Des retrouvailles qui promettent d'être difficiles

"Braden,

Samedi prochain je serai de passage à Pré-Au-Lard. Rejoins-moi à la Tête du Sanglier, je t'y attendrai à 15 heures. Je compte sur toi,

Dwight."

Après avoir rapidement griffonné ces quelques mots entre deux cours, Dwight roula le petit message destiné à son ancien protégé et le remit à un hibou grand duc d'Haveirson, en n'oubliant pas de le nourrir, paiement nécessaire pour s'assurer que le volatile remplirait correctement sa tâche. Il le regarda s'envoler, un vague sourire flottant sur les lèvres. Tout restait à faire.

***

Le jour dit, Dwight transplana depuis Haveirson à 14h30, pour déboucher une minute plus tard dans l'allée principale de Pré-Au-Lard. Il se tint là, immobile, pendant quelques instants, laissant les souvenirs l'envahir avec délicatesse et insistance à la fois. Dans cette boutique, il avait accompagné Flutis Jones, son propre mentor à l'époque, pour qu'il se choisisse un nouveau balai. Là, derrière ces tonneaux, il s'était caché tout un après-midi durant pour échapper aux représailles de Calista, à qui il avait accidentellement coupé les cheveux en cours de sortilèges. Ici, pour la toute première fois, Noémie l'avait giflé, puis embrassé...

Souriant tristement, le jeune homme songea qu'à peine plus d'un an avait passé depuis qu'il n'était pas revenu ici. Une immense partie de sa vie se trouvait là, un passé enfoui qui se faisait chaque jour un peu plus évanescent. Il était inutile de courir après ; il n'avait plus sa place dans ce monde-là.

Les mains dans les poches, il se dirigea vers la Tête du Sanglier. Plus discret et silencieux, et il ne doutait pas que Braden aurait bien besoin des deux lorsqu'il apprendrait ce qu'il avait à lui dire. Ouvrant la porte, il salua le barman d'un signe de tête et s'assit à une table dans le fond. Le bar était vide, tant mieux. Avec un sourire fatigué, il passa commande :

- Une bouteille de brandy je vous prie. Le Fût du Dragon. Ah, et deux verres également. Je vous remercie.

Il paya l'addition puis se servit un verre en attendant le jeune Gryffondor, non sans une pointe de curiosité en se demandant si il aurait changé durant cet intervalle. Il sirotait son verre en se balançant négligemment sur sa chaise quand une ombre vint finalement obscurcir les quelques rayons de lumière qui filtraient à travers les carreaux crasseux du pub.

- Ah, dit-il avec un sourire, je t'attendais. Assieds-toi, je t'en prie.

- Moi de même..., répondit le rouquin avec un petit sourire, levant complètement les yeux vers Braden.

En un an, celui-ci était passé de garçon à jeune homme. Sa voix avait changé, ses muscles s'étaient développés, et il avait bien pris dix centimètres. Sa mâchoire était également plus carrée que dans ses souvenirs. Il aurait certes pu le reconnaître s'il l'avait croisé, mais son vieil ami avait toutefois bien grandi. Dwight faillit lui en faire la remarque, mais se ravisa à temps : même si, en l'occurrence c'était vrai, nul besoin de ressortir ces éternelles observations que les personnes âgées faisaient à leurs petits enfants à chaque fois qu'ils les voyaient, sans s'apercevoir que ce n'étaient pas leurs engeance qui grandissait, mais eux-mêmes qui se tassaient.

- Je te sers un verre ? invita-t-il, tout en remplissant celui du Gryffondor sans même attendre de réponse.

En temps normal, l'Abraxans ne se serait pas permis de faire quelque chose comme ça. Son protégé n'avait que seize ans, et si quelque part Dwight se doutait qu'il avait peut-être commencé à picoler avec quelques amis, il ne voulait pas l'y encourager. Mais ce qu'il s'apprêtait à lui dire le requérait; pour une fois, il pourrait faire abstraction.

Pensivement, Dwight baissa les yeux vers son verre, et fit tourner l'alcool à l'intérieur.

- Hum... alors les cours, ça se passe comment ?

La tentative d'approche était incontestablement pitoyable, mais le jeune homme ne savait pas comment annoncer la nouvelle sans être trop brusque. Tôt ou tard, il faudrait en venir aux faits, mais maintenant qu'il s'y trouvait confronté, Dwight ne savait plus comment s'y prendre. La réaction de Braden l'avait elle-même, en soi, passablement surpris. Il s'était attendu à de la colère, de l'impatience ou même de la rancoeur. Où était Clarke ? Un an sans donner de nouvelles, que s'était-il passé ? Comment Dwight pouvait-il se permettre de réapparaître ainsi du jour au lendemain, comme si de rien n'était ?
Toutes ces questions auraient rendu la nouvelle plus facile à annoncer. Mais Braden s'était montré calme, courtois, chaleureux. Avec un mélange de fierté et d'horreur, l'Abraxans se rendit compte qu'on venait de lui tendre un parfait miroir de lui-même.

- Le Fût du Dragon, une marque de brandy. Je vois que tu sais apprécier les bonnes choses, répondit-il avec un sourire mi-figue mi-raisin.

Le fait que Braden apprécie un alcool aussi fort lui confirma que ce n'était pas la première fois qu'il buvait, et Dwight ne savait pas si ça devait le déculpabiliser, ou au contraire le conduire à s'inquiéter davantage.

Lorsque son jeune ami - ou plutôt, le meilleur ami de son frère - lui parla de son cours de Défense contre les Forces du Mal, Dwight se contenta de hocher la tête d'un air désolé, en poussant un long soupir désenchanté. Il semblait qu'en très peu de temps, le niveau avait bien chuté, à Poudlard, pour que toutes les années se retrouvent mélangées...

Puis Braden s'enquit d'avoir de ses nouvelles à lui, et l'Abraxan étouffa un petit rire sans joie, avant d'avaler son verre d'une traite, et de s'en servir une seconde rasade, ainsi qu'au Gryffondor, qui avait déjà vidé le sien. Après quoi il se racla profondément la gorge.

- Moi... je suis en vie, alors j'imagine que tout va bien, grimaça-t-il. Dwight marqua une pause, et le fixa longuement et tristement. Tu ne désires pas avoir de nouvelles de Clarke ?...

- Clarke va bien, il... il est en paix... Là où il est...

Dwight n'avait pas fini de dire ces mots qu'il eut l'envie soudaine de se cogner en plein visage ; malgré toute la condescendance que ce prochain lui exprimait, pour une fois il comprenait et partageait les sentiments qu'avait eus Logan la dernière fois qu'il l'avait croisé. Clarke est mort. Clarke est mort. Mort, mort, mort. Etait-ce si dur à prononcer ? Ce n'étaient que des mots, que du vent, pourquoi ces paroles ne voulaient-elles pas sortir de sa bouche ?!

L'étudiant fixa son regard sur son apprenti, hagard: il ne pouvait se résoudre à l'idée qu'il allait lui briser le coeur. Il faudrait en venir aux faits, tôt ou tard, le mettre au courant, ce moment viendrait. Mais, comme un enfant, l'Abraxan s'y refusait, sans doute par pitié pour Braden, mais aussi parce que ces termes lui faisaient trop mal. Parler, c'était reconnaître un fait comme réel. Et reconnaître les membres de sa famille comme morts, c'était les effacer un peu plus de son esprit avec une éponge humide. Tout ce que Dwight se refusait à faire.

Deux sorciers à la dégaine douteuse et sale débarquèrent dans le pub et réclamèrent des pintes. Le jeune homme leur lança un coup d'oeil agacé : ils empestaient ; désormais, le Gryffondor et lui n'étaient plus les seuls occupants de ce bar miteux qu'était la Tête du Sanglier, à ce détail près que les nouveaux arrivants s'accordaient incontestablement mieux au décor qu'eux-mêmes.

Il se passa la main sur le visage, puis sourit, les yeux rivés sur la table :

- Tu te rappelles la fois où tu es venu passer l'été chez nous, en troisième année...? Clarke et toi n'arrêtiez pas de faire des expériences magiques bizarres, maman devenait folle à force de vous dire d'arrêter, tous les jours elle avait peur de recevoir un hibou du Ministère de la Magie vous annonçant que votre comportement abusif vous avait valu un renvoi de Poudlard. Et Saskia qui n'avait d'yeux que pour toi, elle te suivait partout en te regardant avec de grandes expressions émerveillés, et elle disait qu'elle se marierait avec toi ! conclut-il en riant.

Ces souvenirs lui réchauffaient le coeur presque autant qu'ils le déchiraient. Même Saskia, sa petite soeur, qui n'avait que sept ans... Ses pouvoirs ne s'étaient même pas révélés, elle aurait aussi bien pu être une cracmolle, et ce n'était qu'une enfant. Mais envers elle, les Moldus s'étaient montrés sans pitié. Dwight avait retrouvé son petit corps sous la table basse du séjour, le dos criblé de balles. Son visage, pâle et livide, ressemblait à celui d'une poupée de porcelaine cassée, à la différence près que le sang et la cervelle conjoints teintaient ses cheveux flamboyants d'un pétrole visqueux.

La mort dans l'âme, Dwight soupira longuement. Au moins, Braden lui avait facilité la tâche : il n'avait pas à le dire. L'entendre, c'était déjà trop. Quatorze mois avaient passé ; la plupart des gens avaient le temps de faire leur deuil en quatorze mois. Mais pas le jeune homme. Jamais.

Il se servit un verre, qu'il but d'une traite. Puis deux. Puis trois. Puis il le reposa brutalement, du geste incontrôlé caractéristique des personnes qui commençaient à être soûles, le regard fixé sur la table.

- Tout est de ma faute. Je suis désolé. Tu avais raison dès le début ; tu n'avais tout simplement pas les bons arguments.

Naturellement, Dwight faisait ici référence à leurs anciens désaccords concernant le monde Moldu ; l'ancien Poufsouffle et le Gryffondor avaient beau s'être mutuellement appréciés, leurs relations n'avaient pas toujours été sans nuages à l'horizon, et ce thème avait été fréquemment un sujet de dissensions entre eux deux. Au fil du temps, ils avaient tacitement décidé d'arrêter d'en parler en présence l'un de l'autre. À présent, le rouquin reconnaissait son erreur.

- Le 10 juillet de l'an dernier, reprit-il d'un ton monocorde, je suis allé passer une semaine dans la famille de Noémie. Je suis rentré le 16, très exactement ; tout était silencieux alors qu'on était en plein après-midi. Ils étaient entrés par effraction et avaient tué tout le monde armés de kalachnikov... J'ai exigé auprès de la police moldue d'obtenir justice pour ces actes, mais ils ont refusé d'agir. Je n'ai eu que le temps de les enterrer en secret dans le fond du jardin avant de m'enfuir à nouveau parce qu'ils me cherchaient.

Il marqua une pause, la gorge nouée. C'était la première fois qu'il parlait de ce qu'il avait vécu, et cela faisait remonter des souvenirs beaucoup trop douloureux à la surface.

- Je suis désolé, répéta-t-il stupidement.

- Non. Tu ne comprends pas.

Dwight posa violemment son verre sur la table et se pencha vers Braden : son haleine embaumait l'alcool et ses mots se détachaient trop pour qu'il pût être jugé sobre. Il fixa des yeux hagards sur le Gryffondor.

- Cody et Garth. Tu te rappelles, mes deux amis Moldus… j'avais voulu te les présenter quand tu étais venu à la maison mais tu n'avais pas voulu les voir et… on s'était disputés à cause de ça.

L'Abraxans prit une profonde inspiration. Ces deux hommes avaient été ses amis d'enfance, ils se connaissaient de longue date, et il avait eu la folie d'imaginer qu'il pouvait tout leur dire. Mais les gens changent, et sans qu'il s'en soit rendu compte, la distance s'était creusée entre lui et les deux jeunes hommes, notamment à cause de ses années passées à Poudlard.

- Lorsque les sorciers ont été révélés, ils ont voulu que je vienne avec eux les tuer, continua-t-il. Je pensais qu'ils m'aimaient assez, je pensais qu'ils comprendraient… Je leur ai révélé ma véritable nature. Ainsi que celle de ma famille. Ils nous connaissaient, je me disais qu'ils verraient que les sorciers étaient des gens bien. Mais… j'ai eu tellement tort !

Il s'effondra sur la table et sanglota bruyamment, comme un bébé, tout en s'arrachant les cheveux. Puis il prit son verre et le lança rageusement contre le linteau de la cheminée qui se situait sur sa droite.

"-Tu n'aurais pas dû révéler ta véritable nature.. Tu aurais pu t'abstenir.. Personnellement, je n'aurai rien dit à ta place et rien ne se serait passé.."

La tête dans les bras, le jeune homme ne répondit pas, absent. Braden confirmait : c'était bel et bien de sa faute si sa famille était décédée. Il sentit son coeur se serrer, et fut pris d'une violente envie de vomir - à cause de l'alcool qu'il venait d'ingurgiter rapidement ou de son dégoût de lui-même, il l'ignorait. Sur la table, la bouteille de brandy trônait, à moitié vide. Le barman se dirigea vers eux, l'air mécontent:

- Je vous préviens, si vous venez faire du grabuge dans mon bar, je vous fous dehors direct!

Sans répondre, ni même lui accorder un regard, Dwight eut un petit hochement de tête, et pointa sa baguette sur les débris de verre devant la cheminée, qui arrivèrent dans sa main sous la forme du même verre, intact et toujours aussi crasseux. Il attendit que le barman s'en aille pour reprendre la parole, d'une voix d'outre-tombe.

- Je ne te cacherai pas que j'ai longtemps envisagé de mettre fin à mes propres jours. la vie perd toute sa saveur quand tu portes un tel poids sur tes épaules. Mais j'ai rencontré quelqu'un, un homme formidable, qui m'a permis de relever la tête et m'a fixé un nouvel objectif. Il m'a offert la justice que les aurores mordus me refusaient pour ma famille. Et il m'a fait comprendre qu'il m'incombait désormais de protéger les familles de sorciers pour contrer la menace mordue ; ce qui m'est arrivé ne doit pas arriver à quelqu'un d'autre, et je vais me battre pour ça.

"B... Braden ?" balbutia Mina, debout en plein milieu du bar. Rachel à ses côtés, les deux jeunes filles étaient venues boire un coup après leur virée shopping à Pré-au-lard. Etant rentrée quelques minutes plus tôt dans le bar sans que Braden et Dwight l'ai remarqué, la Serdaigle avait entendu tout ce que Braden avait dit au sujet des moldus. Le père de Mina étant lui-même un moldu, elle ne pouvait pas croire qu'il pouvait les insulter de cette manière. La lèvre tremblante, les larmes aux yeux, Mina fixait désormais son meilleur ami. Comment pouvait-il oser parler comme ça de sa famille, elle qui y était si attachée ?

"J'arrive pas à le croire..." dit-elle dans un simple murmure, déçue autant que triste.

Brusquement, Mina s'énerva et se retint d'être violente contre son présumé meilleur ami. La Serdaigle devint rouge écarlate et explosa:

"Comment peux-tu me faire ça ? Pour qui tu te prends pour parler des moldus comme ça ? J'ai du sang de moldu, MON PÈRE EST UN MOLDU ! Abruti de bouse de dragon desséchée !"

Dans un mouvement de colère, Mina attrapa le verre qui se trouvait devant Braden et le lança à la tête de Braden, avant de reposer le verre vide sur la table avec violence.