Il faut être léger comme l'oiseau, et non comme la plume

24/02/2007

Clemens secoua doucement la tête. Il n’avait jamais vraiment eu l’intention de faire quoi que ce soit de dangereux. Certes, il n’était pas un étudiant particulièrement calme et respectueux des règlements, néanmoins, il n’était pas Serdaigle pour rien. Ce qui le poussait n’était pas tellement la bravoure que la curiosité. L’insolence le menait dans des situations délicates, mais les risques qu’ils faisaient ainsi prendre à ses proches n’étaient pas une fierté. L’Allemand avait beaucoup de mal à trouver un équilibre entre ces différentes parts flamboyantes de sa personnalité. Il leva le regard vers Quinlan et tenta un sourire avec peu de conviction.

— Je ne te dirais pas de ne pas t’inquiéter… Je n’ai pas l’intention de faire quoi que ce soit de dangereux. Ça arrive juste. Si tu as une recette pour éviter de déclencher l’ire du Comte sans pour autant rester dans le flou concernant ses intentions et son identité. Je suis preneur Quinlan, vraiment.

Le ton rassurant de son amant le revigorait un peu. Pourtant, il était toujours frileux. Les souvenirs se mêlaient dans sa tête tandis qu’il essayait de retrouver une attitude assurée. Il forçait néanmoins la lueur de certitude dans ses yeux bleus, son sourire malhabile et la caresse sur la main de Quinlan. L’Allemand ne savait pas trop comment il pourrait se débarrasser de ses craintes, tout en sachant qu’il n’y arriverait pas sans aide, il refusait de se confier à n’importe qui. Sa façade de fierté inébranlable lui était bien trop précieuse. La sentir se craqueler entre les bras de son compagnon était une nouvelle douleur en soi.

— Oui, il est encore tôt et je voudrais travailler encore un peu sur mon prochain devoir de métamorphose. Je te rejoins bientôt.

Il déposa un léger baiser aux coins des lèvres du guérisseur, avant d’aller s’installer sur la grande table du salon. L’étudiant n’avait certes pas son matériel avec lui, mais la dissertation sur les sortilèges d’Animation ne lui paraissait pas suffisamment compliquée pour qu’il ait besoin d’un grand renfort de recherches. Ses nombreuses expérimentations autonomes du début d’année lui fournissaient déjà assez de matériel pour un premier brouillon. Empruntant une plume et un parchemin à Quinlan, Clemens gribouilla quelques réflexions et phrases sans attaches pendant un moment. Les textes suivis et argumentés n’étaient que rarement son point fort, et sa concentration lui échappait un peu plus de minute en minute. Son regard glissait invariablement sur la porte de la salle de bain laissée entrouverte.

Après une demi-heure de rédaction peu fructueuse, il retourna à la salle de bain. Dans la pénombre et le silence, la pièce lui paraissait encore moins accueillante qu’à l’accoutumée. Sans la confrontation, il aurait sans doute mis plusieurs semaines encore à réaliser sa peur croissante des points d’eau fixe. La simple vue de la baignoire vide lui causa déjà un frisson et il dut faire un effort pour ne pas s’en détourner. Au fond de la faïence blanche traînaient quelques gouttes mousseuses dont s’élevait encore une légère fragrance de cèdre. Si fines, si innocentes. Si accessibles.

Clemens se força à approcher du bord, grimpant sur la première marche avec un frémissement. Sa perception de la réalité se doublait de visions de corps gonflés, d’yeux vides et d’une eau noire et saumâtre. D’une main tremblante, il récupéra une goutte abandonnée sur le rebord, se détestant d’être si effrayé par un objet du quotidien. Le labyrinthe l’avait marqué bien plus profondément qu’il n’aurait jamais voulu le reconnaître. Avec un soupir, il recula précautionneusement et se laissa choir sur le carrelage froid. Les genoux repliés contre le torse, les yeux fixés sur la baignoire, il s’interdit de fermer les yeux, malgré la sensation d’eau saumâtre qui lui emplissait la bouche.

Bien sûr qu’il n’avait pas de solution toute prête pour Clemens. Quinlan le croyait quand il disait que ça arrivait juste comme ça, par la force des choses. Et malheureusement, ils n’avaient rien d’efficace sous la main pour se protéger des humeurs du Comte. Quinn esquissa un faible sourire désolé. Ces derniers jours l’avaient un peu fatigué, c’est pourquoi le guérisseur annonça qu’il partait se coucher en avance. Clemens était libre de lire, ou de travailler pour ensuite le rejoindre dans le lit. Ce n’était pas la première fois qu’ils faisaient comme ça, après tout.

Quinlan retira sa robe d’intérieur pour aller se coucher entièrement nu, comme d’habitude, laissant la porte de la chambre ouverte. Le sommeil le fuya un moment avant de le cueillir par surprise. Quinn se mit à rêver alors même qu’il n’avait pas eu la sensation de s’endormir. Et comme d’habitude, ses rêves n’étaient pas des plus joyeux. Cette nuit-là, il fut confronté de nouveau à la fête foraine où il perdait son frère, avant de perdre le monde entier, et de finir seul à hurler dans le froid et la pluie. C’était un cauchemar récurrent dont il n’avait pas réussi à se débarrasser, et qui était apparu juste après… Enfin, à l’automne 1988. Se réveillant soudainement si ce n’est en sursaut, il fut étonné de se savoir toujours aussi seul dans son lit. C’était bien la seule chose qui l’aidait à supporter une telle quantité de cauchemars : se réveiller auprès de Clemens, se serrer contre lui et tout oublier en se noyant dans sa chaleur. Mais il n’était pas là.

Inquiet, Quinlan passa sa robe d’intérieur qu’il ne ferma pas correctement — il la maintenait de ses bras croisés, il faisait froid hors de la couette — et alla dans le salon pour y chercher Clemens. Il était déjà presque quatre heures du matin… Mais il n’y avait personne. Ne pas paniquer, Quinlan, ne pas paniquer. Mais il ne put empêcher son cœur de battre plus vite, ni ses yeux de chercher frénétiquement un signe de Clemens. Ce n’est qu’en se retournant qu’il vit que ce dernier était assis sur le sol froid de la salle de bains, face à la baignoire. Oh merde.

— Clemens…?

Il l’avait appelé d’une voix douce et basse, avançant lentement vers lui dans la crainte de lui faire peur. Avec des gestes calculés, il s’assit lui aussi sur le sol, juste à côté de lui.

— Tu ne viens pas dormir…?

Et merde… Connard de Comte qu’est-ce que tu lui as fait ? Qu’est-ce qu’il a bien pu te faire pour mériter un truc pareil…? Peut-être que Quinlan exagérait mais il n’arrivait pas à accepter qu’on s’en prenne aussi violemment et gratuitement à Clemens, au point qu’il reste pendant des heures à contempler une bête baignoire. Il n’arrivait pas non plus à accepter sa propre impuissance, sa propre ignorance alors qu’il jouait aux psy sans rien maîtriser et qu’il avait peut-être… non, il avait sûrement fait pire que mieux.

Et merde… Qu’est-ce que je t’ai fait…?

24/02/2007

Déjà après les dix premières minutes, Clemens avait perdu toute notion du temps. Il vivotait dans un monde intérieur complètement flou de couleurs, de sons et de sensations. La réalité ne lui revenait que pendant de très courts moments, quand son corps engourdi se rappelait à lui ou qu’un début de crise de panique lui nouait la gorge. Alors il englobait toute la salle de bain du regard, reprenait conscience de la sécurité autour de lui et de la banalité du mobilier. Rien ne l’attaquerait, l’endroit où il se trouvait n’était en rien synonyme de danger. Jamais encore le Comte ne s’en était pris à lui dans les appartements du guérisseur. Il s’en était étonné au début, mais en était à présent réconforté.

Son regard se posait ensuite sur la baignoire et il essayait une nouvelle fois de se lever pour s’en approcher. Il voulait y poser un pied, trouver le courage de passer le bord et de retrouver la sensation froide et solide de la faïence sous ses pieds. Peut-être même faire couler l’eau et se laisser embaumer par la douce fragrance de cèdre, synonymes de quelques très rares moments passés dans la tendresse des bras de Quinlan. Ces images tentaient vainement de superposer leur atmosphère rassurante à celle, froide et apocalyptique d’un extérieur tempétueux et d’une piscine d’eau saumâtre où flottaient en nuages robes déchirées et cheveux effilés.

A chaque fois, l’Allemand sursautait à nouveau, se noyant dans ces souvenirs qui lacéraient son esprit avec leur longs doigts glacés. La crainte étreignaient son corps et il se sentait obligé de fermer les yeux, de détourner le regard. D’échouer encore. Il faiblissait tant mentalement que physiquement. Sa position inconfortable sur le carrelage froid l’avait perclus de crampes, et il frissonnait périodiquement pour tenter de prodiguer un peu de chaleur à sa chair. Il sombrait, sans avoir vers où, ni pourquoi, seulement armé de sa détermination à vaincre ses vices et à reconstruire la façade craquelée d’homme assuré et sans peurs.

Malgré l’appel à voix basse, Clemens sursauta violemment quand Quinlan l’interpella. Arraché à ses rêveries morbides, il leva un regard étonné vers son amant, complètement perdu pendant quelques secondes. Finalement, il sourit en voyant son aîné s’installer à côté de lui.

— Si, je t’ai dit que j’arrivais tout de suite. Je voulais juste me confronter à cette baignoire quelques minutes. Il faut bien que j’arrive à dépasser cette crainte, je sais bien que c’est irrationnel. Mais ça va aller, tu verras.

Ses mots se voulaient posés et rassurants, mais il était incapable de contrôler les quelques tressautements nerveux dans sa voix. Son regard avait néanmoins retrouvé une lueur égale et sans crainte, à défaut de son expression espiègle habituelle. Clemens glissa doucement sa main dans celle de Quinlan. La chaleur lui fit prendre conscience d’à quel point il avait froid. A quel point il s’était senti seul. Ses yeux se voilèrent légèrement, alors qu’il se tournait vers son amant.

— Non. Ca va pas en fait. Je sais pas. Pardon.

Il n’avait pas voulu le faire sursauter et pourtant Quinlan se demanda si Clemens n’allait pas faire un arrêt cardiaque. Il n’avait pas du tout fait attention à l’arrivée silencieuse de son amant, qui s’assit près de lui en lui demandant d’aller dormir. La réponse de Clemens le mortifia. Tout de suite…? Mais ça faisait déjà plusieurs heures qu’il devait être là, à affronter cette baignoire de façon totalement irrationnelle en effet. Quinlan eut soudain peur pour lui. Il avait peur de ne pas pouvoir l’aider, de le regarder dans toute sa faiblesse, la brisure de son esprit exposée sans détours… Quinlan détestait ne pas pouvoir guérir, et il était terrifié à l’idée que Clemens soit définitivement hors de sa portée.

Comme dans les pires cauchemars de Quinlan, la main qu’il serrait dans la sienne était froide. Un instant paralysé, le guérisseur ne trouva la force d’enlacer Clemens que lorsque ce dernier avoua que non, ça n’allait pas du tout. Le serrant tout contre lui comme s’il voulait le protéger de cette baignoire démoniaque, Quinn lui déposa quelques baisers dans les cheveux avant de lui miauler à l’oreille, au bord des larmes.

— Il est presque quatre heures, Clemens…

Quinlan était mort d’inquiétude. Qu’allait-il faire si Clemens avait complètement craqué ? Il se mit à trembler, et pas seulement sous l’effet du froid qui venait s’insinuer sous sa robe d’intérieur. Il n’aurait pas dû pousser Clemens comme ça, il n’aurait pas dû lui mettre le nez dans ses propres peurs. Il regrettait tellement…

— Tu viens te coucher ?

Un simple murmure comme pour le ramener à la raison, le ramener à la maison, dans les bras chaleureux qui normalement devraient l’entourer alors qu’il dormait à poings fermés. Quinlan oubliait parfois à quel point Clemens pouvait être jeune et insouciant… Il en voulait tellement au Comte de chercher à ternir la lumière qui brillait dans ses yeux, de le plonger aussi profondément dans la terreur, au point qu’il en perdait toute notion du temps. Quinn ferait tout pour préserver cette lumière. Tout.

24/02/2007

L’étreinte lui fit complètement perdre pied. Clemens fondit dans les bras de son compagnon, transi par le froid, par ses craintes, par ses doutes. Il ne parvenait pas à comprendre comment il avait pu passer plus de six heures dans la salle de bain à affronter une innocente baignoire. Son masque d’assurance ne s’était pas seulement fissuré, il avait complètement explosé pour finalement tomber en poussière. Il semblait impossible à reconstruire, détruit à jamais sous les yeux de la seule personne à qui il se sentait presque capable d’avouer ses faiblesses. Un mur persistait encore cependant, qui lui empêchait de tout avouer, de reconnaître et d’accepter ses vices.

L’Allemand hocha doucement la tête pour signifier son désir de trouver un peu de repos. Il se leva lentement, étirant ses membres raides de courbatures, le regard troublé dans le lointain. Ses yeux éprouvaient beaucoup de peine à se fixer sur Quinlan, tant la fatigue lui rougissait les pupilles. L’épuisement d’une concentration trop longue et trop violente se lisait sur son visage aussi facilement qu’un livre pour enfant. Clemens en aurait presque oublié le but déraisonnable qu’il poursuivait en s’installant pour confronter cette baignoire qui, de toute évidence, n’allait jamais s’attaquer à lui. Tremblant de tout son corps, il émit un grognement de frustration avant de se réfugier à nouveau dans les bras du guérisseur, se haïssant si ardemment d’avoir besoin de ce réconfort pour être capable de garder sa faiblesse silencieuse.

— Oui, allons oublier tout ça. Au moins jusqu’à demain.

Dans trois heures pourtant, les premières lueurs du jour danseraient derrière les nuages d’hiver, réchauffant tant bien que mal la terre humide du Pays de Galle. Il ressentait un tel besoin de fuir cet endroit qui ne lui apportait presque des déceptions et de nouveaux échecs. Ses rares réussites ne parvenaient plus à embaumer son cœur suffisamment pour créer un véritable rempart contre la noirceur qui le dévorait intérieurement. Il savait qu’il marchait sur une corde raide, toujours plus vite pour s’empêcher de perdre l’équilibre. Mais il n’ignorait pas non plus qu’il y aurait un instant, inexorable, où il déraperait et tomberait dans le vide.

Clemens s’écarta doucement de Quinlan, glissant une de ses mains dans la sienne pour l’entraîner derrière lui vers le lit. Sa marche était hésitante, lourde, si différente de son pas vif et assuré qu’il en était presque choquant. Il se déplaçait comme un malade à qui on aurait tout juste avoué la date de la mort. Il se laissa tomber sur les édredons sans prendre la peine de se déshabiller, attirant son compagnon avec lui, sur lui, se noyant dans cette présence rassurante. L’étudiant poussa un dernier soupir alors que ses tremblements s’estompaient enfin.

— Dis moi que je ne ferai pas de cauchemars. Pas cette nuit.

Et il sombra dans un sommeil lourd, si épuisé que pour une fois, il serait calme.