Cristallisés [BANQUET]

Elle s’était accrochée au bras de Rowan avec fermeté, avait lié sa main à la sienne sans même esquisser une expression, et s’était laissée entraîner hors de la Grande Salle de la même façon qu’ils y étaient entrés ; avec faste et élégance.

Les questions continuaient pourtant de tourbillonner et ricocher les unes sur les autres alors qu'ils marchaient dans un corridor désert, toujours silencieux. Rowan pensait-il que c’était elle qui avait révélé à Blaise les nouvelles allégeances de son père ? Allait-il lui reprocher ses relations ? Lorsqu’il lui avait demandé si elle possédait des ennemis à Poudlard, le nom de Blaise ne lui était même pas venu à l’esprit. Peut-être aurait-il dû.

Ils se glissèrent dans une salle vide, à l’abri des regards indiscrets, et Daphné laissa enfin son masque tomber, exténuée de l’avoir utilisé pour couvrir des émotions aussi vives – elle avait pu voir dans l’expression de Blaise qu’elle n’y était pas totalement parvenu. Il avait vu sa douleur, et l’avait apparemment regrettée.
Qu’il garde ses regrets pour lui.

Elle tremblait légèrement, autant de colère que de douleur, et elle sentait quelques larmes lui piquer les yeux, s’accrocher à ses cils ; elle ne savait pas si c’était à cause de la fatigue, de ses inquiétudes perpétuelles ou tout simplement d’avoir trop enfoui, trop ignoré pendant trop longtemps. Cette fuite en avant la rattrapait, à présent, et ses bras croisés et crispés contre elle ne parvenaient pas à l’en protéger.

L’anxiété, les émotions inhabituelles dans la voix de Rowan ne la rassurèrent pas.

« Tu vas bien ? » demanda-t-elle pour tenter de faire diversion – elle se doutait bien que cela ne marcherait pas avec lui, mais elle se devait de faire une tentative.

Sa voix vacillait dangereusement, éraillée par son malaise. Elle aurait aimé passer une soirée sans drame avec Rowan, même en étant obligée de prétendre qu’être fiancée était l’évènement le plus attendu de sa vie, et qu’elle ne souhait rien de plus que faire honneur à sa famille. C’était la deuxième fois qu’ils se voyaient depuis l’été, et elle perdait encore le contrôle d’elle-même. Il allait sans doute penser qu’elle ne tiendrait pas le coup, qu’elle ne parviendrait pas à mentir pendant des mois ; pourtant, elle y serait parvenue si Blaise ne s’en était pas mêlé.

« Je suis désolée, continua-t-elle sans parvenir à assurer son ton. Je ne pensais pas qu’il réagirait comme ça. »

Elle ne prononça pas son nom, comme si cela l’aiderait à prétendre que rien ne s’était produit. Qu'elle n'avait pas besoin de remettre en question les six années qui avaient précédé.

« Ce n’est pas moi qui lui ai parlé de ton père. Je te le jure. »

Elle n’osa pas relever les yeux vers Rowan, attendant son jugement, pressentant que si elle croisait son regard les quelques larmes douloureuses se transformeraient en un flot qu’elle ne voulait pas avoir à gérer devant lui –  qu’elle aurait préféré ne jamais avoir à gérer en restant cette statue de cristal que tous avaient cru qu'elle était.

La violence singulière dont il avait fait preuve contre lui-même, quelques instants plus tôt dans la Grande Salle, crispait les rouages grinçants de ses pensées. La fureur, vive et impétueuse, s’était manifestée si intensément qu’il avait été à deux doigts de laisser échapper un peu de sa contenance. Et de sa sérénité surjouée. Pour éviter le cruel écueil qui le menaçait, Rowan avait dû cerner les ondées de son esprit avec une force impitoyable et acerbe.

S’abandonner à de tels excès ne convenait ni à son rang ni au rôle qu’il se devait de jouer ici-bas.

Sans perdre un instant contre l’agitation qu’il sentait se tordre dans son ventre et qu’il voyait dans les yeux de Daphné, le jeune homme avait quitté l’atmosphère conflictuelle de l'immense pièce. Dans un couloir, il s’était soudainement immobilisé face à sa cadette, elle comme lui ayant été insidieusement entaillés par les événements autour de leur table.

Lorsque le Sinistros nota les tremblements erratiques de son amie, il comprit à quel point ils avaient été proches de la catastrophe. Bon sang. Pourquoi Blaise avait-il décidé de jouer contre eux ? Ce n’était pas prévu dans leurs plans. Pas plus que tout ce qu’ils risquaient de devoir encore affronter.

Son regard pâle et inquisiteur se porta sur le visage de sa blonde interlocutrice, cherchant à mesurer l’ampleur de ce qui traversait de part en part cette dernière. Elle vacillait. Il se raidit par l’inquiétude. Que dire de ses propos émotions ? Il tenta de ne rien en laisser transparaître, quoi que les traits tendus qu’il arborait ne manquaient pas d’en trahir l’irritation profonde et brutale.

À voix basse, il parvint à articuler quelques mots. L’on y sentait le sifflement du Serpent sur la défensive. « Oui. » Cette fois-ci, le mensonge se devinait aisément sous le couvert de son indifférence glaciale. Il brûlait férocement face à l’affront imprudent et déraisonnable du jeune Zabini. Il se consumait, littéralement. Tout en luttant avec une rigueur maladive pour conserver sa nonchalance.

En dépit de toutes ses erreurs, son père ne méritait pas d’être ainsi exposé à la vue de tous. Non. Certainement pas.

Petit à petit, la souffrance de Daphné s’insinua en lui, l’obligeant à casser l’armature de froid et de glace qui protégeait son corps et son esprit. Il la fixa longuement, peiné par les larmes délicates qui fuyaient sur les joues de sa camarade. Puis, après un soupir qui lui coûtait, Rowan déplaça ses mains sur les épaules de cette dernière. « Daphné. » Son ton perdit de sa fermeté hostile au profit d’une douceur fraternelle. « Je le sais. » Il marqua une pause, accentuant la pression de ses doigts contre la peau nue de sa fiancée. « Tu ne pouvais pas prévoir ce qui allait se passer. Ni son insolence, ni sa traîtrise. » La tristesse gagna ses yeux. « Détends-toi. Je ne te tiens pas responsable. »

La froideur inhabituelle de Rowan manqua de lui faire relever les yeux vers lui, comme muée d’un réflexe déclenché par la souffrance qu’elle pensait y deviner. Elle se retint au dernier moment, effrayée à l’idée qu’elle ne pourrait plus retenir les sanglots qu’elle sentait naître au creux de sa gorge depuis plusieurs secondes déjà. Les mains de l’ancien Serpentard se posèrent pourtant sur ses épaules, annihilant avec finesse les divers scénarii que se créaient dans son esprit embrouillé à propos des reproches qu’il allait lui formuler.

Elle tenta d’accepter les paroles rassurantes qu’il lui prodiguait, d’admettre que rien de ce qui venait de se produire n’était de son fait – elle ne parvenait pourtant pas à faire taire les voix qui lui murmuraient qu’elle aurait dû prévenir Blaise plutôt que de le laisser l’apprendre par la Gazette. Elle y avait pensé pendant des jours, mais s’était sentie incapable d’exprimer ce qui allait lui arriver, et avait préféré attendre qu’il ne le découvre par lui-même. Cela avait été une erreur.

Essayant d’ignorer ses remords, elle s’appliqua à égaliser ses inspirations et tarir les émotions qui glissaient le long de ses joues encore rosies. Elle eut beau passer ses doigts glacés le long de ses yeux pour faire disparaître les traces de son bouleversement, elle n’y parvenait pas. Ils en portaient déjà les stigmates, bouffis de son chagrin et de son ressentiment.

« Je suis désolée, répéta-t-elle tout de même. Je t’entraine toujours dans des situations délicates. »

Sa voix s’était un peu plus assurée, mais elle était encore loin de l’aisance qu’elle arborait habituellement. Elle inspira plus profondément, s’assurant que les sanglots étaient muselés pour le moment, et accrocha finalement le regard de Rowan.

« J’imagine qu’une mise au point avec lui finira par s’imposer. » Elle ne pleurerait pas. « Mais pour le moment… sommes-nous obligés de retourner au Banquet ? »

Blaise ne serait pas assez stupide pour l’aborder une deuxième fois, mais l’idée même de devoir reprendre leur numéro la dégoûtait. Elle préférerait qu’ils se rendent dans la salle commune des Serpentard pour qu’elle puisse essayer de trouver un elfe qui accepterait de leur apporter à manger, et lui offrir son cadeau de Noël tant qu’elle serait encore déserte. Si elle devait absolument marcher de nouveau vers cette situation désagréable, elle préférait attendre que la rougeur de son visage ne disparaisse complètement.

Malheureusement, elle savait depuis sa petite enfance qu’on ne faisait pas toujours ce que l’on voulait. Elle était encore trop secouée par les derniers évènements pour prendre une quelconque décision rationnelle, préférant ainsi que ce soit son ami qui la prenne.

Elle se reposait peut-être trop sur lui.

Petit à petit, le jeune homme sentit que sa camarade s’attelait à contenir la douleur de la traîtrise et les débordements de son anxiété. En dépit de tout ce qu’ils avaient vécu, de la rage foudroyante des dernières minutes, il eut mal pour elle de la voir dans un état aussi instable. Sa voix, empreinte de sollicitude, s’éleva lentement entre eux. « Respire doucement, Daphné. » Il n’est plus là.

Il voulut lui tendre un mouchoir brodé, mais en glissant sa main dans l’une de ses poches, il réalisa soudainement qu’il ne l’avait plus depuis très longtemps. À cette pensée qui s’envola hors des limites du Royaume-Uni, la boîte de pandore qu’il avait scellé ce soir, tressauta légèrement dans son cœur.

Rowan interrompit son geste mollement, bercé par la langueur qui gravissait son âme et par la souffrance de sa cadette. « Non, ne le sois pas. » Il lui rendit un regard bienveillant et tendre. « Tu ne peux pas être responsable des maux de ce monde, mon amie. Ni de ceux de cette soirée. » Ses doigts glissèrent le long des bras de sa fiancée, jusqu’à venir serrer ses mains avec une affection toujours fraternelle. Il fallait tenir contre la tempête. Contre la logique inhumaine de leur monde.

Non sans pincer les lèvres, il accueillit sa nouvelle supplique. Si jamais le destin l’obligeait à croiser la route du jeune Zabini, dans les mêmes conditions... Il écarta de lui cette seule pensée. Jamais. Une telle cruauté ne lui ressemblait définitivement pas. « Non. Nous pouvons aller où tu veux. Je ne te mènerais pas vers d’autres tourments. » Il ne supportait pas de la voir aussi bouleversée. Cela lui faisait mal. Péniblement mal.

On ne touchait pas impunément aux siens. En dépit de toute la prévoyance qu'il déployait envers lui et sa camarade, la rancœur feula au fond de son être.

Le mouvement doux des doigts de Rowan le long de ses bras, jusqu’à enserrer ses mains dans les siennes, l’aida à achever d’enfermer ses tumultes dans ce coffre qu’elle visualisait à chaque fois qu’il lui fallait mettre quelque chose de côté, si loin qu’elle espérait ne jamais le revoir. Elle savait que cette fois serait différente, pourtant ; que dès qu’elle entrerait dans sa chambre, elle y trouverait le cadeau qu’elle avait acheté pour Blaise. Il lui faudrait alors affronter ce qui sortirait du coffre une nouvelle fois.

Pour l’heure, elle se contentait de s’accrocher à son fiancé, sa promesse de ne pas la guider vers de nouvelles déceptions la rassurant assez pour que ses membres crispés se délient et la laisse inspirer plus aisément. Elle se répétait les phrases qu’il venait de prononcer sans discontinuer, espérant qu’elle finirait pas s’y laisser bercer et par les admettre comme vraies.

Elle n’y parvint pas. Elle préférait ne pas s’y attarder, cependant – elle aurait tout le temps d’y penser une fois que Rowan ne serait plus à ses côtés.

« La salle commune, si ça te convient ? J’ai quelque chose pour toi. »

Un sourire éclaira son regard, et elle l’entraîna vers les cachots en s’appliquant à faire disparaître les dernières traces de ses tourments récents, jugeant que Rowan en avait déjà assez supportés ainsi.


Ils entrèrent dans la salle commune vide des vert et argent dans un silence presque parfait, que seul le crépitement du feu dérangeait. Elle tenta d’appeler un elfe de maison pour qu’ils se fassent servir à manger ici, mais personne ne lui répondit – ils devaient tous être occupés à préparer le Banquet.

« Je reviens » dit-elle en descendant les escaliers qui menaient aux dortoirs des filles.

Elle entra dans le sien et ignora soigneusement le petit paquet destiné à Blaise qui reposait sur sa table de chevet. Elle prit l’enveloppe soigneusement glissée à l’intérieur d’un livre de sortilèges avancés, et remonta rapidement en prenant garde à ne pas marcher sur les soieries de sa robe.

« Ce n’est pas grand-chose, prévint-elle. Mais je me suis dit que cela changerait des livres que je t’offre habituellement. »

Elle lui tendit l’enveloppe avec un peu d’appréhension. Elle contenait deux places en tribune officielle pour un match des Harpies de Holyhead qui se déroulerait pendant les prochaines vacances scolaires, pour qu'il puisse y emmener Hope ou un de ses amis.

Ses efforts précautionneux finirent par payer. Le corps tendu de sa cadette sembla s’apaiser suffisamment, reprenant même une respiration que l’on pouvait qualifier de normale. Du moins, en apparence. Rowan se fit la remarquer qu’il devait garder un œil vigilant sur elle, au cas où ses nerfs se décideraient à l’abandonner une nouvelle fois.

« Cela me va parfaitement. Je te suis. » Il eut du mal à assagir la fureur qui tournait en rond au fond de sa gorge, et ce, en dépit du sourire que Daphné lui adressa. Il aurait tant aimé s’y convaincre et oublier les paroles insensées du jeune Zabini.

Toutefois, le Sinistros n’était pas dupe. L’aigreur aiguë qui côtoyait son masque de nonchalance, ne risquait pas de disparaître sur la seule indication de sa volonté. Il allait devoir la cerner, la contrôler et l’écarter de sa conscience le temps qu’elle s’éteigne. Si seulement elle se décidait à se consumer totalement...

Sans ajouter un mot, il se laissa entraîner à la suite de son amie, leurs ombres se faufilant dans les couloirs menant aux cachots. Le romantisme désabusé de leur escapade, loin des impertinents, l’égaya. Ce mariage était définitivement une mauvaise idée.

Pas leur amitié.




Son entrée dans la salle commune de Serpentard, trois ans après avoir quitté cette dernière, provoqua en lui une vive mélancolie.  Bon sang. Tout son univers avait été chamboulé, brisé, désarticulé... Et ici, dans le lieu le plus propice à ses souvenirs, tout se trouvait encore à sa place. Rien n’avait évolué. Rien.

Ses yeux pâles et concentrés s’amusèrent à embrasser la pièce du regard, tandis que sa fiancée s’occupait à quelques affaires imprécises. De quelques pas flegmatiques, il s’approcha de l’immense canapé drapé de vert. La texture même de ce dernier titilla sa mémoire. Il y a des années en arrière, pendant une conversation avec Heath, ses coudes s’étaient appuyés sur ce dernier. À sa gauche, il pouvait presque replacer les sourires de Bentley et de Nathanael. Plus loin, dans un coin, la studieuse Vela tentait de se montrer indifférente au reste de ses camarades.

Damoiselle Pendragon. Qu’était-elle devenue, ces dernières semaines ? À l’extérieur de Poudlard, le monde avait tant changé... Et lui avec. Il soupira brièvement. Que restait-il de ce sixième année qu’il avait été ? De ses rêves ? De ses craintes ? De ses inclinations ?

Rien. Ou presque.

La voix de sa cadette le tira de ces pensées douces-amères, alors qu’elle lui tendait une lettre scellée. Son cadeau de Noël ? Rowan pencha son visage sur le côté, un sourire fin et franc lui venant. « C’est gentil, Daphné. Je t’en remercie. » Il entrouvrit l’enveloppe et en constata le contenu. Un éclat de joie gagna alors ses iris. « Tu as le don pour choisir le meilleur cadeau possible, n’est-ce pas ? »

Une certaine tendresse le trahit. « Le mien n’est pas encore arrivé. Tu risques de le recevoir avec un peu de retard. » Il marqua une pause. « J’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur. » Le jeune homme avança vers la baie vitrée donnant sur les fonds obscures du lac. En silence, ses doigts glissèrent contre la vitre.

Le passé ? Il l’avait broyé.

La réaction que Rowan lui offrit en découvrant son cadeau lui fit oublier pendant un instant à quel point son cœur était serré depuis qu’ils avaient quitté le banquet ; elle s’abandonna au repos que la présence rassurante de son ami lui donnait, lui répondant par un regard brillant et ravi de la tendresse qu’il exprimait à son égard.

« Bien sûr que non. »

Aurait-elle vraiment pu lui tenir rigueur de quoi que ce soit ? Elle se sentait véritablement redevable de ce qu’il accomplissait, mais aussi de se tenir auprès d'elle, d’apparence aussi sereine que s’il ne s’était rien passé de plus qu’une conversation aimable entre anciens camarades de maison. Cela lui permettait de maintenir sa douleur loin de son esprit, de nourrir encore un peu l’illusion que son plus proche ami ne l’avait pas répudiée – le temps de bâtir ses défenses de nouveau, pour mieux s’y enfermer, plus profondément que jamais.

Les mouvements élégants de Rowan attirèrent son attention, alors qu’il se déplaçait pour mieux regarder par la fenêtre qui donnait sur le Lac Noir. La salle commune avait toujours été grandiose, toute en draperies et en teintures des exploits de leur fondateur de Maison qu’elle avait si longuement détaillées, mais y voir son fiancé ne faisait que lui rappeler leur années communes au château – comme s’il éclipsait tout le reste.

« Poudlard te manque ? »

Sa question, posée avec douceur, faisait écho à son propre sentiment à chaque fois qu’elle s’aventurait hors des murs de l’école, depuis quelques temps. Elle ne la considérait pas comme sa maison mais… Les portraits qu’elle côtoyait depuis des années, les escaliers qui tentaient parfois de la piéger comme si c’était un jeu, les protections que ces murs lui offraient – c’était plus qu’une école pour elle. C’était un refuge.

Et le voir se tenir à un endroit où elle ne l’avait plus vu depuis trois ans lui donnait la sensation que ce refuge n’était plus vraiment complet.

« Tu me manques, tu sais. »

Comme lorsqu’elle était partie de la maison, laissant Astoria derrière, elle ressentait un vide qu’elle ne pourrait jamais combler ; ils occupaient tous deux une place si spéciale que personne d’autre ne pourrait s’y glisser.

Tout aurait été plus simple s'il avait été son frère de sang.

La confirmation qu’elle se permit de formuler à voix haute, le soulagea de quelques inquiétudes rampantes et indélicates. Il avait craint que son manque de ponctualité pour les présents de Noël ne ravive la fragilité précédente de sa cadette. Cet état de défaillance ostensible, empreint de souffrance et d’accablement, le touchait bien plus qu’il ne le laissait paraître. La faute à son empathie. À son humanité. À son attachement.

Les instants qui suivirent, ses yeux d’un bleu pâle et songeur s’intéressèrent à la clarté obscure des eaux profondes qui leur faisaient face. L’heure avancée ne leur permettait pas de distinguer grand chose. Toutefois, de rares reflets vivaces ondoyaient de temps à autre à la périphérie de leur vision, se moquant de la quiétude supposée du lac. Et de leur propre perdition dans la salle commune de Serpentard.

Une question, à l’intonation douce et affectée, dévia le regard de Rowan vers sa jeune amie. Poudlard lui manquait-il ? Un pauvre sourire s’esquissa sur ses lèvres, partagé entre la mélancolie et une certitude énigmatique, avant de disparaître. « L’ignorance de nos jeunes années me manque. » Et que dire de leur niaiserie ? « La protection indescriptible que nous donnait l’innocence, me manque également. » Il porta de nouveau ses iris vers les ténèbres extérieurs. « Je ne regrette pas d’y avoir terminé mes études. Seulement... J’éprouve de la nostalgie. » Et de l’amertume.

Les derniers mots lâchés le firent se tourner complètement vers sa fiancée. En silence, il la fixa avec affection. Oui. Elle lui manquait. Tout comme Hope. Tout comme... Sa boîte de Pandore.

« Je le sais, Daphné. » D’un pas lent, le Sinistros s’approcha d’elle, ses doigts venant lui serrer l’épaule brièvement. Pas besoin de plus. Le geste remplaçait les paroles. Ils n’avaient jamais été avares en démonstrations, sauf peut être une unique fois dans leur enfance, et il ne comptait pas changer ce fait maintenant. Il la connaissait suffisamment pour la savoir gênée par les contacts physiques.

En croisant les mains dans son dos, Rowan se souvint de la demande qu’on lui avait faite quatre jours plus tôt. La tranquillité des lieux l’aida à se détendre suffisamment pour que son esprit vagabonde au-delà des murs de la bâtisse. Jusqu’à un territoire non-nommé, où il imaginait parfaitement un repas familial jovial et aimant. Et le rire d’une Française trop perspicace. « À dire vrai, beaucoup de choses me manquent. »

Il sembla hésiter un long moment, avant de se résoudre à le dire tout bas. Lui, qui ne s'ouvrait presque jamais... « Surtout elle. »

Le tressaillement qui accompagnait inévitablement un contact physique qu’elle n’avait pas initié ne fut pas aussi douloureux qu’elle l'aurait pensé ; sans doute parce que sa main ne s’attarda pas, aussi éphémère qu’affectueuse. C’était suffisant, et ils le savaient tous deux. Elle lui manquait aussi.

Son hésitation lui fit prendre une expression peinée, aussi touchée par ses tergiversations que par ce qu’il lui exprimait. Elle avait beau ne pas pouvoir se rappeler l’époque où ils ne s’étaient pas encore accordé leur confiance, cette dernière n’avait jamais été aussi profonde que ces derniers mois, et il le lui montrait un peu plus à chaque fois qu’ils se voyaient. Elle. La femme qui était si exceptionnelle que Rowan s’était pris d’une affection sincère pour elle – cela était bien plus que suffisant pour qu’elle intrigue Daphné.

« Tu veux bien me parler un peu d’elle ? »

Son ton prudent, désireux de ne pas entraîner Rowan vers des chemins qu’il ne souhaitait pas prendre, fut suivi presque immédiatement par les vingt-et-une heures qui sonnaient. Elle doutait que le banquet dure encore des heures, et certains allaient bientôt revenir dans leurs salles communes. Y compris les Serpentard.

« Je devrais peut-être te raccompagner avant que d’autres Serpentard ne finissent de dîner, commenta-t-elle le visage fermé et la voix filée de regrets. »


Ils n’étaient plus qu’à quelques couloirs du Hall lorsque des hurlements déchirèrent le calme du Château, résonnant entre ses pierres froides et imbibées de magie. Daphné s’arrêta net dans son mouvement, et demeura immobile durant une poignée de secondes. D’abord pour comprendre ce qu’il se passait, puis d’où ces cris venaient – et quand elle comprit, elle se mit à courir.

Elle n’eut pas l’idée de jeter un sort à sa robe magnifique, aux tissus chatoyant si doux et si précieux, pour qu’elle évite de traîner dans la poussière, manquant d'emprisonner ses chevilles lorsqu'elle n'y prenait pas garde. Non. Daphné ramassa sa robe dans ses deux mains si crispées qu’elle aurait juré s’être brisé les phalanges, la froissant sans même ressentir un pincement coupable, et elle courut. Vers la Grande Salle. Vers Astoria.

Vers Hope, lui rappela la présence de Rowan à ses côtés. Harmony et Blaise ne l’effleurèrent pas. Astoria passait avant eux, avant elle-même, avant tout le reste.

Elle courait, son cœur menaçant de rompre ses côtes, ses poumons criant leur manque d’air, ses joues embrasées par sa peur si profonde qu’elle lui transperçait le ventre comme si on l’avait empalée avec. Ses chaussures faisaient un tel bruit contre le sol, se répercutant lui aussi, pourtant incapable d'étouffer le bruit de la panique qui la blessait toute entière.

Que serait-elle sans Astoria ?

Une voix lui murmura au creux de l’oreille, au creux de son cœur, qu’elle ne serait qu’une étoile morte sans elle. Une supernova, qui exploserait en détruisant tous ceux qui se tenaient trop près d’elle. Elle n’eut pas besoin de tenter de se convaincre que c’était faux en poussant la porte de la Grande Salle si fort et si mal qu’elle s’écorcha les doigts jusqu’au sang sur son bois. C’était inutile.

Certaines vérités ne pouvaient pas être combattues.