce n’est pas loin en plus… On pourrait les y déposer en quittant l'infirmerie.

Puis le jeune homme suggéra que d’autres gastéropodes étaient bien plus intrigants que ces banales limaces. Comme les Musards, que la mère d’Harmony élevait dans sa boutique. Elle lui expliquait donc où elle vivait, mais n’envisageait pas une telle réaction.
Elle le dévisagea, à la fois choquée et amusée. Profondément surprise. Ils étaient si… semblables. Comment se faisait-il qu’Harmony n’ait jamais su cela de Lucy, et apprenne autant, en une heure, de son grand frère ? Le Gryffondor et elle, qui étaient partis pour ne s’entendre sur aucun point, trouvaient des échos bien étranges dans leur échange.

- Vraiment ? Ce doit être passionnant comme métier ! Enfin, l’humidité dans votre maison ne doit pas être agréable. Tu me diras… Nous, on se fait réveiller par les odeurs de fientes.. L’été, on attend avec impatience les première année, pour qu’ils embarquent les chouettes. Y’a un sacré tintamarre aussi… Mais bon, on s’y fait et puis, quand on est enfant, c’est très amusant !

Sa voix se faisait plus légère - le genre de moment où elle ressemblait enfin à ce qu’elle était censée être, à savoir une jeune adolescente en bonne santé. Quand elle s’ouvrait, en général, ce n’était pas volontaire. Et si, d’ailleurs, quelqu’un lui faisait remarquer sa jovialité, elle se refermerait aussi sec.
Enfin, le sujet des animaux et créatures magiques était un chemin sans ornière et tant qu’ils en parlaient, elle conserverait cet air mutin. D’ailleurs, ainsi, elle ressemblait trait pour trait à sa jumelle - hormis ses cheveux lissés avec soin chaque matin. Mais il valait mieux ne pas le lui indiquer, non plus.

- En effet, elle est très loyale et même amicale. Si je ne vais pas la voir au bout de deux ou trois jours, elle boude. Mais elle n’est pas rancunière !

Elle réfléchit une seconde à la dernière phrase de Cyril. A vrai dire, le froid ne la dérangeait pas trop. Mais se balader seule, pendant que sa chouette chassait, était un peu ennuyeux, c’était vrai. Et à mesure qu’elle sentait la fin de leur discussion pointer, elle ressentait une forme de frustration. Elle avait bien envie d’entendre parler davantage des créatures marines. Depuis son entrée à Serpentard, elle avait passé des dizaines d’heures à scruter le fond du Lac Noir.

- Si tu veux bien, on peut aller les promener ensemble un de ces quatre !

Mince, c’était sorti tout seul. Et certainement avec un air benêt. Un sourire de gamine. Eh bien Harmony, reprends-toi ! Cyril était certes intelligent et d’agréable compagnie, mais rien ne servait d’adopter son air ingénu pour autant.

Cyril acquiesça simplement, il pouvait bien se permettre ce petit détour pendant qu’il se rendait à la volière pour visiter Zaharia. L’expérience — tout emplie de douceur et d’empathie était-elle — serait aussi plutôt intéressante scientifiquement parlant. Même s’il se souvenait vaguement d’un cours de métamorphose où on leur avait enseigné que la magie ne pouvait rien créer de nouveau, et que donc, les créations n’étaient pas éternelles, ils auraient une occasion de découvrir combien de temps les limaces perdureraient. Peut-être auraient-elles même le temps de se reproduire et… Les limaces magicalement crées pouvaient-elles donner naissance à des filles entièrement naturelles ? Il s’abstint néanmoins de poser la question.

Les confidences s’alignaient les unes derrières les autres, jusqu’à ce qu’ils en arrivent à presque décrire leurs intérieurs et les nécessaires défauts qui accompagnaient l’intimité de chaque amoureux de créatures magiques. Une heure plus tôt, il percevait Harmony comme une petite Serpentarde frustrée, elle devait sûrement penser de lui qu’il était encore un de ces Gryffondor qui se mêlaient de ce qui ne le regardaient pas… Et maintenant, ils s’avouaient ces détails qui pouvaient si facilement faire d’eux la risée d’une école. Cyril avait perdu beaucoup de respect de la part des sang-purs quand les premiers avaient appris où ils vivaient et dans quelles conditions. Pour eux, c’était presque comme si la famille Evans avait décidé de renier complètement ses pouvoirs magiques et de vivre comme des moldus. La famille de Harmony disposait probablement d’un statut un peu plus élevé grâce au service public qu’ils rendaient à la communauté magique… Mais nul doute que l’odeur constante de fiente dans leurs intérieurs ne devait pas leur attirer un respect exacerbé.

Pour la première fois depuis de longues semaines, l’adolescent se sentait enfin détendu en présence d’une inconnue. Il ne s’imaginait plus voir Harmony le juger et à défaut de créer une amitié véritable et durable, il espérait tout de même de garder ce lien particulier avec elle. Un peu comme ce qu’il vivait avec Daphné, bien que personne n’en ait jamais rien su… Un sourire illumina son visage alors qu’il reprenait avec enthousiasme.

“Oh, on finit par s’y habituer, et ma mère a découvert des sorts très efficaces pour limiter la propagation de l’humidité. Le problème c’est qu’elle se condense du coup, donc si t’es pas bien réveillé le matin et que tu passes du mauvais côté du canapé, tu peux immédiatement retourner prendre ta douche… Ca m’amusait beaucoup quand j’étais gamin, et toujours un peu matin, je dois bien l’avouer. Je m’imagine assez bien vivre avec des chouettes par contre, outre l’odeur de fiente bien sur ! Les oiseaux me fascinent depuis toujours, il y en a beaucoup sur la côte, mais ma mère ne s’y est jamais vraiment intéressée.”

Cyril retourna se laisser tomber sur le lit, au côté de sa camarade, conquis par sa bonne humeur et son air mutin. Après l’explosion de larmes et de frustration quelques minutes plus tôt, la légereté de la conversation avait commencé par le désarçonner un peu avant qu’il ne se laisse entièrement embarquer sur le joyeux chemin de leur passion commune. Ses yeux brillaient, et il doutait de pouvoir quitter l’infirmerie sous peu, sauf si une aide extérieure ne venait se mêler de leur tête à tête. Or, Pomfresh semblait bien trop accaparée par ses devoirs administratifs pour s’occuper d’eux.

Harmony parlait à présent de sa chouette, tandis que lui ne pouvait s’empêcher de jouer avec l’idée d’une promenade commune. Il l’enviait un peu d’avoir un rapace si loyal et amical, alors que la sienne, malgré toute l’affection qu’il lui portait, gardait toujours cette volonté d’indépendance. Durant les premières semaines, l’adolescent avait pris un énorme plaisir à regarder Zaharia chasser, pouvant rester assis plusieurs heures à faire des croquis et à observer sa technique. A présent qu’il la connaissait bien, il aurait voulu pouvoir tester de nouvelles choses, faire des promenades différentes, mais l’oiseau n’avait jamais semblé être de cet avis. La mélancolie menaçait à nouveau, tant que la proposition de sa camarade le fit sursauter.

“C’est une bonne idée, oui ! D’ailleurs, elle s’appelle comment ta chouette ?”

Entièrement tourné vers la jeune fille, son sourire disait tout de sa sincérité et de son enthousiasme.

Les animaux. Un sujet banal, de circonstances, sur lequel Harmony avait choisi de se concentrer pour éloigner d’elle toutes les émotions parasites. Elle n’aurait pu s’imaginer où ses remarques anodines les avaient menés. Sans véritablement s’en rendre compte, elle avait raconté, étalé comme de la pâte de citrouille, des détails de sa vie familiale. De sa maison d’enfance. Elle en avait parlé avec une voix joyeuse, sans trop de nostalgie - après, elle passait toujours les vacances d’été chez sa mère, ce n’était donc pas réellement un souvenir oublié ; elle s’occupait toujours de la boutique à l’approche de la rentrée.
Pendant trois semaines, c’était une folie quotidienne. C’était bien le seul moment où elle pouvait supporter la présence de son frère. C’était lui qui aidait les parents des apprentis sorciers à embarquer la cage du Grand Duc qu’ils avaient offert à leur bambin adoré pour sa lettre d’acceptation à Poudlard.

Et voilà qu’elle se retrouvait à discuter parfums d’ambiance avec Cyril. Ah, moisissures ? Nous, c’est fiente. Une discussion aux abords fascinants dont tout l’intérêt se trouvait dans la forme, dans l’opportunité et le contexte. Si Harmony avait eu conscience de toutes ses paroles, si une oreille indiscrète avait pu l’entendre, jamais elle ne se serait permis cette liberté. Elle n’avait osé laisser tomber les barrières uniquement car elle savait que Cyril était dans la même situation qu’elle - peut-être même plus compliquée, vue son ascendance pure; sa mère avait eu du courage de choisir ce métier ! Qui d’ailleurs semblait tout à fait passionnant.

- Wow ! Elle a pensé à déposer un brevet de sorcellerie au ministère ou faire un partenariat avec Sorcière Hebdo ? Si ça fonctionne contre une humidité marine, beaucoup seraient intéressés, je pense.

Ses yeux s’illuminaient et, si une forme de naïveté se lisait sur ses traits, dans ses pupilles chatoyait la lueur de l’ambition. Construire une petite fortune certes, mais plus que l’argent, c’était une réputation qu’Harmony rêvait de bâtir. Que son nom soit connu, qu’il soit un gage de respect.
Evidemment, elle se projetait dans la situation de Mme Evans et s’imaginait à sa place, donc. D’ailleurs, cela pouvait même être utile dans ses recherches, d’avoir quelques Gallions en plus dans sa bourse.

- Oui, j’aime beaucoup les chouettes et les hiboux. Ce sont des animaux très intéressants. Mais, tu vois, on fait beaucoup d’animaux de compagnie - que ça, en fait. Certains sont particuliers, mais dans l’ensemble, ce sont des bébêtes ordinaires pour le sorcier moyen. Ta maman doit voir des créatures incroyables !

L’idée avait éveillé la curiosité d’Harmony. Le sujet semblait passionnant, et elle avait toujours été fascinée par les abîmes et leur population. Mais bon, cela ne devait pas pourvoir à une situation particulièrement enviable au sein de la communauté sorcière.
Enfin, elle avait encore le temps de considérer ces questions.

Aussi, comme ils bavardaient au sujet des rapaces nocturnes, Harmony proposait à Cyril d’aller promener leurs compagnes ailées ensemble. Elle avait eu un tel air niais. Elle se sentit un peu idiote et son exaltation se calma aussitôt.
Elle fut rassurée de voir que Cyril n’y avait vu que du feu et acceptait sa proposition. En même temps, l’air qu’Harmony avait adopté ne devait pas être bien étranger au garçon. S’il y avait bien des remarques à faire sur le Gryffondor, la fille aux yeux pâles appréciait sa conversation et ne voyait pas d’embûche à une relation amicale entre eux. Toutefois, bien entendu, elle ne le crierait pas sur les toits.
Puis Cyril surprit l’adolescente par sa dernière question. Un peu gênée, Harmony jeta un coup d’oeil derrière elle. Elle craignait de passer pour une idiote.

- Elle s’appelle… Minerva. Pour… la déesse romaine de la justice.

Et comme la professeure McGonagall. Une vraie femme forte, puissante et intelligente. Qui avait le malheur d’avoir à tenir les rangs de la maison Gryffondor. Encore une chose qu’Harmony n’avouerait pas - son admiration pour la professeure de métamorphose.

La question de Harmony le fait éclater de rire. Si seulement elle savait qui était Madame Evans, une telle question ne lui serait jamais venue à l’esprit ! L’hilarité lui demande quelques secondes pour reprendre son souffle et pouvoir répondre. Cette courte pause est l’opportunité parfaite pour replonger un instant dans quelques souvenirs. Charlotte Diana Ballard. Un nom bien noble, voire même carrément ronfleur, pour une jeune femme qui de son propre avis, le porte si mal. Malgré toute son éducation aristocrate, sa mère a toujours préféré avoir les mains dans la boue et le sable. Depuis son adolescence, elle a l’habitude de veiller les créatures blessées pendant toute la nuit, avant d’apparaître en société avec des cernes effrayantes. Néanmoins, cela ne l’a jamais empêchée de savoir faire jouer les apparences et de bouleverser les codes avec ses manières parfaites.

Tout cela, elle l’a entièrement laissé tomber dans sa propre demeure. Enfants, Cyril et Lucy passaient leurs après-midi à courir dans les dunes et à se battre avec des algues. Il n’était pas question de mesure ou de retenue, tant que l’on ne se blessait pas, ou que l’on ne détruisait pas un habitat naturel précieux. Le plus grand respect que Charlotte a enseigné à ses enfants, c’est celui de la nature et de leur environnement. Avec le temps, le jeune garçon a appris — pour le plus grand plaisir de sa mère — à ne plus simplement le respecter, mais à le chérir. A l’inverse de sa jeune sœur que l’apparat Serpentard a fasciné dès le premier jour.

— Pardon, je… Enfin, si tu pouvais rencontrer ma mère, tu comprendrais à quel point c’est ridicule. Il ne lui viendrait même jamais à l’idée de lire Sorcière Hebdo, elle est bien trop occupée pour ça. C’est une femme pratique et de bon sens. Je crois qu’elle partagerait très volontiers ses astuces si quelqu’un s’y intéresserait, mais jamais elle ne les vendrait.

Il sourit, encore un peu hilare et aussi pour se faire excuser de son fou-rire, auquel Harmony ne s’était probablement pas attendue. Les animaux hébergés par la famille Evans sont pour le moins exotiques, mais aussi et surtout sauvage. Il n’y en a pas beaucoup que Cyril a eu le droit de manipuler avec sa mère, encore moins dont il a le droit de s’occuper seul. Paradoxalement, la perspective de faire les soins journaliers sur un énorme panel d’animaux domestiques lui paraît ainsi plutôt enviable.

— Tu sais, on n’en héberge que quand ils sont blessés ou qu’ils ont besoin d’aide. Ils sont et doivent rester sauvages, alors on les observe le plus souvent en extérieur. C’est fascinant, mais parfois un peu frustrant de toujours devoir garder la distance. Alors même si j’adore m’asseoir et les dessiner pendant des heures, m’occuper de tout un tas d’animaux normaux, ça me paraît bien aussi…

Il hausse les épaules avec une sorte de dépit un peu trop visible pour être entièrement sérieux.

— On veut toujours ce qu’on n’a pas, je suppose.

La proposition de se balader ensemble en compagnie de leur chouette a imprimé un soulagement durable chez lui, bien qu’il essaie de ne pas trop le montrer. Le Gryffondor a craint un instant que sa camarade ne lui trouve qu’un intérêt pratique et immédiat, sans particulièrement chercher à se lier à lui. Ce n’est certes pas son but en tant que tel, mais à présent qu’ils se sont découverts autant de points communs… Il aurait été déçu de jouer la complète indifférence. Rassuré sur les intentions de Harmony, demander le nom de la chouette lui avait paru naturel.

Il ouvre de grands yeux en entendant la réponse, passablement intrigué par la gêne qui s’étend sur le visage de l’adolescente. Et par sa justification, à laquelle il ne peut pas relier grand chose. Cyril a beau avoir entendu parler des dieux et des religions, ça et là lors de conversations, ces concepts n’ont jamais vraiment fait sens pour lui, et il ne s’y est pas vraiment interessé.

— La déesse de…
— Mais que faites vous encore là, vous deux !

Trop impliqués dans leur discussion, aucun des deux élèves n’a remarqué la sortie de madame Pomfresh. Plantée devant la porte de son bureau, les poings sur les hanches et la mine sévère, l’infirmière leur indique la sortie d’un mouvement de la main agacé.

— A moins que vous en crachiez encore des limaces mademoiselle, votre place n’est plus sur ce lit ! Vous m’avez mis de la bave partout, en plus, il va encore falloir que je change les draps… Allez, ouste, et ça vaut aussi pour vous, Evans !

D’un mouvement réflexe, Cyril se saisit de la bassine de limace et tente de la cacher entre Harmony et lui, alors qu’ils se dirigent d’un pas hâtif vers la porte. Malgré l’interruption, il n’a pas oublié leur plan, et à force, il doit avouer que sa curiosité a bien eu le temps de grandir quant au mode de survie de leurs invitées indésirables.

Le rire, franc, éclatant, ne prévint pas. Et, sous le choc, Harmony ne montrait plus que de l’incompréhension. Ce qu’elle avait dit n’était pourtant pas idiot. C’était même tout à fait sensé. Il n’y avait absolument rien de drôle. Posant ses mains sur ses genoux, au bord du lit, la jeune fille attendait que Cyril se reprenne. Et qu’il lui explique, surtout. Parce que, là, ça commençait doucement à ressembler à une moquerie. Et s’il se moquait d’elle, alors qu’elle venait de lui parler plus ouvertement qu’à la majorité de ses connaissances, il faisait une grave erreur.
Vexer Harmony Sharen, c’était une expérience qu’il ne voulait pas faire.

Alors elle l’observait avec un sourire neutre, un regard dénué de toute expression. Et finalement, il voulut bien lui indiquer la cause de son hilarité. Et bon, ça ne plut pas tellement à l’adolescente. D’un ton détaché, articulant clairement, la langue claquant à la fin de phrase, elle répondit :
- Je me doute qu’elle ne lit pas ce torchon. Loin de moi cette idée. Mais, déposer un brevet pourrait lui assurer un revenu supplémentaire pour financer le soin aux créatures qu’elle recueille, de nouveaux instruments d’études.

Avec un grand sourire où se lisait la condescendance, elle ajouta :

- Un investissement, en somme.

Enfin, elle ne comptait pas en débattre et adopta une attitude plus détendue pour parler de ses animaux de prédilection. Et préciser qu’elle l’enviait de côtoyer des créatures aussi impressionnantes et exotiques. Ce à quoi il nuança. La tâche avait quelque chose de frustrant, de par la distance nécessaire avec les animaux. Il fallait les laisser sauvages.
Un sentiment qui trouva un écho tout particulier dans le coeur troublé de la pâle adolescente. Oh oui, elle comprenait ce que cela avait de décevant de ne pas pouvoir domestiquer, avoir sous sa coupe, ces créatures. Elle l’entendait parfaitement. Et une lueur indécise dans le vert d’eau de ses yeux le signalait.
Elle ne perçut pas le surjeu de son dépit et à sa dernière phrase, un mouvement à la commissure de ses lèvres, le plissement de ses grandes opalines furent le bruissement de l’élancement qui l’agitait, à l’intérieur. En effet, on veut ce que l’on a pas. Mais surtout, on ne doit pas abandonner l’idée, d’un jour, l’acquérir.

Cette pensée était, à l’évidence, purement pragmatique.

Et plongée dans ses pensées, absente, elle ne réagit pas tout de suite à sa question. Question plutôt gênante, d’ailleurs. Le nom de sa chouette ? Eh bien, pile celui de la directrice des Gryffondors, dans le mille Emile ! Pour une Serpentarde aussi chauvine qu’elle, cela posait quelques problèmes. Aussi, elle tenta vainement de le justifier. Quand bien même, ce n’était pas faux, elle avait bien pensé au départ à la déesse romaine de la justice.

De toute manière, leur discussion fut coupée nette par l’arrivée en trombe et en fracas de Mme Pomfresh. L’infirmière les somma de quitter les lieux, les effets du maléfice s’étant dissipés. Harmony se sentait certes encore vaseuse, mais le déjeuner lui ferait du bien.

Elle eut un sourire amusé en voyant Cyril subrepticement emmener la bassine pleine de limaces. Après un salut et un bref remerciement à Pom Pom, elle emboîta son pas et le suivit jusqu’à la salle prairie. Elle regrettait de ne jamais y avoir eu cours.