Course-poursuite

Cela faisait quelques jours, déjà, qu'il s'habituait à son nouvel espace de vie. Le château de Haveirson attisait profondément sa curiosité, et le paysage aux alentours, propre au Pays de Galle, ne le laissait pas complètement indifférent. Cette atmosphère inédite, presque troublante, avait une saveur que rien ne pouvait décrire convenablement en l'état actuel. Surtout pour lui.

Rowan ne pouvait s'empêcher de percevoir comme une continuité avec Poudlard, même infime. Ce parfum persistant des années passées aurait presque pu lui tirer un sourire. Presque. Mais ce serait nier les nouvelles variables à prendre en compte. Pernicieuses et sous-jacentes. Indéniablement associées au contexte ambiant, peu rassurant...

Il écarta d'une main invisible les pensées trop encombrantes de son esprit. Cela le gênait alors qu'il organisait scrupuleusement ses affaires en prévision des cours à venir. Le maître mot étant toujours de se concentrer, de donner le meilleur de lui-même et d'être le plus efficace possible. Une habitude si bien ciselée et ancrée au plus profond de lui-même, qu'il ne s'en étonnait plus depuis longtemps.

***

Après avoir consciencieusement réglé quelques manifestations du désordre dans sa tenue, le jeune homme profita de son temps libre pour se promener au sein du donjon. Sous le couvert de son visage impassible, il laissa son esprit vagabonder sur des sujets aussi divers que variés, évoluant à son rythme dans la bâtisse, jusqu'à déboucher sur le toit et sa piste. Il en profita pour s'y promener et bénéficier d'une vue imprenable sur les alentours.

Puis il fût frappé par un cri, à proximité. En français.

User du terme « surpris » serait un euphémisme en comparaison de la froide impression qui lui glissa dans le dos. Et même si son corps ne sembla pas réagir, trop habitué à une adroite vigilance autoritaire, les pensées qui le traversèrent l'agacèrent au plus haut point. Il hésita quelques secondes. La voix qu'il avait entendue n'éveillait aucun écho de son passé, il ne devait donc pas la connaître. Cela le rassura instinctivement. Seulement, le français...

Rowan s'arrêta progressivement, en pleine réflexion. Les probabilités étaient trop faibles pour représenter un risque. D'autant que sa curiosité, dévorée par un intérêt froidement dissimulé, se manifestait avec une pression grandissante. Il fît demi-tour, non sans son flegme habituel, pour se diriger dans la direction de la voix.

Il aperçut alors une jeune femme, à la tonalité vocale évidemment peu discrète, qui poursuivait un spécimen félin à la robe de feu. Et énorme.

Avec une tranquillité qui lui était si bien acquise, le jeune homme se positionna à la périphérie de son champ de vision, adoptant une expression détachée tout en la détaillant. Feignant de ne pas comprendre le français, il s'amusa néanmoins intérieurement de la conversation que l'inconnue entretenait avec son chat.

Rowan s'appuya sur son habituelle posture flegmatique pour profiter de la situation. Il eut l'avantage de la surprise sur sa potentielle interlocutrice, ce qui lui donna l'opportunité de la détailler plus en profondeur. Sans gêne. Cette dernière avait beau être d'une petite taille, elle ne semblait pas souffrir de ce complexe face à lui, dépassant le mètre quatre-vingt six. Plus que tout le reste, c'était sa seule présence qui suffisait visiblement à la perturber. Il s'en amusa intérieurement.

Cette rencontre imprévue, fort sympathique, lui inspira une inédite volupté intellectuelle. Créatrice. L'esprit imprégné de lyrisme, le jeune homme ne put s'empêcher d'apprécier la concordance entre l'inconnue à la crinière auburn et le paysage de la région. Ce dernier glissait avec une délicatesse propre aux climats tempérés vers sa robe d'automne. De bronze et d'or mêlés, aux dernières verdures, embrasés par le soleil de fin de saison.  

Une caresse furtive dudit grand astre luminescent, luttant de ci et là contre une couverture nuageuse diffuse mais présente, éclaira d’un brûlant reflet amarante la chevelure de la jeune femme. Oui, elle s’accordait bien aux alentours. Et, à dire vrai, le sang pur estima agréable de rencontrer autre chose qu’une énième sorcière blonde.


Conservant son attitude distante, Rowan la considéra avec un regard inquisiteur et froid, dont l’éclat glacé, céruléen, transperçait la vague d’azur cernant ses pupilles. Sans ciller, il l’écouta jusqu’au bout. Tout au plus, quand elle s’excusa, il croisa les mains dans son dos, en une nonchalance calculée.

Le jeune homme se permit de ne pas répondre promptement, jouant de son arrogance. Il porta plutôt son attention sur l’imposant félidé, se décidant enfin à se mouvoir dans leur direction. Sa démarche lente mais impérieuse, semblait pour lui si fluide qu’elle pouvait en être déroutante.

Après quelques pas vers eux, le visage figé dans une expression d’une impassibilité courtoise autant qu’implacable, il s’arrêta. Rowan la toisa sans rien laisser filtrer de ses pensées. Dans un anglais parfait, au ton altier et maîtrisé, il s’adressa à elle. Sa voix était toute aussi maniérée que ses mouvements, des accents suaves en plus.


«  N’ayez crainte, il en faut bien plus pour nuire à ma tranquillité. » Il laissa se perdre quelques secondes avant de reprendre.

« En effet. Je suis en mesure de vous aiguiller et de vous raccompagner jusqu’à votre aile. » Intérieurement, il se remercia de souvent divaguer au sein du donjon, ces derniers jours.

Accompagnant son excessive politesse d’un geste délicat, le jeune homme désigna le félin à la robe de feu. « Auriez-vous besoin d’un quelconque secours, vis-à-vis de votre compagnon, demoiselle ? »

Il avait voulu jouer, et il avait visiblement perdu. Toute son agaçante démonstration, volontairement exagérée sur ses accents les plus aristocratiques, semblait s’être manifestée par un « flop » monumental. Son interlocutrice réagissait, mais loin de la manière conventionnelle dont il avait l’habitude. Du moins, en Angleterre. Le sang pur en fût décontenancé. Il digéra amèrement sa propre erreur de calcul tandis qu’elle riait aux éclats.

Dissimulant son incommodité sans aucune difficulté, Rowan jaugea une nouvelle fois la jeune femme de la tête aux pieds. Il se laissa gagner intérieurement par sa légèreté, bien qu’il fût encore embarrassé. Son regard se troubla alors d’une émotion indistincte, agitée, entre la curiosité et la retenue. Il conserva son attitude distinguée, si familière à lui-même, tout en arborant une expression davantage affable et indulgente.

«  Toutes mes... » Il se ravisa. Inutile de la perdre une nouvelle fois avec son anglais. D’une voix plus lente mais toujours aussi maîtrisée et altière, il reprit la parole : « Pardonnez-moi. »

Et avant qu’il puisse continuer, Rowan se retrouva avec un félin au poids considérable dans les bras. Quoi que considérable était un terme bien en déca de la réalité. Il essaya de maintenir convenablement ce dernier, n’ayant que peu l’habitude des animaux.

Puis, d’une manière très naturelle, elle lui toucha l’avant bras. Il sembla hésiter sur sa réaction et se perdit dans ses pensées. Il cligna des yeux mais ne parut pas particulièrement ébranlé ni irrité. Plutôt curieux bien que glacial. Vraisemblablement, il n'arrivait pas à trancher si le contact physique l’offusquait plus que de raison. Sa réserve apparente persista néanmoins.

« … Je peux vous aider, oui. Je connais bien le chemin. » Il marqua une pause. « Votre animal a été suffisamment agité...  Trop joueur ? Pour vous perdre ici ? »

D’un pas flegmatique, il commença à se diriger vers l’accès au reste du donjon. Un fin sourire sibyllin éclairant l’espace d’un très court instant ses traits, loin de l’agitation singulière qui le traversait depuis sa déconvenue. Même si cette dernière lui sembla s’apaiser face à la fraîcheur de son interlocutrice et sa maîtrise implacable de lui-même.

Le jeune homme avançait d’un pas nonchalant dans le corridor, s’enfonçant un peu plus dans les entrailles du donjon, sa brune interlocutrice sur les talons. Plus ils s’éloignaient du toit pour rejoindre l’escalier principal, plus les lieux semblaient s’obscurcir. Pourtant, très vite, les ouvertures  de la fortification inondèrent les marches de leur lumière. Le soleil, au loin, déployait encore toute sa puissance.

Rowan l’écouta d’une oreille alors qu’ils commençaient à descendre dans les étages. Il s’amusa de son obstination innocente, ce qui éclaira quelque peu les traits de son visage. En quelque sorte, il considérait avec quiétude sa curiosité.

« Ce n’est pas contre vous, mais c’est une habitude dont je pense avoir du mal à me défaire... » Le jeune homme laissa sa phrase en suspens avant de reprendre, la voix plus douce. « Il me faut seulement du temps. »

Sentant le félin s’agiter, il l’étreignit avec une patience calculée. Les animaux n’ayant jamais été sa tasse de thé, l’ancien serpentard agissait tel qu’il le ferait avec un sorcier. Imperturbable et placide.

« Vous êtes dans un nouvel environnement, votre réaction est donc purement logique. J’imagine qu’il vous faudra également... Un peu de temps ? » Tout en conservant sa réserve habituelle, l’on pouvait aisément deviner le sourire narquois qu’il arborait intérieurement.

Il s’autorisa quelques instants de répit, puis il répondit à la jeune femme : « Je viens de Poudlard. J’y ai fais mes classes. »

L’escalier semblait n’en plus finir tandis qu’ils descendaient toujours les marches. Rowan, la démarche flegmatique, paraissait connaître convenablement le chemin même si la masse volumique de Grumpy le troublait. Non, vraiment, ce félin était tout sauf ordinaire...

« J’ai rarement vu un chat avec un tel... Gabarit. Mais ne vous inquiétez pas, je ne risque pas de me briser sous son poids. »

Puis, elle lui tira la manche. Il tourna son visage dans sa direction, conservant encore son air digne qui ne semblait jamais le quitter. Leur petite marche avait apaisé ses pensées, et il se sentait bien plus disposé à converser qu’auparavant.

«  Enchanté, demoiselle Anna. » Il marqua une pause. Si fréquente. « Je me nomme Rowan. »

Ils débarquèrent alors dans le couloir principal.

« C’est aussi un plaisir pour moi. »

Tout en progressant dans ledit couloir, qui se révélait être un environnement davantage familier, Rowan avisa son interlocutrice avec précaution. Elle avait beau paraître crédule aux premiers abords, une fois son investigation en place, elle lui semblait douée d’un discernement plus acéré que les griffes de Grumpy. La subtilité de son approche venait de le piéger.

Il apprécia indéniablement son ingéniosité, bien qu’il fût incapable de dire si elle était instinctive ou non.

« Je dois admettre que vous êtes bien curieuse. » Le jeune homme marqua une nouvelle césure. Son regard, inquisiteur et prudent, la considéra avec un éclat sibyllin. Un soupçon d’amabilité en plus. « Vous avez raison, en quelque sorte. Ma famille est vieille. »

Bien qu’il fût observé sous toutes les coutures, Rowan conservait son attitude maniérée, presque noble, sans ciller. Le chat toujours placidement tenu. En vérité, la vivacité d’Anne lui plaisait plus qu’elle ne l’inquiétait.

« Effectivement, je suis un sang pur. » Il baissa d’un ton sans se troubler. « Je suis curieux de savoir comment vous pouvez deviner tout ceci, demoiselle Anna. »

Remarquant la difficulté passagère de sa brune camarade à la suivre, il s’immobilisa progressivement. Sa posture droite et flegmatique, en décalage avec le commun des sorciers, s’accordait au contraire parfaitement au style du château.

« Je considère le français comme une langue très aristocratique. Elle est d’une beauté glaçante et poétique. Très complexe. Je me devais de l’étudier. »

Et, évidemment, elle lui lança un sarcasme. Rowan ne s’en offusqua pas, sa maîtrise de lui-même et sa réserve étant excessivement ancrées dans son comportement. Tout au plus, une expression narquoise traversa en hâte son visage.

Non, vraiment. Elle était plus malicieuse qu’il ne l’aurait prévu.

« Qui sait ? » Il se tût un instant, avant de reprendre dans un français excellent, à voix basse et douce. Il n'avait plus d'intérêt à dissimuler cet avantage face à la perspicacité d'Anna ... « Je dois avouer que l’idée est assez divertissante. N’avez-vous pas ce genre de personnalité chez vous ? »

Tandis qu’ils progressaient à leur rythme, tout en conversant, l’aile ouest se dessina face à eux. Rowan le constata avec son flegme habituel avant de concentrer une énième fois son attention sur Anna. Petite et rudement envahissante. Il s’en égaya.

Il lui sembla percevoir un léger frisson parcourir le corps de sa brune interlocutrice. Bien qu’il ne s’en alarma pas ostensiblement, il ne pût s’empêcher de l’examiner avec diligence. Pourtant, elle ne lui paraissait pas être transie de froid...

Il jaugea sa propre incertitude et se contenta de la qualifier de déraisonnable. Rien de plus.

« Je suis persuadé que le français sera plus appréciable dans des conversations que vous pourriez juger... Confidentielles ? »
Au loin, quelques autres étudiants vaquaient à leurs occupations. « Autant manier l’anglais pour le reste. A l’évidence, vous avez encore besoin de l’approfondir. »

Il lui lança un regard éloquent en biais, avant de reprendre, d’une voix aimable et maîtrisée.

« Surtout si vous voulez saisir toute la nuance de mes... Propos. » Il marqua une courte pause, une expression conciliante s’affichant sur son visage. « Cela dit, vous vous débrouillez déjà bien pour le langage courant. »

Rowan s’éloigna de l’allée centrale, allant se poser à proximité d’une immense baie. Dans des mouvements toujours aussi maniérés. Aristocratiques.

« En effet. Vous êtes douée d’un discernement singulièrement incisif... » Il laissa ses mots s’éteindre d’eux-mêmes. Une vague idée le traversa au même instant, son regard se teintant d’un vif éclat, soucieux.

« J’ai beaucoup voyagé en France, tout autant que j’ai étudié la linguistique pendant de nombreuses années. Indiquer un seul lieu me paraît alors assez délicat... » Le jeune homme relâcha nonchalamment son étreinte sur le félin, tout en le conservant encore dans ses bras. « Et vous, demoiselle Anna ? Je me tâte de savoir les raisons de votre présence à Haveirson... Est-ce un amour soudain et inexpliqué pour la langue anglaise ? »

Tandis que sa brune interlocutrice riait avec une tonalité très française, Rowan esquissa un sourire  aussi bien narquois qu’éphémère. Prenant tout le temps nécessaire à sa démarche, il lui expliqua patiemment la traduction qu’elle lui sollicitait.

« Je me trouve pourtant d’un pragmatisme redoutable, surtout quand j’évoque votre marge de progression en anglais... » Il darda son regard céruléen sur elle, semblant y guetter quelque chose, en vain. « Plus que de converser avec raffinement, je pense qu’il faut que vous compreniez le langage soutenu. A moins que... » Il marqua une pause. « Auriez-vous peur de m’avoir comme professeur particulier ? »

Rowan inclina son visage vers la baie, scrutant les alentours extérieurs avec une expression digne et sereine. Sa posture même, droite et nonchalante, intensifiait l’élégance excessivement contrôlée du personnage.

Il reprit la parole, une réserve inconnue s’infiltrant dans sa voix.

« Si cela peut vous contenter... Je peux me remémorer Paris. Orléans. Reims. Des cités admirables. Qu'en pensez-vous ? » Le jeune homme considéra ensuite les motivations de sa cadette avec flegme. « Toutes grandes odyssées ont leurs préambules... Indéniablement, cette année risque d’être exaltante. Autant pour vous que pour moi. »

Il n’eut pas le temps de se tourner dans sa direction que déjà le félin détalait. Sans en paraître ébranlé, Rowan épousseta ses vêtements. Méthodique et maniéré.

« Non, soyez sans crainte. A ce titre, où l’avez-vous déniché ? »