Fabula Aeterna | Novenka S. Cieslak & Quinlan Fitzsimmons

Le 2 Mars 1997, 2h30 du matin.

Ses iris céruléennes s’étaient portées au loin, inspectant avec une vigilance toute particulière les alentours immédiats de leur position. L’oppression suintante des murs s’en était allée progressivement au fil des secondes ; débitant ses flots de noirceurs dans la fraîcheur agitée de la nuit ; à travers les éclats irréguliers de la foudre tempétueuse.

Maintenant qu’il tenait la gracile Abraxan entre ses bras assurés, le jeune homme s’autorisa à respirer plus sereinement. Les battements erratiques de son cœur s’étaient laissés amadouer par cette présence ingénue, dont les traits encore inconnus quelques heures auparavant semblaient vouloir s’incruster dans les fibres craintives de sa mémoire. Une approche déconcertante, à laquelle il ne s’attendait définitivement pas en ce lieu et en ce jour ; surtout en tenant compte des langueurs doucereuses qui frôlaient tantôt son âme de crocs incisifs.

Pourtant, leur soudaine contiguïté s’échinait à prendre racine dans des événements troublants et audacieux ; sous le grondement moribond d’un orage plein de heurts et de bourrasques imposantes. Des faits qui se tissaient les uns aux autres face à des tourments évoluant à la croisée des mondes, tantôt dans les ténèbres tantôt dans la lumière. Sans jamais vraiment s’en tenir à un seul pan ni à une seule danse.

Lui, ordinairement ancré dans une nonchalance guindée et protectrice – une armature autrefois difficile à franchir – cédait au moindre chant entonné à son attention : d’autant plus quand ce dernier s’imprégnait de la voix d’une créature divinement innocente. Celle qui parvenait à triompher de ses barrières par des suppliques insupportables. Des requêtes murmurées du bout des lèvres. Des sollicitations éthérées, semblables aux séquences fantomatiques qu’ils avaient affronté au sein du corridor.

Les mots de sa camarade s’étaient révélés être des prières. Gorgées de larmes amères et de perles carmins. Et, face à cela, l’empathie de Rowan ne pouvait que se montrer compatissante ; piquée au vif ; embrumée par le besoin viscéral de l’extirper de la discorde apocalyptique d’une punition potentiellement volontaire. Ou complètement fortuite. Le doute subsistait sur la réalité de ce qu’ils venaient de vivre.

Tout du moins, sans les lignes rougeâtres qui courraient sur la peau pâle et ébranlée de Novenka, ils auraient eu l’opportunité de s’en défier.

En quelques mouvements incertains, ils se dirigèrent vers l’artère principale du bâtiment. Chaque pas esquissé, chancelant et assurément souffreteux, le faisait s’agacer intérieurement : il ne pouvait s’empêcher de maudire son manque de réaction et la faiblesse criante de sa compagne. Alors, lorsqu’elle se tourna vers lui pour se dérober aux influences de la pesanteur, le jeune aristocrate s’efforça de l’accompagner dans son souhait.

Ses doigts vinrent appuyer les contours de ce corps meurtri, confiants dans leur emprise et la nécessité impérieuse qu’il devait la conduire chez messire Fitzimmons. « En effet. » L’ombre d’un sourire s’était brièvement glissée sur ses lèvres ; une tentative affable de lui conférer un peu de sa force. De son endurance toujours un brin guindée. Apte à contrer les frayeurs d’une discorde nocturne autant que les frondes aliénées de leur monde en perdition.

Petit à petit, ses iris se désintéressèrent du chemin – désormais, il le reconnaissait avec une aisance coupable – pour s’intéresser aux traits de la candide demoiselle fermement tenue contre lui. Les phases alternées de conscience et d’absence piquaient son échine d’une inquiétude impitoyable, au point de le brusquer dans son déplacement. « Reste avec moi, Novenka. Je t’en prie. » Rowan abandonna la lenteur coutumière de son pas, avisant préférable de se montrer véloce. Félin. Une démarche avisée, agile et impérieuse. Transperçant les ombres délavées sous l’éclat des bougies de l’aile Ouest ; jusqu’à parvenir aux dédales de la tour céleste. Sans s’offrir le loisir de perdre une seule seconde, il gagna la porte des appartements de son aîné.

S’il s’égayait à jouer avec le temps, sable gracieux et manipulable, il savait aussi à quel point ce dernier était d’une félonie avérée.

Tout en tenant le corps de sa camarade, le Sinistros parvint à frapper plusieurs coups fébriles contre le bois certainement cerclé de sortilèges protecteurs. « Quinlan, j’ai besoin de ton aide. » Il ne tremblait pas, ni dans ses mots ni dans sa constance. Osant même quérir l’aide du médicomage avec une voix suffisante à troubler la quiétude du couloir. Toutefois, une pointe alarmée commençait à déchirer les tréfonds de son assurance maniérée. « S’il te plaît. »

Ce mois de mars ne commence pas si mal que ça. Oh, c’est toujours le bordel à l’extérieur des murs d’Haveirson, et l’effervescence du château est presque palpable à l’idée d’un banquet organisé par le Comte lui-même, mais à un niveau personnel, je me sens beaucoup mieux. Plusieurs chapitres problématiques de ma vie viennent de se dénouer, d’un coup, littéralement par magie. Retrouver mes sensations tactiles, pleines et entières, avec ce qu’elles comportent de négatif, a été un véritable soulagement pour moi. Tout comme cette histoire de lettre, bien qu’elle soit encore à suivre. Je dois avouer que je n’ai pas encore eu le courage de faire ma demande à Clemens. Un jour.

Je rentre d’une soirée plutôt agréable à manger des fraises et à jouer aux cartes avec deux étudiants. Une soirée toute simple, sans excès, juste à discuter et à se détendre en foutant bien des barrières qu’on pouvait s’imposer. Je souris en repensant à ses mots. Me mêler à la foule estudiantine…? Oui, cela semblait être une de mes nombreuses tendances. Mais je ne le regrette pas. Pas mon genre.

Je laisse échapper un bâillement en faisant un petit signe au Docteur. Cette patate est en train de dormir dans le canapé, comme à son habitude. Je me demande parfois s’il ne s’ennuie pas à ne rien faire à ce point-là. Bon, je ne m’attarde pas trop là-dessus non plus parce que j’ai surtout hâte de rejoindre mon lit. J’abandonne mes fringues devant l’armoire dont le miroir est toujours obstrué, et je me vautre dans mes draps sans autre forme de procès. Clemens est absent, et s’il désire venir, il sait où me trouver.

J’ai l’impression de n’avoir dormi que dix minutes quand j’entends quelqu’un frapper à la porte. Étrange. Clemens ne frappe pas, il n’en a pas besoin, pas plus que Neal. Je me réveille d’un seul coup, jaillissant de mon lit comme un diable hors de sa boîte. J’ai tout juste le réflexe de passer une robe d’intérieur et de la fermer avant d’ouvrir la porte. Heureusement, j’ai pris celle de couleur aubergine, en velours, et pas celle en mousseline transparente noire. Ç’aurait été bizarre sinon.

Parce derrière la porte je découvre Rowan et... Novenka. Je me souviens avoir passé des soirées bien arrosées avec elle et de la voir en compagnie de Rowan me plonge dans un curieux mais heureusement fugace sentiment de malaise. Comme si deux mondes parallèles s'étaient soudain télescopés. J’ignore quelle heure il est malgré la lune qui flitre à travers les fenêtres de mon salon, et pourquoi ils sont tous les deux dans les couloirs en pleine nuit mais ce que je sais, c’est qu’ils ne sont pas là par hasard. Nova est blessée et c’est bien pour ça que Rowan me l’a apportée.

— Entrez !

Je m’écarte de la porte pour les laisser passer, avant d’aider Rowan à venir poser sa compagne sur la table de la salle à manger que je débarrasse d’un grand revers de main. Tant pis si les livres doivent tomber sur le sol : ils survivront. Essayant de capter le regard de Novenka, je passe une main dans ses cheveux en tentant de la rassurer. Elle est entre de bonnes mains.

— Ça va aller… Que s’est-il passé ?

Je me suis tourné vers Rowan, tout en tournant autour de la table pour récupérer ma baguette, restée sur la commode non loin. Un coup d’œil à l’étudiante me donne les informations les plus évidentes — un bout de verre planté dans la cuisse, c’est diablement évident — mais il y a peut-être quelque chose d’autre que je dois savoir. En attendant, je constate qu’ils ont eu le bon réflexe de laisser le corps étranger dans la plaie. Lançant un premier sort pour contenir la future hémorragie, je m’adresse à Rowan comme je le ferais à un infirmier :

— Dans la salle de bains, il y a un placard avec des potions et des onguents : tu peux m’amener le baume des songes ?

C’est un anti-douleur assez connu, que Rowan devrait reconnaître d’un simple coup d’œil. J’attends qu’il me le ramène avant de procéder à la suite. Il faut bien le retirer à un moment ou à un autre, ce bout de verre. Et ça ne va pas faire du bien.

19/12/2015

La complexité du moment était sûrement dû à la douleur massacrante qui résonnait dans tout son corps déjà meurtri et las de tant d'épreuves. La laissant consciente mais sans force dans les bras brûlants et protecteurs de son compagnon du soir. Éprise d'un sentiment semblable à des liens poisseux qui la recouvrent de légères blessures, léchant son âme en proie à une volonté propre à un repos éternel. Chuchotant près d'elle qu'il fallait s'endormir, laisser la douleur s'évanouir en même temps que son souffle.
Mais la voix inquiète et séraphique de Rowan encouragea la jeune femme à reprendre le peu de force qu'elle avait encore en elle. La cadence accéléra, le pas régulier se fit plus fort, plus pressé. Tout en supportant la résonance dans sa cuisse, Novenka resta les yeux fermés, laissant paresseusement ses larmes rouler le long de ses joues.
Quelle triste d'ironie de sentir, tout du moins, son cœur apaisé quand il cognait si près de celui qui la tenait dans ses bras avec la ferme attention de ne jamais la laisser tomber dans un abîme obscure des fils poisseux qui n'attendaient qu'elle, les bras levés vers son esprit presque éteint. Elle ignora leur appel, se concentrant sur les mots de Rowan quand il frappa à la porte. Le bruit sur le bois grinçait dans sa tête, tout comme tous les maux qui l'accablaient sans s'en aller la tourmentaient. Que cela cesse, pensa-t-elle à de nombreuses reprises.

Son accroche autour du cou de son compagnon se faisait moins fort, la fermeté et ses dernières forces la quittèrent en même temps que les minutes s'écoulaient. La supplique de Rowan fit légèrement entrouvrir ses yeux, elle pencha la tête vers la porte toujours close. Avec un effort quasi surhumain, elle ne ferma pas les yeux ; et en soi, cet effort fut récompensé par l'apparition de Quinlan en robe d'intérieur prune. Elle arriva à sourire, léger mais toujours aussi bienveillant. Néanmoins la voix urgente et plus forte que prévue du médicomage arracha une grimace à la jeune abraxan qui plissa des yeux avant de poser son front contre l'épaule de Rowan comme pour s'enlever cette affreuse douleur qui sévissait dans sa petite caboche.
Elle se laissa transporter sans complainte, comme une bonne patiente malgré tout comme une petite fille, elle resta fermement accroché au col de Rowan. Regrettant presque avec amertume de quitter le confort de ses bras pour trouver le froid mordant de la table à manger.

Elle posa la tête contre le bois fixant le plafond, se rendant compte de vagues silhouettes qui tournaient autour d'elle, qui l'analysaient. Une compression sur sa cuisse arracha de nouvelles larmes silencieuses et un léger sursaut de la jambe. Elle allait subir une douleur bien plus violente encore que de l'avoir reçu dans la jambe... Un instant, elle aurait mal, elle crierait sans doute pour apitoyer davantage sa douleur.
La voix de Quinlan sonnait comme s'il parlait dans une casserole, le bruit étouffé d'une voix pourtant si familière. Mais ce qui la brusqua un instant c'était Rowan qui allait s'éloigner d'elle. Elle tendit la main dans sa direction, bien qu'elle vit flou. Et d'une voix pâteuse, faible ; dans un demi-murmure, elle dit :

« Non... Ne m'abandonne pas... Tu... as promis... »

Elle laissa retomber sa main sur la table en bois et se remit à fixer le plafond avec une nouvelle douleur à la poitrine. Elle posa son regard sur le visage flou de Quinlan. Elle sourit et murmura.

« Il reviendra, hein ? ... C'est joli... le prune. »

Elle ferma doucement les yeux et avec un énième soupire son corps se détendit, prise d'une subite envie de s'évanouir. Elle laissa l'écran noir la submerger pour s'enfuir loin des douleurs, s'endormir pour se réveiller en forme, loin de ce cauchemar. Loin de ces instants pénibles à vivre, bien que la compagnie n'était pas à déplorer, le contexte était à pleurer.
Les fils poisseux et patients récupéraient doucement le corps de la jeune femme qui se laissaient bercer par les chuchotements de ses douleurs qui lui sommaient de s'endormir en poussant un dernier souffle. Ses paupières papillonnaient tout comme son corps se retrouvait pris de convulsions. Était-ce une fin mal annoncée ? Pitié, que cela cesse, répéta-t-elle à son subconscient.
Elle ouvrit subitement les yeux, prises de terribles tremblements qui lui arrachaient des gémissements quand sa jambe endolorie tressautait.

« Arrêête çaa ! »

Plaintive, douloureuse. Meurtrie. La pauvre yougoslave se sentait anéantie. Elle tourna vivement la tête où avait disparu Rowan.

Dès lors que la porte s’ouvrit sur la silhouette drapée de parme de son aîné, Rowan parvint enfin à expirer un peu de l’anxiété laborieuse qui embrasait ses poumons. Celle, poisseuse et effrontée, qui s’était savamment logée au fond de sa gorge lorsqu’il avait mesuré l’ampleur de la blessure. De ce qui était vraisemblablement en jeu – une innocente vie – en guise de punition divine pour une heure de trop hors des locaux alloués aux étudiants. Et qu’il se savait incapable de gérer seul ; faute d’être affilié en quoi que ce soit à la médicomagie.

Si ce n’est par des efforts incertains et vacillants ; des opuscules poussiéreux compulsés tardivement ; des conseils lâchés à demi-mots par sa génitrice lors de ses consultations.

Les doigts légèrement crispés sur le corps de sa camarade, l’ancien Serpentard s’échinait à conserver l’esprit aussi limpide que nécessaire. Repoussant aux portes de sa conscience toute trace tangible de frayeur, afin de ne pas rompre l’apparente assurance de ses traits. Certes, cela n’empêchait pas les langueurs affolées de s’étirer au creux de ses entrailles ; de se tordre d’empathie ; de se déchirer les unes et les autres dans une folie proprement humaine. Seulement, tant que sa contenance perdurait, tout le reste savait se montrer apte à résister aux fracas des émois.

À la directive bienvenue et succincte de Quinlan, il remercia intérieurement les dieux de leur bonté et s’exécuta sans perdre une seule seconde. Ses pas pressés par l’urgence de la situation le portèrent vers une table toute désignée ; et nettoyée de ses décorations en trop peu de temps pour le notifier clairement. Avec une grande douceur – ses mains veillant avec précaution à la position de Novenka sur le support présentement usité – il l’allongea contre le bois.

L’accroche qu’elle persistait à garder sur ses vêtements avait de quoi l’égayer en d’autres circonstances, tant ce contact s’apparentait à celui d’un petit mammifère fragile et joueur ; et non pas celui d’une femme conquérante. Toutefois, les traces de sang séché sur ses mains rappelèrent à leurs yeux éprouvés qu’un rien suffisait parfois à faire basculer une banale rencontre. Et, dans l’état actuel des choses, il allait sans dire que leur première entrevue dépassait de très loin les registres usuels de la platitude.

Dans ce qu’ils avaient vécu, ni trivialité, ni insignifiance. Au contraire. Les secondes frappées par les éclats glacés de la tempête, s’étaient révélées douloureusement fantasques. Exceptionnelles. À la frontière de ce qu’ils pouvaient aisément juger de rationnel ; sans pour autant basculer dans le mysticisme.

Le doute persistait entre eux, telle une écharde insignifiante mais réelle. Plantée là par la force du hasard – ou du destin, selon ce qu’il convenait de supposer.

Brièvement, les doigts de l’aristocrate enserrèrent ceux de la gracile étudiante, avant que son attention ne se focalisa sur le phrasé vif et maîtrisé du guérisseur. « Je ne peux pas l’affirmer, Quinlan. » La constatation même de leur déroute, une fois formulée à voix haute, lui paraissait singulière et énigmatique. Un nœud impossible à défaire ; coincé entre deux temporalités différentes. « Nous étions en train de cheminer vers les appartements de la confrérie Abraxan, seulement... Nous avons été piégés par un débordement de la tempête. » Et il douta. Profondément. Sincèrement. Les yeux troublés par cet aveu qui rechignait à se faire parole. « Novenka a été blessée par l’explosion d’une fenêtre. » Le Comte en viendrait-il à léser ses propres locaux ? « Je suis incapable d’identifier l’origine d’un tel phénomène, tant nous avons été aveuglés par le vent et la pluie. »

Une telle théorie ne tenait pas debout. La vindicte devait davantage s’affilier à une incarnation naturelle trop présomptueuse. « Avant d’être touchée par les éclats, elle avait déjà perdu connaissance en tombant. J’ai essayé de vérifier ce que je pouvais, mais je n’ai pas trouvé de saignement autre que celui de sa plaie. » Une angoisse terrible s’agitait dans ses entrailles au souvenir d’Alexandra. Effondrée sur le sol d’une boutique de magie noire. Inanimée. Puis, selon les rumeurs, morte, plus tard. À Sainte-Mangouste.

Il traînait la mort dans son sillage telle une cape de velours noir. Un frémissement échappa alors à sa vigilance acérée, semblable à un signe de culpabilité grandissante. Écrasante. Noyée de justesse sous l’ordre impérieux. « Bien. » Au moment où il parvint à cerner ses pensées pour remplir cette quête toute trouvée, la voix de sa camarade brusqua sa nonchalance tendue et extatique. « Je ne suis pas loin, Novenka. Je te le promets. »

Les promesses étaient de ces choses auxquelles il ne s’adonnait pas volontiers ; sachant à quel point , d’ordinaire, il se sentait le devoir irrépressible de les respecter jusqu’à vriller ses veines d’une félonie innommable.

L’espace de quelques précieux instants, le jeune homme s’extirpa de la salle principale pour se rendre dans celle allouée aux bains. Le placard. En des gestes précis – un brin agacés par la fiévreuse inquiétude qui courait le long de son dos – il s’efforça de repérer le baume en question, de le prendre et de le ramener. La démarche véloce et féline, il ne s’attarda guère en ce lieu ; préférant se rendre immédiatement auprès de son aîné et de sa compagne.

« Quinlan. » Rowan lui porta l’anti-douleur avec sérieux, les iris rivées vers l’indolente plaintive. La douleur diffuse et palpable étreignait durement sa chair et son empathie ; et même une main confiante portée sur le poignet de l’Abraxan ne pouvait empêcher la brûlure de sentiments si humains.

Novenka n’est vraiment pas dans un état rassurant si elle commence déjà à délirer. À moins que ce ne soit vraiment un compliment sur le choix de ma robe d’intérieur ? Je ne préfère pas me laisser distraire par cela, et je range ses mots dans un coin de mon esprit : j’aurais tout le temps d’y revenir plus tard, quand je me serais occupée de sa cuisse. J’ai déjà fort à faire avec les explications lacunaires de Rowan. C’est normal dans ces moments-là de ne pas se noyer sous les détails mais quand même… Une fenêtre a explosé ? Ici, à Haveirson ? J’ai bien du mal à croire qu’il ne s’agisse là que d’un problème de météo, mais encore une fois, on aura tout le temps de s’y pencher plus tard. L’important, c’est qu’il ne s’agisse que de bête verre, a priori sans propriétés magiques ni venin retors. Le malaise qu’elle avait fait juste avant mérite aussi qu’on enquête plus en détail, ce que je compte bien faire, une fois cette plaie refermée.

J’envoie donc Rowan chercher l’anesthésiant. Il est assez intelligent et cultivé pour reconnaître le pot de baume quand il le verra, je ne m’en fais pas le moins du monde. Il revient rapidement, tenant entre ses mains le salut des pauvres nerfs de Novenka.

— Merci.

J’applique l’onguent sur les tempes de la jeune femme pour un effet apaisant généralisé, et surtout parce que je ne peux pas le faire sur sa cuisse à cause du sang qui s’en écoule. À ce propos, les deux jeunes gens, s’ils tournent leurs têtes vers la blessure, peuvent voir les goutelettes rouges s’élever doucement dans les airs pour lentement revenir vers la plaie. Mon sort a fonctionné. J’attends simplement que l’anesthésiant fasse effet pour passer à l’étape suivante. L’extraction.

Sécurisant ma prise sur le bout de verre, je le tire en dehors des chairs de l’étudiante : le sang ne tarde pas à jaillir à la suite, immédiatement pris dans le circuit magique qui le renvoie peu à peu dans le corps de Novenka. Une fois le morceau de verre posé un peu plus loin sur la table, je lance un autre sort, cette fois-ci pour refermer la plaie. Elle est profonde, mais pas bien étendue, alors ça ne prend pas beaucoup de temps. Une ou deux minutes plus tard, je me redresse et je m’autorise enfin de souffler.

— Ça devrait aller maintenant. Gardez le baume, ça va encore être douloureux quelques jours, le temps que les chairs se refassent définitivement. J’irais en racheter.

Mon regard va de Novenka à Rowan, et de Rowan à Novenka, mais j’ai des choses plus importantes à leur demander que la nature de leurs relations. Fronçant légèrement les sourcils, je me tourne vers Rowan. Avec toutes ces émotions fortes, je ne sais pas si Novenka serait capable de me répondre.

— Elle a fait un malaise, tu dis ? Ça arrive souvent ?

Je me dis qu’on va peut-être devoir descendre jusqu’à l’infirmerie, pour y installer Novenka. De toute façon, elle vient de gagner des consultations gratuites chez l’infirmier.

19/12/2015

L'impuissance est une sensation étrange, aussi désagréable que douloureuse. Elle vous étrangle et vous accable de bien des maux, de ces doigts glacées qui vous contrôlent. L'impuissance vous ronge, elle vous consume, agonise dans vos entrailles. Vous êtes spectateur d'une douleur que vous ne pouvez soulagée. A l'orée d'une suffisance que vous n'aurez, vous perdez pied, vous vous noyez dans un cauchemar où la douleur se veut continue. Tout résonne dans vos membres, dans votre corps. L'impuissance est un message de la mort, l'avertissement d'une attention. La douleur est le cadeau qu'elle vous fait, vous êtes encore vivant... Elle vous glisse doucement à l'oreille que l'impuissance vous entraînera petit à petit loin de la douleur. Mais si cette douleur est si intense alors l'impuissance s'en ira.

La voix de Rowan boosta à nouveau le cœur de Novenka qui tremblait toujours mais s'engouffrait dans des pensées bien sombre. Au final, tout allait bien. Il était là, il avait tenu parole. En une seule et douce soirée mouvementée par des événements déchaînés, Rowan avait su se montrer fort et doux en même temps. Un pilier solide doté de compassion et il l'avait accueilli dans son espace avec allégresse.
De cette main rassurante sur le poignet glacé de la jeune yougoslave, le cœur se voulait plus chaud et la douleur se fit plus supportable. Un instant, un très léger instant. Celui qui suffisait à détailler son compagnon, ses traits sérieux et pourtant tirés par l'angoisse.
Son regard fut arraché par Quinlan qui se contenta de ne pas observer la scène silencieuse de regards échangés et très étranges. Leurs significations, leurs porteurs en avaient-ils seulement idée ?

Le massage sur les tempes entraîna la jeune abraxan dans une sorte de repos indolent et rassurant. Quinlan s'éloigna pour s'approcher de la jambe endolorie, mais Novenka ne prêta pas grande attention aux opérations médicomagiques de son sauveur. Elle posa ses yeux bleus azur sur le visage de Rowan et elle glissa sa main dans la sienne. Un léger sourire, rassurant ; rassurée.
Le verre fut extirpé et malgré le baume tranquillisant, le froid mordant du verre qui déchirait les chairs lui arracha une grimace ; et elle se mordit la langue pour ne pas traduire son embarras par un cri gênant.
Son attention se porta sur son ami de beuverie, elle revoit son air fatigué et pas vraiment lucide, le verre en l'air et les mots confiants alors que leurs sens perdaient en crédibilité ; les rires mêlés des deux compères qui en une soirée s'étaient trouvés grands amis. Et le voici, les mains qui ne tremblaient pas, les visages sérieux et qui d'un coup de baguette magique refermait la plaie dans un bruit étrange de succion.
Quand Quinlan se redresse, Novenka s'autorise à se poser sur ses coudes pour regarder sa jambe. Une fine cicatrice dormait alors que quelques instants avant le verre nichait ici. La tête lui tournait légèrement et malgré toute la reconnaissance, elle se laissa retomber sur la table. S'occupant un moment à regarder le plafond. Des murmures, c'est ce qu'elle entendait. Ils se parlaient, sûrement. Une chose était sûre, sa main était fermement agrippée à celle de Rowan. Elle passa sa main sur son front chaud et ferma les yeux, le temps de souffler. De se rendre compte que cette soirée était tout sauf normale.

Elle écouta la dernière question de Quinlan, et elle devança son compagnon. Il ne pouvait manifestement pas répondre à cette question, à part ce soir, les deux jeunes gens n'avaient pas eu le plaisir de mieux se connaître.

« Non... Ça ne m'arrive jamais. »

Elle posa sa main sur la table et poussa pour s'asseoir, elle s'attendait à ressentir une douleur atroce mais tout ce qu'elle sentit, ce fussent les tissus qui se tiraient plus que de coutume.
Assise sur le bord de la table, la main engluée à celle de Rowan. Sa seule attache à ce monde réel qui pourtant avait tout d’irréel. Elle planta ses doux yeux bleus dans le regard de Quinlan.

« Merci beaucoup pour ce que tu as fait... Est-ce que tu aurais quelque chose contre le mal de tête ? »

Elle finit par lâcher son compagnon lui rendant une totale liberté. Elle ne pouvait manifestement pas contrôler son libre arbitre. S'il voulait retrouver son contact, il n'aurait qu'à tendre à nouveau le bras. Elle se concentra sur l'appartement du professeur. Une esquisse de sourire, et sa lucidité reprit doucement sa place, tout comme son optimisme et sa joie de vivre.

« Et je réitère, le prune t'habille vraiment bien... »

Détourner une conversation trop sérieuse pour rendre l'atmosphère plus légère. En une phrase, en un sourire et les cœurs pouvaient se sentir apaisés.

En dépit du contrôle implacablement mené sur l'ensemble de son enveloppe charnelle, le jeune aristocrate percevait en lui une tension périlleuse et détestable. Elle semblait vriller ses veines d'une inquiétude éreintante. Corrompant son sang d'une noirceur avérée ; malmenant sa chair nonchalante par des coups indistincts. Obscures. Entièrement affiliés à son insidieuse empathie. Cette essence invisible et éthérée qui évoluait silencieusement au sein de son âme ; l'empreinte même d'une humanité éprouvée. D'une faille irrémédiable dans son armature d'élégance et de distance ; tel un témoignage discret de son appartenance à une toile étendue aux autres individus.

Davantage guidée par l'amour de la vie plus que par les Ténèbres.

Merci. Rowan avait incliné le visage avec délicatesse, par habitude plus qu'autre chose. Les lèvres nouvellement pincées en une fine ligne. Profondément anxieuse. Concernée. Touchée de plein fouet par un sentiment qu'il détestait reconnaître ; comparable à quelques faiblesses inavouables. Celles de son cœur, pourtant cerclé de fer et de glace. Plein de gratitude, pour l'heure, envers son héroïque aîné.

C'était lui, et nul autre, qui méritait de amples remerciements. Pour les actes de ce soir de mars, éprouvant et ombrageux. Comme ceux proférés, deux mois auparavant, dans les tressautements silencieux de l'infirmerie. Se faisant alors possesseur d'un secret sanguinolent. Terrible. Impossible à formuler devant autrui ; pas plus devant les cieux, en vérité.

Les instants qui suivirent, tremblants et souffreteux, accumulèrent les éclats carmins autour d'eux. Suspendus, l'espace de quelques infimes secondes, dans l'air ; avant d'être renvoyés vers les chairs de sa camarade. Une scène singulière, quoi que légèrement intéressante de par le sortilège employé pour l'occasion. Une méthode inconnue aux iris pâles et affectées du jeune aristocrate ; l'obligeant à analyser la chose avec distance et un foisonnement d'interrogations.

Aisément dispersées par la voix de Quinlan et la pression avérée de sa compagne. Un contact rendu fermement par la sûreté tendre de ses propres doigts. « Bien. Je t'en remercie Quinlan. » Les mots et leurs raideurs caractéristiques lui revinrent progressivement, maintenant que l'urgence s'était éloignée d'eux par l'intervention du guérisseur. Une chance ? Le regard de l'ancien Serpentard se posa brièvement sur les traits de Novenka, y cherchant une preuve tangible de son apaisement. Une telle distraction lui coûta sa réponse.

Non sans une esquisse de sourire ; une ombre d'égayement passée trop vite sur son visage. Rassurée, à dire vrai, par ce qu'il voyait et sentait. Ressentait. Même. Le soulagement. « J'imagine que ce malaise doit être lié au choc enduré par l'explosion de la vitre ? Combinée avec le vent, évidemment. J'ai été moi-même passablement bousculé par cet éclat virulent de la nature. » Lorsque sa main précédemment captive retrouva un semblant de liberté, Rowan la ramena contre lui, piqué par l'incertitude grandissante qui naissait désormais en lui. Et qui le mordait d'inquiétude. « C'était... Une situation passablement inhabituelle, Quinlan. J'ai bien peur de ne pas être capable de comprendre tout ce qui nous est arrivé. »

Je secoue doucement la tête, comme à chaque fois qu’on me remercie pour quelque chose qui me paraît naturel. Me faire réveiller en pleine nuit pour mettre au service d’Haveirson mes compétences de médicomage fait partie de mon travail. J’aurais été vexé et inquiet s’ils n’étaient pas venus me trouver, et je me dis que la chose la plus effrayante c’est que j’y pense bien dans cet ordre. D’abord vexé. Je me souviens de ma violente réaction avec Isolde… J’ai toujours aussi honte, mais je me connais trop bien. Je déteste qu’on puisse se passer de moi. C’est pour ça que j’adore qu’on me remercie, même si ça me gêne toujours autant.

Je ne sais pas trop à qui m’adresser quand je demande si Novenka est sujette aux malaises, mais je suis agréablement surpris qu’elle le fasse elle-même. Mon regard s’était levé vers Rowan, mais je le descend de nouveau sur la jeune femme, hochant la tête avec sérieux. Apparemment, ce malaise n’est qu’un accident, une malheureuse coïncidence. J’aimerais bien adhérer à cette hypothèse, mais je suis trop méfiant pour ça. Rowan précise un peu les choses en parlant de l’explosion de cette vitre, chose que je ne m’explique pas. Lui non plus, d’ailleurs.

— La nature, oui.

Je ne cache même pas ma très grande perplexité face à cet incident on ne peut plus suspect, mais ce n’est pas à moi d’enquêter. Disons que je le note simplement dans un coin de ma tête, au cas où cette donnée soit utile. Le Comte a la fâcheuse tendance à faire payer certaines choses au prix fort, et peut-être est-ce là l’ombre de sa main ? Je n’en dis pas plus : ça ne sert à rien d’aller tirer la moustache du tigre, sauf si on veut se prendre un bon coup de griffes. Oh, n’allez pas croire que je laisse le fauve en paix : je cherche juste un moyen de mieux le cerner, et j’ai appris qu’il valait mieux ne pas le provoquer.

Enfin, je reviens un peu vers Nova, qui souffre encore. Je fais un rapide aller-retour dans ma salle de bains pour en revenir avec un petit flacon d’une potion bleu pâle.

— Deux gouttes, délayées dans de l’eau, avec un maximum de dix gouttes par jour, espacées d’au moins une heure. Ça devrait suffire.

Évidemment, je suis incapable de rester de marbre à son compliment. Je doute de son objectivité, mais j’accepte quand même sa remarque et je l’accueille avec un grand sourire.

— C’était ça ou la robe transparente et bon… Même si je pense que tu n’y aurais pas vu d’inconvénients, je doute que ce soit le cas de Rowan.

Je lève de nouveau les yeux vers lui en gardant mon sourire, de ceux que j’ai quand je suis particulièrement fier de ma connerie. Je pourrais continuer longtemps comme ça, mais j’ai autre chose à dire.

— Quand même, j’aimerais bien que tu passes à l’infirmerie demain Nova. Enfin, aujourd’hui. Juste pour être sûr, ok ?

Je ne le vois pas mais mon dragon rampe le long de ma peau, brillant d’un éclat bleu et doré pâle, et vient se lover sur mon pectoral droit en glissant le long de ma clavicule. Je n’ai toujours pas compris comment il fonctionne mais bon, c’est pas comme si c’était une priorité.

— Je pense que ça devrait aller pour maintenant. Allez vous reposer, vous l’avez bien mérité. À moins que vous ayez encore besoin de moi ?

19/12/2015

Rowan semblait bien plus préoccupée par cette soirée que Novenka qui ne souhaitait la voir que disparaitre pour en tirer des souvenirs rien qu'à elle.
Le jeune homme dans des phrases travaillées et détaillées, persistait à mettre le doigt sur l'incompréhension de la situation. En penchant doucement la tête sur le côté, la jeune femme se demandait si son compagnon du soir était du genre à se creuser longuement la tête pour comprendre coute que coute une situation inhabituelle ? De ceux qui pendant des jours s'arrachent les cheveux en quête de réponse ? Une sourire bienveillant se posa sur Rowan, et l'admiration fut plus intense encore qu'avant.

La réponse de Quinlan avait tout du sarcasme, il ne fallait pas être idiot pour s'en apercevoir. Ce qui était fascinant chez Quinlan, c'est qu'il passait d'un visage heureux à sérieux en un éclair ; éblouissant.
On comptait sur ses amourettes pour témoigner de son état lunatique, mais depuis qu'il était posé avec une jeune homme, Novenka persistait à dire que Quin est une personne remarquable. Douce et forte, comme deux éléments contraires qui s'affrontent continuellement. Il est le calme de l'eau et la dangerosité du feu.

Elle lèva les yeux vers son sauveur qui s'affairait rapidement et revenait avec une petit fiole où dormait une couleur délicieuse. Le bleu a toujours été sa couleur préférée. Et celui-ci était particulièrement beau, au point qu'elle rêvassa un instant, n'écoutant qu'à moitié les instructions de Quin. Elle se redressa, quittant la fiole des yeux et acquiesça comme si tout était clair. Elle n'hésiterait pas à reposer la question à Rowan si nécessaire.

Le sourire de Novenka se voulait rieur et quelque peu moqueur, voire coquin. Quinlan en robe transparente, évidemment qu'elle n'y aurait pas vu d'inconvénient et elle rit à la remarque de ce dernier en regardant le crédule Rowan.

« Il est adorable. » Elle parlait évidemment de Rowan, mais elle ne spécifia pas et se contenta de regarder devant elle, continuant à rire doucement.
Quinlan finit par redevenir légèrement sérieux, l'intimant alors de venir visiter l'infirmerie le lendemain.
Elle posa sa main sur sa cuisse et soupira.

« Évidemment, je passerai demain à l'infirmerie. Je t'apporterai des friandises pour te remercier encore. »

Elle sauta sur le sol, osant à peine toucher le sol de sa jambe endolorie. Quand elle la posa, tous ses tissus râlaient même temps, ça tirait. Elle grimaça et se rattrapa au bras de Rowan.
Elle le regarda, et s'excusa silencieusement par en articulant sans son. Elle titubait légèrement, claudiquant affreusement comme un vieil auror.

« Niveau sensualité : pour la démarche on repassera. » Elle se mit à rire et attrapa Rowan par la main. « On va te laisser te reposer, encore merci pour tout Quin. Tu as été adorable, et à demain. Ou à tout à l'heure, enfin peu importe. »

Elle fit un geste évasif avec sa main valide et se dirigea vers la porte de l'appartement la fiole dans la poche. Elle se tourna vers Rowan, plus timide, le regard fuyant et les joues rosies : « Tu me ramènes pour de bon ? »