Idées Croisées - exposition d'objets magiques farfelus [libre]

Un panneau de trottoir ambulant, dont les petites pattes en bois usées le guidaient tel un chien à travers le Chemin de Traverse, indiquait aux passants l'existence d'une exposition temporaire ayant lieu en ce moment même dans une galerie d'art aménagée à cet effet.
Le message tracé à la craie blanche invitait qui le souhaitait à se rendre au numéro 34, pour y assister à un étalage d'idées créatives mises en forme rassemblées sous le sobre nom d'Idées Croisées.

Aux chalands suffisamment aventureux pour se rendre à l'exposition s'offrait la façade d'un bâtiment d'allure anodine, ses volets bruns ouverts sur des fenêtres au travers desquelles se dessinaient les silhouettes colorées qui occupaient les lieux.
À l'intérieur, le visiteur découvrait la réalité d'une exposition bruyante où les éclats de rires rebondissaient contre quelques clameurs effrayées, où des fumées colorées s'élevaient subitement dans les airs et y créaient des chimères tandis que la foule s'écartait pour laisser passer une étoile filante qui, essoufflée, adoptait en fin de course les traits d'une femme de lumière avant de s'évaporer en poussière.

Passé cet accueil intense, se révélait une salle étonnamment grande au plafond de laquelle flottaient quelques candélabres dont l'intensité des flammes avaient été magiquement amplifiée. Les murs blancs accueillaient des affiches aux écritures tape-à-l’œil, leurs couleurs criardes mettant en valeur des noms aussi obscurs qu'innovants. Le Cube à Rembobinage. L'Humorimètre, dit Juge Compte-Dents. L'Anti-Bougie. L'Ephémériste. Les termes rivalisaient d'hermétisme, éveillant la curiosité et contraignant les visiteurs à s'approcher plus près des différents stands où les inventeurs étaient en mesure d'apporter des réponses à leurs interrogations. Des tables recouvertes de tissus avaient été disposées afin d'accueillir les exposants et leurs créations, essaimées avec un espace suffisant pour laisser couler avec aisance le flot des sorciers venus découvrir la nature de cet évènement.

Au sein de cette foule mouvante et curieuse évoluait la silhouette de l'Anglais, dont le regard couleur d'orage s'attardait sur les différentes découvertes faites par ses confrères. Un gilet anthracite enserrait la chemise bordeaux qui l'habillait, et se faisait l'écrin d'une cravate d'un bleu très sombre, le tout surmontant un pantalon droit couleur charbon et des chaussures de ville cirées ; seule excentricité, il avait fait l'impasse sur la veste. Sa démarche était d'une lenteur calculée, et les discrets hochements de tête qu'il dispensait à ceux dont les visages lui étaient familiers trahissaient un certain degré d'éducation, sinon une courtoisie peut-être excessive.
De temps en temps, intrigué par un crachotement inhabituel ou l'étonnant reflet d'une invention inédite, Isceliot orientait ses pas jusqu'à une table et y examinait l'objet de sa curiosité, interrogeant son propriétaire avec un sourire et un intérêt sincères. Sa dernière halte l'avaient amené auprès d'un assortiment de colliers colorés dont le créateur lui expliquait les caractéristiques.

« Ce modèle-ci, par exemple, y comprend que la pièce principale. Question de quantité, vous voyez. Plus y a de tissu, plus ça prend de la place et c'est compliqué après.
- Je constate que la couleur et la forme diffèrent pour certains modèles uniquement, est-ce seulement pour un motif esthétique ou doit-on y voir une contrainte de création?
-  Haha, bien vu bonhomme. En fait la pierre prend la couleur de ce qu'elle contient. Plus ou moins. Là par exemple c'est une robe rouge, alors c'est devenu... ben rouge. Au début on voulait faire que la couleur et la forme soient au goût du client, mais voilà, y a que la pierre ben elle s'imbibe en quelque sorte. » Isceliot étudia les autres bijoux posés avec précaution sur de petits coussins.
« Cela a le mérite d'indiquer de prime abord l'aspect du contenu. Ce n'est peut-être pas si mal ?
- Voilà. Vu comme ça, c'est vrai que c'est pas plus con.
- Comment dites-vous que cet objet s'appelle ?
- Une Pierre-à-porter ! » lui apprit le sorcier en s’enorgueillissant du jeu de mots, ce qui arracha un rire grave à l'Anglais. Il peinait lui-même énormément à nommer ses créations, et enviait à cet homme un nom aussi simple et éloquent.

Tandis que son interlocuteur s'intéressait à un nouveau venu à son stand, délaissant le Sang-Pur, ce dernier se tourna à demi et tâta les lieux du regard, sans trop savoir ce qu'il escomptait apercevoir.

Aucune de mes fantaisies ne m’avaient jamais menée à imaginer l’existence d’un monde parallèle, au cœur même de Londres. Les histoires fantastiques regorgent pourtant de lieux cachés aux yeux des profanes, et dont la magnificence ne se dévoile qu’aux élus. Pourtant, ils sont rarement dépeints dans le cœur des grandes villes, là où une routine trépidante rend caduque toute considération vaguement onirique. Même pour une utopiste telle que moi, la découverte du Chemin de Traverse avait été un bouleversement profond, remettant en cause toutes mes convictions, même les plus cartésiennes. Qu’avais-je donc manqué d’autre, si j’avais pu être aussi aveugle au monde sorcier, si proche que j’aurais pu le toucher du doigt ?

Je n’ai guère l’occasion de m’y rendre cependant, mais mon recrutement à Haveirson m’a semblé être une opportunité toute désignée. Mes recherches sur le monde magique ont été en sept mois si nombreuses qu’elles s’apparentent presque à de la boulimie, mais je ne sais toujours rien de leurs programmes scolaires, outre quelques détails un peu vagues sur leurs choix de matières. Alors j’ai décidé de faire le tour des libraires afin de me procurer leurs manuels scolaires concernant l’étude des moldus. Non seulement, j’étais diablement curieuse de les lire, mais en plus, ils me semblaient être une base essentielle pour la construction de mon planning de cours. Délaissant Elessar à l’appartement pour une heure, je m’emparai d’une sacoche en bandoulière avec la ferme intention de ne rentrer que lorsqu’elle serait pleine.

Deux heures plus tard, mon épaule gauche est lourde de grimoire, la droite, de culpabilité. Je ne comptais pas rester si longtemps dans l’artère commerçante, mais ses vitrines si animées et si colorées me fascinent. Je dois me faire remarquer, l’air aussi juvénile, les yeux brillants, comme si ce spectacle était le plus exquis que j’aie contemplé de toute ma vie. Si fascinée, d’ailleurs, que je réalise seulement l’existence d’un drôle de panneau au moment où je le percute de plein fouet. Sans se laisser désarçonner, l’étrange annonceur me contourne et reprend sa route de guingois afin de répandre son message au vu d’yeux plus attentifs. Le rattrapant rapidement, je contemple sa publicité avec une curiosité renouvelée, avant de me mettre en route vers l’adresse indiquée, tout en fouillant mon sac plein à craquer pour en extirper un carnet et mon stylo.

La façade de l’exposition me rappelle étrangement les téléfilms de Noël. Son animation et ses couleurs éveillent en moi une joie enfantine, et je me dépêche de me mêler à la foule dense. Rires et exclamations de surprise résonnent de-ci, de-là aux quatre coins de la pièce, diffus parmi les fumées de couleur dont je peine à identifier l’origine. Pour une fois, je m’intéresse plus aux réalisations des hommes qu’à leurs actions véritables, et griffonne sur mon carnet quelques abréviations et notes sibyllines pour un œil autre que le mien. La plupart de ces inventions me sont inconnues, et malgré ma curiosité, j’hésite à réclamer de plus amples informations. Depuis la levée du Secret, j’ai suivi de près l’évolution des relations entre nos deux communautés, et elles n’ont été que trop rarement amicales.

Je me laisse alors bercer par la foule, allant là où elle me guide, m’en détachant parfois pour observer, quoiqu’un peu en retrait, une création qui me paraît mériter de plus amples notes. Ainsi, lorsque mon regard tombe sur un étalage de bijoux terriblement passés de mode, je me glisse hors du flot pour m’approcher de la table, les yeux rivés sur ces pierres chatoyantes.

— Oh, veuillez m’excuser. Je suis heuu… victime de mon enthousiasme.

Une fois n’est pas coutume, je me fais prendre de court par mon but, devenant hermétique à mon entourage. Je lève donc un visage peiné vers ma victime du jour, un homme à la mise à la fois sévère et avenante. Son costume m’apparaît comme l’exact opposé de mon jeans simple, surmonté d’un pull crème et d’une veste en cuir marron. Il faut dire que je fais tâche dans l’assistance, bien que cela n’ait encore été relevé par personne. L’avantage d’évoluer dans un public de passionnés, je suppose.

— Je ne suis pas du milieu et c’est bien le premier objet dont je comprends l’utilité de prime abord. Étrangement, ça a attiré ma curiosité, car je m’attends forcément à…

Je laisse ma phrase en suspens et me détourne. J’ai toujours eu cette mauvaise habitude de vouloir partager mes motivations avec le premier venu, alors que la plupart du temps, ils n’en ont cure.