Toute frontière est une convention qui n'aspire qu'à être transcendée | Pv - Freya Nightingale

Leur mission s'était soldée par une réussite – la première à dire vrai, depuis le début de leur entraînement – et les félicitations abrégées de leur aînée. Si on pouvait nommer ainsi, le ton expéditif et impérieux bordé de reproches qu'elle leur avait concédé en une réponse suffisamment explicative. Une bien piètre gratification, en vérité, par rapport à l'effort qu'ils avaient eu l'obligeance de fournir. Un don guère innocent, ni offert de bonne grâce ; mandé fermement par la main d'un exécutant du Maître.

Par le biais d'une missive qu'ils ne pouvaient, ni l'un ni l'autre, se refuser à considérer. Au risque d'être blâmés – surtout lui – quant à leur manque d'implication.

Au moins, ils avaient été au bout de ce qu'ils devaient faire. Le reste n'était plus de leur ressort, même si la santé et la survie de leur proie persistaient entre eux ; comparables à des interrogations silencieuses. Fébriles. Réelles. Après tout, ils connaissaient bien l'individu toujours soumis au zèle de leurs supérieurs.

Et Rowan ne pouvait que prier pour la poursuite de son existence. De toute évidence, avoir du sang sur les mains – même indirectement – lui déplaisait fortement. Notamment quand ce dernier lui paraissait familier et appréciable.

Une fois débarrassés de leurs atours éthérés, ceux qui faisaient d'eux des ombres froides et meurtrières, les deux acolytes quittèrent le repaire de leur Seigneur. Au profit d'une maisonnée qu'ils savaient abandonnée, dans les quartiers quiets d'Avalon. Là-bas, camouflés de leurs adversaires et des curieux, ils pouvaient se reposer. Réfléchir. Et cerner consciencieusement les problèmes qui se présentaient au-devant d'eux.  

Le souffle encore court, bercé par le déplacement et la précipitation de leurs pas vers un refuge bienvenue, le jeune aristocrate entra dans la pièce principale. Son dos vint quérir immédiatement la dureté d'un mur, tandis que ses paupières se fermaient l'espace de quelques précieuses secondes. Respirer. Se vider l'esprit. Seule sa voix osa résonner au-dehors de sa chair. « D'ailleurs, je voulais te remercier. Sans ta baguette... Nous aurions éprouvé quelques difficultés. »

Le corps encore saturé d’adrénaline en dépit de toutes ces personnes qui avaient décidé d’être vraiment désagréables au cours de sa journée – d’abord la gamine décidément trop arrogante pour son propre bien, ensuite leur supérieure aussi aimable qu’un Détraqueur – Freya se laissa tomber avec reconnaissance dans un des fauteuils défoncés qui siégeaient dans la pièce principale, vidée de la plupart de ses meubles ; on pouvait encore deviner les traces d’une commode, de cadres, d’autant d’éléments qui prouvaient que cette maison avait été autre chose qu’un repaire temporaire, que l’annexe d’un laboratoire de potions.

Car il y avait des preuves que cet endroit servait à créer ; des fioles colorées étaient alignées, soigneusement étiquetées, et faisaient face à des bocaux remplis de substances étranges, mystérieuses – mais c’étaient des parchemins froissés, raturés, qui recouvraient la plupart de l’espace, jonchant le sol d’échecs successifs ou d’innovations fébriles, reconnaissables à l’écriture presque rendue illisible par l’excitation qui les recouvraient.

Freya trônait dans cette débauche créative avec la désinvolture de quelqu’un d’habitué, qui s’était approprié un endroit sans véritablement le vouloir, sans y prêter attention ; son regard n’était pas attiré par le chaudron qui bullait paresseusement, mais plutôt par le port altier de Rowan, dont la lassitude se percevait de là où elle était.

« T’inquiète » répondit-elle en haussant les épaules. « La prochaine fois, c’est toi qui leur fonce dessus. »

Un amusement teintait ses paroles, taquin, tout à fait conscient que cette idée était incongrue. Ce n’était pas un problème pour elle ; à force de travailler en tandem avec Rowan, elle parvenait presque toujours à deviner la prochaine étape, à savoir ce qu’il s’apprêtait à faire – c’était pratique lorsqu’ils étaient en mission ou en entraînement, mais pas très amusant.

« Tu comptes faire quoi par rapport à la gamine reloue ? McWood, un truc du genre ? »

Elle se redressa, sentant soudainement à quel point ses membres étaient fourbus, surtout à l’endroit où elle avait percuté ladite gamine avant de rencontrer le sol, douloureusement dur. Massant machinalement son épaule, elle s’approcha de la table sur laquelle était posée le chaudron, attrapant le collier qui y reposait. Cela pouvait attendre encore un peu, décida-t-elle ; le temps qu’il lui explique son plan.

Rowan en avait toujours un, n’est-ce pas ?

Tandis que ses yeux se reposaient, dissimulés sous le voile exténué de ses paupières, le jeune aristocrate s'autorisa à identifier les mouvements de son acolyte. Elle semblait évoluer avec empressement dans la pièce allouée à leurs activités – une distraction tantôt portée sur les potions, tantôt sur des réflexions avisées. Partagée entre leurs atouts intellectuels, et surtout la volonté de coopérer lorsqu'ils en avaient le besoin.

Au fil du temps, de la nécessité de ne pas se trahir au sein de l'académie, cette demeure était devenue leur repaire de fortune. De l'extérieur, la bâtisse ne paraissait pas tant abandonnée que cela ; leur permettant de goûter aux joies doucereuses de la quiétude. En dehors d'eux, et de la visite parfois inopinée de Juliet, il n'y avait pas une seule âme vivante dans les murs de leur refuge.

Ou alors elle se contentait d'évoluer dans un bocal fermé.

Un bruit sourd – celui d'une chute maîtrisée sur un objet vraisemblablement confortable – lui fit légèrement pencher le visage sur la gauche. Sa camarade avait l'air de végéter un peu plus loin dans cette direction. Il ne pouvait que compatir à son épuisement. En dépit du bourdonnement vrillant toujours ses veines ; un instinct primaire qu'il avait du cerner et diriger sans faillir lors de l'affrontement précédemment mené. Lui, autrefois si peu habitué aux frasques et aux querelles, se retrouvait désormais au cœur d'un système qui ne jurait que par de telles méthodes.

Le commentaire porté à son encontre l'obligea alors à sourire. Égayé tant par la forme que le contenu de cette taquinerie. « Je crains d'être capable de me briser les os, dans un affrontement de la sorte, avant même d'avoir eu l'occasion de frapper mon adversaire. » Ni défaitisme, ni plainte. Sa réponse était uniquement une constatation. Légèrement malicieuse. « Et tu risques de ne pas avoir assez de patience pour recoller les morceaux. »

L'interrogation suivante le fit brièvement froncer les sourcils, toujours à l'aise auprès de son mur. « McWood ? Je ne sais pas encore. C'est une jeune fille passablement perdue, de ce que j'ai pu en voir. Elle se croit déjà apte à affronter et épouser les ténèbres. » Rowan soupira. D'épuisement. Ou de lassitude ? « Or, je suis persuadé que ce n'est pas le cas. Elle ne doit pas se rendre compte des sacrifices que demande la cause. » Il marqua une courte pause dans son raisonnement. « C'est une enfant. Elle doit être diablement naïve pour peu qu'on soit capable de l'aborder par le bon côté. On doit pouvoir lui faire comprendre les risques qu'elle encourt sans trop l'exposer au danger. »

Parfois, alors qu’ils échangeaient taquineries et secrets qu’ils ne pouvaient évoquer avec personne d’autre, ou lorsqu’elle sentait confusément que sa vie dépendait de la façon dont Rowan allait couvrir ses arrières alors qu’elle se jetait en première ligne, il lui arrivait de se souvenir de leurs premiers échanges de l’année, séparés par des années d’éloignement après Poudlard ; de sa façon guindée de la vouvoyer alors qu’elle le tutoyait avec obstination, bien décidé à le faire fléchir. Oh, bien sûr, il lui arrivait parfois de se demander si Rowan n’était pas effectivement un vampire à en juger par le langage outrageusement vieillot qu’il employait, mais c’était devenu un vampire agréable.

« Non, c’est clair, je ne vais pas perdre mon précieux temps à ça » répondit-elle avec une nonchalance feinte, trahie par le sourire qui étirait ses lèvres. « Ils tremblent tous devant ma carrure imposante de toute manière. »

Ecoutant silencieusement ses réflexions, elle se mordit conscienscieusement l’ongle du pouce tout en réfléchissant à ce qu’il proposait – les sacrifices. Elle-même ne les avait pas ressentis avant la fin de mois de janvier, lorsqu’elle avait enfin pris conscience de la barrière que cela levait entre elle et les autres. Ce n’était pas seulement physique, ce n’était pas qu’une histoire de tatouage à dissimuler ; c’était quelque chose de plus profond et intime encore, car elle ne faisait que jouer un rôle – un de plus – lorsqu’elle était en présence de ceux qui ne savaient pas, quelle que soit l’ampleur de l’affection qu’elle leur portait. Comme en présence de Clemens, par exemple.

« Je t’avoue qu’elle ne m’a pas fait une très bonne impression. Imagine, devoir couvrir une fille aussi arrogante et imprévisible pendant une mission… Sérieusement, ça sera sans moi. »

Elle haussa les épaules, avant de se diriger vers lui, lui tendant le collier pour qu’il l’attrape. La chaîne, fine et dorée, supportait un petit sablier dont les deux parties étaient colorées différemment ; l’une était d’un brun mat, sombre comme du sang séché, alors que l’autre était presque transparente, à peine irisée.

« Tiens, c’est pour toi. Désolée, ce n’est pas de l’or – monsieur l’aristocrate devra se contenter d’un alliage » persifla-t-elle, avant de prendre un air grave, inhabituel. « Plus sérieusement, il contient une dose de Polynectar » reprit-elle en désignant la partie brune, « et une dose de potion de soin améliorée. J’ai utilisé un sortilège d’extension indétectable pour les doses, donc t’en fais pas, y’en a largement assez. »

La fierté qui allumait son regard devant son œuvre finit par faiblir, pourtant ;

« A priori, il n’y a pas d’interactions entre la potion de soin et le Polynectar, j’ai vérifié. Mais ne la mélange pas avec une autre, au cas où – bon, sauf en cas d’extrême urgence, bien sûr. Mais dis-le-moi au plus vite, histoire de t’éviter un potentiel empoisonnement. »

Au fur et à mesure, la respiration du jeune homme s'était apaisée. Elle emplissait désormais ses poumons d'un air bienvenu et quiet, davantage propice à un moment de repos qu'à la longue traque qu'ils avaient précédemment menés. Les membres tendus par la vigilance et l'action à venir ; le regard brûlant d'une détermination exacerbée. Celle de parvenir à capturer leur proie sans effusions de sang, ni violence grandiloquente.

La magie avait, en vérité, cet avantage salvateur d'épargner les chairs. De ne nécessiter aucune exaction sanguinolente. Les coups portés contre leurs adversaires, par le biais de leurs mains, s'apparentaient plutôt à une facilité toute trouvée. Un moyen de surprendre et de déstabiliser. Lors de leur échauffourée avec Costello et McWood, son acolyte avait employé cette méthode avec force.

À la remarque cerclée de nonchalance, Rowan esquissa un léger rire ; un son aiguë et inhabituel chez lui, tant il se montrait ordinairement d'un sérieux exemplaire. « Je n'en attendais pas moins de toi. » En un lent mouvement, il quitta le confort des ombres pour porter ses iris céruléennes vers sa camarade. « Et bien, il y a de quoi. Tu as de la poigne et de la force dans les épaules. Ils ont le droit d'avoir quelques frayeurs à ton égard. »

De sa position toute trouvée, auprès d'une paroi froide et rigide, l'ancien Serpentard s'autorisa à détailler les traits de sa binôme. Elle lui semblait diablement pensive. Assurément que ses mots – sa propre réflexion – avait du éveiller dans les tréfonds de son âme quelques éclats douloureux. Peut être les mêmes que les siens. Le poids des choix pour Freya ; de la punition pour lui. La peur. La solitude.

L'envie irrépressible, parfois, d'oublier.

Sans qu'il puisse vraiment se l'expliquer, ses pensées dérivèrent vers la silhouette de Novenka. Illuminée par des tracés blancs et brûlants, dont les ramifications couraient à travers les nuages massifs du Pays de Galles. Silencieusement, il soupira. Mieux valait penser aux gestes tendres et inexpliqués d'une inconnue, plutôt que la trahison d'une Française. « En l'état, je doute qu'elle soit prête à se battre pour quoi que ce soit. Ce n'est qu'une enfant. Certes, je te l'accorde, avec un caractère difficile à gérer. » Il pinça les lèvres. « Son sens des réalités doit être troublé par quelque chose. Tout en étant rectifiable... Avec la bonne approche. » Réfléchissant. « Nous pourrions tenter d'intégrer sa proximité pour jauger directement de la chose. Et voir... Comment la sauver d'une voie aussi abrupte. » L'éloigner des ténèbres.

À cet instant, le jeune homme perçut le déplacement de son interlocutrice, le regard piqué de curiosité. S'arrêtant sur la chaîne offerte ; brillante d'une dorure qu'il savait superficielle. « Je t'en remercie sincèrement, Freya. » Néanmoins, un tel détail ne le gênait pas particulièrement. Le cadeau se révélait trop précieux. « Nous savons tous deux à quel point ces potions peuvent nous sauver la vie. » Et il souriait, avec douceur et précaution. Réellement reconnaissant. « Tu en as aussi prévu pour toi ? »

La sauver. S’il avait évoqué ce sujet devant n’importe quel autre des leurs, il aurait tout de suite été accusé de trahison envers leur Maître, leur Cause – mais ils se connaissaient et se respectaient assez pour deviner leurs positions sur le sujet ; et, étrangement, elles n’étaient sans doute pas si éloignées que ce que l’on pourrait croire. Hochant sentencieusement la tête, elle lia son regard ébène au sien, sans savoir ce qu’elle y cherchait véritablement ; Rowan avait toujours été une personne dont elle avait respecté l’intimité, n’avait jamais tenté de le pousser pour découvrir ce qu’il cachait derrière son masque aristocratique. Il le lui dévoilait de lui-même, parfois.

« J’espère que tu sais ce que tu fais » commenta-t-elle simplement. « Mais tu peux compter sur moi, bien sûr. »

Comme toujours, après tout – et elle l’avait déjà prouvé plusieurs fois, ce n’était plus quelque chose qui pouvait être questionné, remis en question.

« Enfin, tant que je n’ai pas trop à m’approcher d’elle – elle a vraiment l’air chiante. Je te la laisse. »

Elle avait vraiment autre chose à faire que jouer la babysitter d’une gamine, aussi égarée soit-elle ; la potion Tue Loup qu’elle venait à peine de réussir, les recherches qu’elle menait de front avec ses études, son trafic de plus en plus disparate sur l’Allée des Embrumes…

« C’est rien » nuança-t-elle, haussant les épaules. « Le cheveu dans le Polynectar est celui du rouquin dont tu t’es déjà servi, mais si tu veux une autre identité je peux remplacer la potion. »

Quant au fait de leur sauver la vie… Oui, Freya le savait. Elle se souvenait encore du sortilège employé par cette fille de l’Ordre, des éclaboussures carmins qui avaient tâché son masque et ses vêtements alors qu’elle s’échinait à répandre la potion sur les plaies béantes de son instructeur, ses mains tremblantes, paniquées. La deuxième question lui fit quitter ces souvenirs douloureux, prenant brusquement conscience qu’elle fixait le vide depuis quelques secondes déjà.

« Ouais » acquiesça-t-elle en désignant le deuxième collier, jumeau de celui de Rowan, qui reposait sur la table. « Préviens-moi quand tes fioles seront vides, je les remplirai. »

Les quelques secondes qui s’effilochèrent entre eux, dans un silence de connivence somme toute familière, lui permirent de se redresser. De quitter l'appui rassérénant du mur, considéré jusque-là tel un élément porteur indispensable à son équilibre. Une teneur rendue précaire par les efforts qu'ils avaient du fournir auparavant ; et qui lui offrait, l'espace d'infimes instants, une ataraxie relative. Réconfortante.

Ses épaules lui donnaient alors l'impression, dans ces moments perdus du temps, de s'extirper du poids de leurs aînés. Des héritages pesants de l'aristocratie sorcière. Des choix qu'ils devaient prendre pour survivre et assurer sereinement leurs arrières. Et des actes, qu'il redoutait plus particulièrement.

Lui. Toujours incapable de formuler un Doloris sans se blesser intérieurement ; son empathie se refusant à tolérer de telles exactions envers le genre humain. Lui. Continuellement sous la surveillance de Christopher ; ce mangemort à la mâchoire carrée qui espérait deviner des choses en suivant les entraînements orchestrés par messire Gallant. Ses faiblesses, sans doute.

Cet écueil brûlant envers le Maître. Exacerbé par le sang des innocents et les murmures de ses proches. « J'espère que je le sais aussi. » Ses iris se bercèrent de la force caressante de son acolyte ; puisant dans leurs jumelles d'ébène tout ce qu'il savait capable de le maintenir en vie. La raison. La détermination. L'espoir. « Nous serons aisément fixés après nos premiers échanges. » Elle le suivrait.

Il n'en doutait pas. Ils étaient liés plus que jamais ; par la marque. Par l'alliance indissoluble qu'elle exigeait entre eux. Par le désœuvrement lorsqu'ils devaient mentir à leurs camarades de Sinistros. Nous allons quérir des ingrédients pour un travail de Freya, nous revenons. Plus tard. L'illusion offerte à leurs pairs, afin de les préserver du mal. « Je crains que ce ne soit pas qu'une impression, à dire vrai. »

Et il esquissait un autre sourire, cette fois-ci. Définitivement doux. L'ancien Serpentard savait à quel point l'incartade avait blessé sa binôme ; McWood ne mâchait pas ses mots. Pas plus qu'elle ne ménageait son instinct de survie. Ce qu'il prévoyait ne serait assurément pas une affaire aisée à mener.

« Pour le moment, l'apparence de feu Mortimer est celle qui me convient le mieux. » D'un geste lent et maniéré, Rowan avait glissé le pendentif autour de son cou. Ses doigts s'échinant à deviner les contours du sablier. « Celle de demoiselle Pendragon est-elle à ta convenance ? » Il avait porté son interrogation au-devant d'eux, d'un air distrait. Avant de se rendre compte de l'absence apparente de sa camarade ; définitivement ailleurs.

« Freya ? » L'inquiétude perça dans sa voix maîtrisée.

S’extirper de souvenirs douloureux, presque impossibles à croire tant ils étaient grotesques, fut aussi laborieux que de s’éveiller d’un cauchemar qui semblait ne jamais vouloir finir, si réaliste qu’il en devenait difficile, pendant quelques instants durant lesquels la tête tournait, de savoir si l’on avait bien réussi à rejoindre la réalité ou non. Pourtant, la façon dont Rowan prononça son prénom, teinté d’inquiétude, la força à papillonner du regard, chasser les dernières particules d’un souvenir dont elle se serait volontiers passée.

« Qui ça – la blonde ? Oui, oui, je m’y habitue. Pardon, je pensais à autre chose. Rien d’important. »

La situation était réglée, après tout – Gallant s’en était tiré sans autres dommages que des cicatrices qu’elle n’avait pas réussi à effacer, mais compte tenu du sortilège en question… Il avait eu de la chance. Elle ne comprenait d’ailleurs toujours pas d’où ce sortilège pouvait provenir – il lui faudrait s’y pencher, à l’occasion, pour tenter de maîtriser le contre sort, s’il existait.

Ils avaient tous deux tant de choses à faire et à protéger qu’il n’était pas judicieux de se perdre dans les méandres de souvenirs, d’actions révolues sur lesquelles elle ne pouvait plus grand-chose.

« Enfin, fais gaffe mec » reprit-elle en lui assénant une bourrade affectueuse, bien décidée à faire oublier ce moment d’absence. « Tu viens de rire, sourire et de d’inquiéter pour quelqu’un en cinq minutes. Heureusement que ça ne sortira pas de cette pièce, sinon ta réputation de vampire en prendrait un sale coup… »

S’arrêtant brusquement, prenant la mesure d’à quel point Rowan se détendait en sa présence – il fallait avouer qu’après l’avoir projetée au sol et manqué de lui fendre le crâne à leur premier entraînement, c’était tout de même la moindre des choses – et quittait partiellement les manières précieuses dont il se parait habituellement, et dont elle se moquait si facilement dès lors que personne d’autre n’était là pour les écouter.

« Je m’en plains pas, hein. T’es plus agréable comme ça. Ne redeviens pas relou exprès » ajouta-t-elle, suspicieuse.

Il ne manquerait plus qu’il redevienne aussi charmant qu’un Détraqueur et sa journée serait vraiment maussade. Et remplie de gens qui tentaient de se faire passer pour des Détraqueurs. Mauvais plan.

Petit à petit, son acolyte à la chevelure d'ébène revint à elle. Le vide s'estompa de ses iris sombres et tourmentées ; glissant hors de son refuge avec la volonté de disparaître en silence. Hors de la vue de ses victimes toutes désignées. Suffisamment gavée de souvenirs souffreteux – difficile à deviner pour lui, qui n'avait pas été mêlé à la périlleuse mission auprès d'un contact désormais mort.

Ce jour-là, l'ancien Serpentard avait été appelé à d'autres affaires. Par chance. Seules ses acolytes féminines, et leur instructeur – Gallant, s'étaient rendus sur place. La suite, ils la connaissaient tous. Deux membres supposés de l'Ordre du Phénix avaient enlevé un certain voyant, pour le conduire dans un bâtisse tremblante et surannée. Face aux mangemorts, ils s'étaient décidés à tuer leur victime, puis leurs opposants.

Des événements gorgés de sang, de douleur et de frayeur. Que Rowan était bien incapable de deviner.

« Elle est blonde, en effet. » De son regard inquisiteur et pénétrant, quoi que toujours teinté d'une douceur affectée, le jeune aristocrate s'efforça d'observer sa camarade. Davantage bercé par l'inquiétude, que par la volonté narquoise de la bousculer ; et il savait que ce genre de choses pouvaient la crisper légèrement. « Je dois t'avouer que c'est toujours... Déconcertant, pour moi, de te voir sous son apparence. » Vela Pendragon. Une gracile jeune femme qu'il s'était échiné à protéger pendant des années.

Un fantôme du passé ; devenu lointain et impossible à cerner au fil des mois. Depuis qu'il avait eu l'audace de la surprendre avec Heath dans les catacombes. Une ode définitivement morte. De la même manière que la boîte de Pandore. La Française. Anna. Ce simple mot lui fit fermer brièvement les yeux, le cœur piqué d'une douleur vive. Bien que cette dernière se montrait de moins en moins oppressante.

À dire vrai, la souffrance s’amoindrissait au fil des jours. Rowan se retrouvant à accepter, progressivement, la réalité de ce rejet cuisant. De cet abandon lâche et définitif. Anna ne reviendrait pas vers lui. Jamais. C'était un fait.

Lorsque ses iris décidèrent de quitter la protection de leurs paupières, elles se posèrent immédiatement sur les traits de Freya. La voix de sa binôme l'arrachant sans mal aux songes malheureux d'un amour brisé. « Trouves-tu de tels éléments si peu cohérents avec ma personnalité ? » Il la fixait, l'air vraisemblablement sérieux. Alors que sa voix ne l'était pas tant ; il répondait à la taquinerie avec un semblant de malice. « Néanmoins, je peux te l'affirmer. Il m'arrive même de boire, de manger et de dormir. »

Un éclat d'égayement anima son regard et ses lèvres. « Le sang seul ne suffit pas à distraite mon existence immortelle. » Et son esprit, aussi. « Je ne reste qu'un homme, dans le fond. »

La mention de Pendragon, cette fille qui n’était rien d’autre qu’une enveloppe charnelle temporaire pour elle, roulait étrangement dans la bouche de Rowan, comme s’il revêtait des sentiments particuliers, une affection dont elle n’avait pas connaissance – ils n’avait jamais été proches avant ces quelques mois partagés sous l’égide des Mangemorts, cela ne serait pas surprenant, bien au contraire.

« Tu la connaissais bien ? Non parce que je peux changer si ça te fait bizarre. Sérieux. »

Ce n’était qu’une illusion, une protection qu’elle tissait entre les autres et sa véritable identité – une de plus. Changer encore une fois d’apparence ne serait ni ardu, ni dérangeant pour elle, tant qu’elle trouvait quelqu’un dont le gabarit n’était pas outrageusement différent ; ce n’était qu’une armure, quelque chose de pratique, presque un objet auquel elle n’était pas plus attachée que ça. Il y avait peu d’objets auxquels elle était attachée, de toute manière.

Que Rowan se jette dans leurs joutes, en revanche, était définitivement quelque chose qu’elle appréciait bien plus que ses possessions matérielles.

« Je ne sais pas » répondit-t-elle.« Tu parles de ta vraie personnalité ou celle que tu montres à tout le monde ? »

Feignant la surprise lorsqu’il lui avouait dormir – un vampire qui dormait ? Presque aussi hérétique qu’un vampire qui ne brûlait pas au soleil – elle répliqua presque aussitôt :

« Vraiment ? » releva-t-elle, goguenarde. « Vas-y, cite-moi tes occupations ‘‘d’homme’’ ? Tu ne me parais pas si occupé que ça, à tout le temps traîner dans mes pattes par ici. »

Ce n’était pas dérangeant, habituellement. La présence de quelqu’un d’autre ne la déconcentrait pas, tant qu’on gardait ses distances avec les parchemins qu’elle noircissait et les chaudrons qu’elle remplissait – les premiers car elle avait besoin d’un minimum d’intimité dans ses réflexions, et le second pour une histoire de sécurité élémentaire. Ses potions pouvaient parfois s’avérer dangereuses pour les autres, comme pour elle-même.

Et il fallait avouer que ces prétendues autres distractions piquaient sa curiosité, réveillaient son besoin de tout savoir – de tout comprendre.

Maintenant qu'ils s'osaient à évoquer le sujet de leurs apparences temporaires, des enveloppes qu'ils pouvaient aisément jeter pour d'autres quand le besoin s'en faisait sentir, le jeune aristocrate éprouvait une impression sibylline et discourtoise. Difficile à appréhender, tant elle avait longtemps été une inconnue à son esprit. Aux bordures ciselées de doutes et d'incompréhensions.

Néanmoins, c'est lui qui avait eu présentement l'audace d'aborder l'existence de Vela Pendragon. Tout du moins, d'en venir à la nomination de son enveloppe charnelle. Bon sang. Ce mot lui brûlait la langue ; tel un poison insidieux et guère disposé à la réminiscence de silhouettes vouées au néant. « Et bien, pour être honnête... » Il n'éprouvait aucune hésitation, en dépit de l'incertitude qui rongeait ses souvenirs avec une langueur abusive. « … Je ne sais pas. Elle était une camarade que j'appréciais du temps de Poudlard. » Usant du passé pour rendre compte de la réalité ; il n'y avait plus de relation entre eux. Ni salutation. Ni regard.

Quelque part, c'était comme si son ancienne protégée avait cessé d'évoluer dans la même sphère que lui. Singulier. Effrayant. Cependant un fait impossible à nier. « Sans plus, en l'état. » Elle avait tout simplement cessé d'exister. Emportant avec sa disparition tous les embranchements possibles qui avaient jadis existé. « Je pense qu'il faut que je m’habitue, tout simplement. » Et il murmurait ce constat avec sincérité.

Avant de reléguer les fantômes de son cœur au placard, préférant s'attacher les éclats taquins de son acolyte. Celle qui l'accusait, en riant, de vampirisme. L'idée lui plaisait – de paraître, et non d'être, assurément – et il lui arrivait même d'en jouer à l'encontre de ses pairs. Nul doute que certains devaient s'imaginer des choses monstrueuses à son sujet. Tel que boire le sang de quelques vierges innocentes aux douze coups de minuit, par exemple.

Déjà qu'il rechignait à faire couler l'essence carmin de ses adversaires, une vision pareille avait le mérite de le mettre passablement mal à l'aise. Mieux valait tenir à l'écart de ses pensées, cette gravure gothique – malgré qu'il s'en faisait en interprète tout désigné pour la plèbe attentive. « Je dirais que tout dépend de celle à laquelle tu tiens actuellement la conversation. » Et, afin de poursuivre la malice de son ton, il esquissa un sourire dans lequel se percevait ses canines.

En vérité, elles n'avaient rien de celles d'un véritable vampire. Si ce n'est qu'elles devaient effectivement déchirer par la pointe.

À ses réponses assurées, sa camarade mimait une foule d'émotions qui ne pouvaient que l'égayer. Ils se taquinaient ainsi avec une connivence singulière ; brisant la sobriété coutumière de leur refuge. « Tu es bien curieuse, Freya. » En dépit de ce qu'il disait, Rowan ne la rappelait pas à l'ordre. De toute évidence, sa voix n'était pas assez sérieuse et quiète pour y correspondre. « Mes occupations d'homme ne diffèrent pas spécialement de celles des autres. » Il se doutait, dès lors, qu'elle ne lâcherait pas l'affaire.

Il le sentait autant qu'il le voyait briller dans les iris de son alliée. Et, assez curieusement, l'ancien Serpentard ne savait guère comment interpréter leur échange. « Tu dois assurément te douter de ma réponse, n'est-ce pas ? » Pas plus qu'il ne parvenait, désormais, à trouver une réplique suffisante. Une illustration, aux occupations masculines si malicieusement évoquées. À moins que... « J'ai beau avoir le teint aussi frais que celui d'un cadavre, mon cœur semble battre encore à mes oreilles. »

Son sourire devint plus large. Définitivement narquois.

Brièvement, Freya se demanda comment elle réagirait si Rowan prenait l’apparence d’un de ses camarades de Poudlard ; mais cela dépendait de tant de facteurs – la nature de leur mission, la personne choisie – qu’elle ne put tirer quoi que ce soit de concluant. Ce n’était pas très important, de toute façon. Ce qui l’était, en revanche, c’était les étranges confidences que Rowan semblait disposé à faire, presque inédites, et qu’elle accueillit donc avec un silence respectueux, pour une fois, se contentant de lui assurer son écoute en le regardant attentivement.

« D’accord » acquiesça-t-elle finalement.

Elle préféra ne pas s’appesantir sur un sujet déjà lourd de sentiments et de souvenirs qu'il semblait plus sage de ne pas éveiller, ayant conscience de ce que pouvaient dissimuler les remous tumultueux lorsqu’on agitait un peu trop les choses. Non, se laisser porter par les taquineries qu’ils enchainaient à un rythme beaucoup trop soutenu pour ne pas ravir son intellect était quelque chose de beaucoup plus intéressant.

« Je vais choisir de penser que je fais face à la vraie. » C’était de loin la plus intéressante.

S’esclaffant à sa remarque sur sa curiosité – une phrase qu’elle avait entendue bien trop de fois pour ne pas en rire à chaque fois, comme une preuve de sa désinvolture à ce sujet. Son ébauche de réponse à sa question ne parvint pas tout à fait à lui faire reprendre son sérieux ; si elle avait cessé de rire, un sourire étirait encore ses lèvres alors qu’il tentait de trouver des occupations d’homme tout en restant si subtil et mesuré.

Freya, en revanche, n’était ni subtile, ni mesurée. Elle posait les questions dont elle voulait obtenir les réponses sans véritablement s’attarder sur les conséquences, elle créait sans se brider, et surtout ressentait tout sans s’infliger les barrières qu’eux, de l’aristocratie, semblaient ériger avec tant de soin – en tous cas, Rowan semblait le faire. Et ce sourire narquois qu’il affichait ne faisait que la conforter dans sa décision, dans sa volonté de le lui ôter et d’observer sa réaction avec beaucoup d’amusement.

Prenant appui sur son épaule sans même y réfléchir, elle s’hissa pour compenser leur différence de taille et enserrer sa nuque de son autre main, laissant son pouce paresser sur sa carotide, comme si elle tentait d’en compter les battements.

« Tu as raison. Il bat » remarqua-t-elle sans le lâcher du regard, tout aussi souriante qu’il l’était quelques instants auparavant. Tout aussi moqueuse.

Sans s'en préoccuper davantage, ils écartèrent le sujet précédemment abordé. Les apparences. Ils turent ces images volatiles ; ces songes fébriles attachés à des époques révolues. Mortes. Tuées sur l'autel du temps et des exigences de la vie. Cette dernière ne pardonnant que peu les écarts creusés par la distance. Surtout dans les premières décennies d'une existence humaine.

L'un comme l'autre, ils préférèrent plutôt s'adonner au semblant de querelle qui animait leurs lèvres. Une distraction mêlant des émotions multiples, aux ramifications parfois douteuses. Tantôt un rire taquin – guidé par cette joute verbale somme toute aimable – tantôt une secousse plus sinueuse. Lui permettant d'oublier tout le reste sous l'aisance qu'ils avaient désormais à communiquer.

À omettre les douleurs du réel par le biais de leurs frasques orales. Des propos malicieux ; piquants à souhait son palais et sa langue à chaque réponse. Il ne lui était pas coutumier d'offrir de la sorte son humour – douteux, selon Clemens – et sa dérision ; à l'exception de ses proches. Eux seuls ayant le loisir incommensurable de prétendre aux douceurs de ses plaisanteries maniérées.

« La vraie est sans nul doute possible la plus humaine des deux. » Cette confidence – qui n'en était pas tant pour quelqu'un d'aussi observateur que son acolyte – il se retrouva à la murmurer. Empreinte d'une inquiétude singulière et indescriptible ; avec la crainte inavouée d'être repéré par quelques esprits éthérés et impertinents. Puisque toute sa vie était tissée à la croisée des mensonges. Des faux-semblants. À dire vrai, toute la puissance de sa position sur l'échelle sociale résidait en ce point précis.

Tous voyaient en lui l'héritier d'une grande famille de l'aristocratie. Le beau-fils parfait. Un honorable Sang-Pur que les mensuels féminins s'arrachaient ; se disputaient dès qu'il était libéré d'un engagement marital. Noyé, l'heure suivante, dans des missives d'admiratrices longues et – souvent – ennuyeuses. En soi, il ne pouvait pas leur en vouloir, même si de tels intérêts finissaient par éroder sa patience légendaire.

Cet ensemble de faits et de chuchotements collaient en permanence à son paraître officiel. Le port sentencieux ; la voix maîtrisée ; la distance imposée par le langage et le ton. Ces détails s'estompaient partiellement avec ses intimes. Dont Freya.

Qui s’esclaffait à gorge déployée avant de se raviser ; l'égayement imprégnant toujours les traits de son visage. Devenus proches, soudainement. Intriguant. En vérité, il lui semblait deviner un mouvement bien plus large, certainement marqué par l'épuisement et l'amitié qu'ils partageaient. Une connivence suffisante à le rassurer et à la laisser approcher sans prendre garde. Ni se douter du retournement à venir.

Pourtant, très vite, il réalisa que sa camarade ne venait pas quérir du repos. Au contraire. Rowan sentit – avec une précision accablante – les doigts au velours sombre se déposer contre son épiderme. Le serrer sans défaillir. Fermement. Puis, devinant l'autre main, repérer et situer le geste qui glissait le long de sa gorge. Jouant une partition dont il n'avait entamé que les premières notes l'année passée. Une aubade grisante – sa chair se souvenait bien mieux que sa conscience de cette sensation– et chantante. Familière et inconnue à la fois.

Le cœur bousculé par leur nouvelle proximité – à laquelle, définitivement, il ne s'attendait pas – il eut du mal à se concentrer. À respirer. Au point que le souffle menaça de le manquer ; l'obligeant à accélérer les battements erratiques déchirant sa poitrine. « … En effet. » Le simple fait d'articuler se révélait être un exercice périlleux, tant la situation échappait à son contrôle. À la logique – Freya étant une ancienne compagne de Clemens, il n'avait jamais envisagé de se retrouver aussi proche d'elle – et la cohérence. Celle qui manquait, brusquement, à son enveloppe charnelle. Loin de s'échiner à comprendre les discordances de son âme. Projetée violemment entre toutes les figures féminines qui le renvoyaient ordinairement aux morsures exacerbées de la tendresse. De l'affection. Instinctives. Pas forcément plus cohérentes, cela dit. Telle que Vela. Anna. Novenka.

L'ancien Serpentard frissonna, tendu face à l'intrusion. Inapte à différencier les émois contradictoires qui tordaient ses reins. Qui faisaient chanceler sa contenance sous l'innocence et l'ignorance. Ainsi que l'envie. « Il bat. »

Les sujets qu’ils abordaient étaient toujours plus pesants, étirant leurs ramifications bien plus loin que ce qu’elle pouvait imaginer. Ce qu’il suggérait par le dessous de ses murmures était plus profond que les piques qu’elle pouvait lui lancer dans le but de gagner leur joute ; de le voir s’incliner face à elle. Car c’était cette ivresse des défis qui la poussait presque toujours à aller plus loin, quelle que soit la période de sa vie – le défi de parler à l’un des plus populaires de sa maison, de s’asseoir plus haut dans les gradins sans paniquer. De pousser les choses pour voir comment elles allaient s’agencer, ce qui allait se produire lorsqu’elle influencerait la situation.

La surprise de Rowan manqua de la faire rire une nouvelle fois ; elle sentait les pulsations s’accélérer brusquement sous la pression de son pouce, voyait l’agitation qui gagnait le corps si guindé de l’héritier Westminbrook, mais surtout – elle entendait sa confusion. Et c’était quelque chose de bien plus stimulant encore que les remarques qu’ils pouvaient échanger, que l’adrénaline qui se répandait dans ses veines lorsqu’elle foulait le sol de l’Allée ou portait son masque. Quelque chose qu’elle devinait être bien plus rare, presque précieux.

« Tu comptes répéter tout ce que je vais dire ? » remarqua-t-elle sans se départir de son sourire, affermissant sa prise sur lui.

Car les choses n’étaient pas assez agitées à son goût. Étirant son corps, ses mains s'appuyant sur sa nuque, Freya s’éleva de quelques centimètres encore – les derniers. Mais cela lui suffisait pour atteindre sa gorge, l’effleurer de ses lèvres. Laisser passer quelques instants avant de l’embrasser véritablement, scellant leur proximité sans même y réfléchir, comme s’il s’agissait d’une étreinte habituelle entre eux.

Il n’y avait pas que cette envie de l’extirper de son carcan, pourtant ; quelque chose couvait, plus insidieux, soigneusement dissimulé derrière le contrôle qu’elle se plaisait à afficher et les caresses que ses doigts infligeaient à la peau de l’ancien Serpentard. La pensée que ce n’était pas qu’un jeu – qu’il était véritablement le seul qui ne s’offusquerait pas si elle retroussait ses manches ; si elle ôtait ses pulls, le fond de teint qui dissimulait ce tatouage rouge sur son avant-bras gauche, pourtant rendu presque invisible par l’ébène de sa peau.

Mais ce n’était pas une pensée plaisante – bousculer un peu Rowan, en revanche…

Leur innocente joute verbale – aux accents malicieux – s’était progressivement muée en une lutte silencieuse. Une escarmouche à peine perceptible, en dehors de leurs souffles toujours plus attentifs, et de leurs regards curieux. Intéressés. Piqués par un émoi qui se défiait aisément des attaches affectives ; de leur habituelle entente ; de leur amitié inébranlable. Une alliance aimable et appréciable, qui n’avait jamais laissé présager entre eux d’une approche de la sorte.

Pourtant, à l’ombre d’un mur à la stabilité assurée, son acolyte s’était décidée à rejoindre sa proximité. Profitant d’un manquement d’attention – où d’un trop plein de conviction naïve – pour se frayer un chemin contre sa chair. Sa gorge d’albâtre. Qu’elle tenait d’une main ferme, presque impérieuse. Apte à le dissuader de toute esquive, tant ce contact enflammait alternativement son intérêt et son inquiétude.

Un soupçon de frayeur au bord de l’esprit, face à l’océan méconnu et infini qui définissait l’horizon. « … Peut-être. »

Les affres de l’amour ne s’étaient révélés à lui que depuis quelques mois ; un délais négligeable comparativement à une vie entière. Vingt années de chasteté, de maîtrise implacable et de mise à distance pour se préserver des autres. Une marge insuffisante à le préparer aux autres déclinaisons de l’Eros : les plaisirs inavoués, les soupirs et les mouvements licencieux. Des embranchements qui ne requéraient aucunement un attachement supérieur. Tel que celui éprouvé autrefois pour Anna, lorsque la Française daignait tolérer le froissement de leurs doigts.

Un songe balayé d’un revers de main, ou plutôt de lèvres. Portées contre son épiderme ; en des endroits jadis préservés. Vierges de toute intrusion. Un effleurement lent et continu, le poussant à raidir l’ensemble de ses membres. À désordonner le fil de ses pensées et les battements déjà furieux de son cœur. Auparavant exacerbés par l’approche ; maintenant agités par l’affront d’une embrassade impromptue. Doucereuse.

Affriolante pour ses reins.

Cette brusque contiguïté bousculait sa conception du monde, jusqu’à ébranler les rares idoles du passé. De fragiles artefacts entamés et brisés par la voix méprisable d’une Française. Broyés sous les devoirs oppressants d’un fiancé ; d’un frère ; d’un ami. Des influences aristocratiques qui ne pouvaient plus le retenir dans cette dégénérescence précieuse des gestes et des tremblements.

Son enveloppe charnelle était, en effet, piquée de frissons irréguliers. Des secousses légères et fébriles, impossible à voiler. Pas plus que les vives rougeurs, trahison suprême de son corps, s’étendant à la pâleur de ses traits. Le jeune aristocrate était déchiré entre la confusion grandissante de son esprit acéré, et l’envie ignorante de sa peau.

Rien ne lui interdisait de s’adjoindre à la débâcle des sensations. Alors, d’une main lente et novice, Rowan glissa ses doigts auprès de la mâchoire de sa camarade : y suivant brièvement la ligne sombre et délicate, avant de descendre sous son menton.