Douce promenade

La nuit avait été peu clémente avec lui, l'accablant de cauchemars et de vives impatiences. De ce fait, tôt le matin, Rowan avait abandonné le confort de sa chambre et la sympathie de son colocataire. Vêtu tout de noir, et engoncé dans une épaisse cape cendré, il s'était rendu de bonne heure dans les bois.

Vers onze heures, le jeune homme avait quitté le couvert des arbres en direction du château. Il espérait profiter des quelques heures avant son rendez-vous pour étudier au calme, dans la bibliothèque. La sémantique espagnole. Sa dernière lubie.

Toutefois, a l'heure dite, l'ancien Serpentard se trouvait déjà devant la lisière de la forêt. En silence, il scrutait les environs de son regard céruléen. Les conversations nocturnes, qu'il avait avec Clemens depuis deux mois, lui revenaient. Assurément, il allait y songer pendant son entrevue. Au bout de quelques minutes, il eût l'envie de se glisser derrière l'un des immenses troncs, lui permettant ainsi de guetter la venue d'Anna.

Quand la petite française arriva en périphérie de son champs de vision et le héla, Rowan se décida à sortir des ombres pour la rejoindre. Il fût frappé par la couleur éclatante de son manteau, digne de celle du petit chaperon rouge. Était-ce l'effet escompté ?

D'un pas nonchalant, il s'approcha d'elle sans se presser. Sa voix, aristocratique et maîtrisée, adopta un ton doux. « Je suis à tes côtés, comme tu peux le constater, Anna. » A la hauteur de la petite française, il  inclina légèrement la tête avant de lui tendre son bras. « Je suis prêt à te guider vers notre obscure destination. » Un sourire éphémère et sibyllin lui vint. Il espérait bien la surprendre. Du moins, essayer.

La stupéfaction momentanée qu'il espérait provoquer, outre le vif sursaut de sa camarade, n'advint jamais. Du moins, pas sous la forme escompté.  Profondément perplexe, Rowan se retrouva soudainement en proie aux mains de la petite Française. Atypique. Déconcertant. La sympathie débordante de la jeune femme le frôlait de trop près. Son cœur ne venait-il pas de marquer un malheureux écart dans ses battements ?

Attentif à ne pas trop se mouvoir, le jeune homme soupira d'aise lorsqu'elle s'éloigna. A grand renfort de patience, il parvint à conserver sa nonchalance habituelle. Même si les premières sensations de cette entrevue laissaient présager du pire pour la suite...

Tout en vérifiant scrupuleusement l'état de ses vêtements, rudement agressés par quelques accolades trop françaises et intimes à leurs goûts, il répondit d'un ton prévenant. « Ne te tracasse pas, Anna. Ce ne sont pas quelques minutes qui vont me priver du plaisir de te côtoyer. » D'un regard tout aussi doux que ses propos, il la considéra, avant de se mettre en marche vers leur destination.

Les premières questions l'égayèrent autant que la sollicitude de son interlocutrice. « Damoiselle Delflandre, cessez donc de vous tourmenter. » Un vague sourire, aussi narquois qu'énigmatique, traversa son visage. Il espérait le vouvoiement suffisant pour la rassurer. « En l'état, nous avons nos elfes de maison pour ce genre d'activités. La seule chose qui nous a véritablement occupé, une fois nos convives éloignés, ce sont quelques paperasses et doléances. Rien d'insurmontable. »

Autour d'eux, la lisière et sa bordure éclairée, s'estompaient progressivement. Ils s'enfonçaient dans les tréfonds de la forêt. Obscurs et humides. Semblable à quelques ambiances moites et licencieuses, où les branches des arbres s'effleurent et s'étreignent dans les hauteurs, jusqu'à faire disparaître le ciel. Sans aucune crainte apparente chez Rowan, ils poursuivirent leur incursion. Il connaissait le chemin, sur le bout des doigts, s'il le fallait.

Tandis que la jeune femme persistait à le questionner, l'ancien Serpentard avançait à ses côtés, d'une félinité véloce et gracieuse, tout en scrutant les bois aux alentours. Que pouvait-il lui préciser ?

« Je travaille beaucoup, pour maîtriser de nouvelles langues. Et étayer mes connaissances en diplomatie. » Il marqua une courte pause, son regard céruléen glissant sur les traits délicats du visage de sa camarade. Quelques mots vagues et nocturnes lui revinrent, faisant briller ses yeux d'un éclat indéchiffrable. « En vérité, nos pères ont loué cette villa pour nous deux, le temps des festivités. Ils savent à quel point nous devons entretenir notre réputation. Et nos alliances. »

Le pouvoir était un jeu permanent d'influence et d'opulence. En haut du tableau, ceux qui ont les moyens de s'afficher et de cristalliser les intérêts, tissent leurs toiles. De cette manière, lui et Heath préparaient leur avenir. Leurs ambitions. Froides et implacables.

Cependant, un terme l'interpella. « Dévore ». Quelle singulière appréciation... Une nouvelle fois, il porta son attention sur la jeune femme. L'obscurité engloutissait les environs de sa gueule décharnée et inquiétante, et lui-même commençait à devenir une ombre parmi les autres. Seule survivante, ardente et remarquable ? La belle brune capée d'un rouge sanguinolent …

A mi-voix, énigmatique et éthéré, presque inhumain par tant de mystères, Rowan lâcha quelques mots. « Est-ce un défaut, à tes yeux, Anna ? »

Si loin des hommes et des conventions... Qui pouvait dire lequel allait dévorer l'autre ?

Alors que sa gracile interlocutrice s'exclamait ardemment sur ses réflexes méticuleux et compulsifs, Rowan ne put s'empêcher de la contempler. Elle riait en de petits éclats, mêlant de l'amusement à de la consternation. Et il trouvait cela d'une plaisance sans nom. Enchanteur même. Aspirait-elle vraiment à le changer, en parlant de « travail » à faire ? Quel attrayant objectif …

Tandis qu'ils avançaient de concert dans les tréfonds obscures et oubliés de la forêt, le jeune homme continuait à détailler la petite Française à ses côtés. En secret, il s'interrogeait pensivement sur les remarques avisées de Clemens, lors de leurs délibérations nocturnes. Était-ce si malavisé de nommer aujourd'hui ces sentiments ? Peut être. Son ami, plus habile que lui en relations humaines, le pensait. Toutefois... L'insolite sympathie qu'il éprouvait envers Anna, semblait lui venir d'un passé lointain et insondable. Incompréhensible. Pouvait-il avancer l'ironique théorie des époux perdus par delà le temps, que la réincarnation réunissait en une divine circonstance ? Son esprit s'était trop égaré dans les écrits de Bram Stoker. Assurément. Cependant, il fut incapable de réprimer le sourire sibyllin qui lui vint.

Non. Aucun explication logique n'était en mesure de répondre à ses questions. Il chérissait la présence de sa brune camarade, tout autant qu'il se sentait en confiance avec elle. Comme s'il l'avait toujours connu. Qu'importe le lieu. L'époque. La société.

Ne serait-ce pas plutôt le parallèle entre l'emblématique Uther et la délicieuse Ygerne, mère d'Arthur ? Il n'en avait guère l'étoffe, pourtant... Sans rien laisser transparaître de ses pensées, l'ancien Serpentard acquiesça aux propos de la jeune femme. « Si tu te sens apte à m'aider, ce sera avec plaisir. » Il ne doutait pas un seul instant de ses connaissances... Ni de l'étendue des capacités de sa partenaire de promenade. Quel regret qu'elle ne soit pas enclin à quelques exotiques exercices de langue...

A travers l'étreinte suffocante des branches, la lumière luttait et disparaissait en de vifs et mornes battements. Ils évoluaient désormais dans une quasi-noirceur, sans que cela ne soit gênant pour lui. Habitué à cette seule et unique route. D'un geste qu'il espérait prévenant, il frôla inopinément le bras d'Anna pour l'orienter sur la gauche, hors du sentier.

Ils quittèrent la terre meuble pour gagner des abords davantage herbeux et mousseux. L'espace d'un instant, il sembla hésiter avant de se décider. Quelques verdures plus hautes se dessinaient devant eux, parfois épineuses, et il ne voulait pas indisposer la petite Française en salissant sa cape.

Cerner sa concentration. Prendre une grande inspiration. Rester calme. Il en était capable.

Rowan se tourna vers Anna, puis, avec une grande douceur qu'on ne lui soupçonnait pas pour un autre mortel, la souleva du sol. Il la tenait avec une fermeté délicate contre lui, comme s'il portait avec déférence le Saint Graal personnifié entre ses bras. Comme si la continuité du monde en dépendait.

Tous ses membres étaient tendus dans cet effort qu'il jugeait surhumain, espérant focaliser ainsi l’entièreté de son esprit ailleurs que sur son corps. Néanmoins, son enveloppe charnelle ne l'entendait pas de cette façon. Les rouages de sa contenance se crispèrent alors que les martèlements de son cœur gagnaient en intensité, au fur et à mesure qu'il percevait distinctement la chaleur de la jeune femme à travers leurs étoffes. Plus que jamais, il se sentait bercé par un émoi antique et pénétrant, qui se voulait protecteur. Défenseur. Tout en étant d'une exaltation douce et lyrique.

Il marchait lentement entre les arbres décharnés, le regard fixé vers sa destination. Arriverait-il à se contrôler, s'il se permettait de l'observer ? Non. Droit. Inébranlable. Lui répondre coûtait également à son âme chamboulée par le contact.

Usant de toute sa force mentale, l'ancien Serpentard gagna une modeste clairière, dont le déchirement des voiles sombres permettait d'éclairer un rocher plat et un vieux pommier. Il déposa Anna sur le bloc de granite, avec une bienveillance conforté par chacun de ses gestes. Ensuite, sans rien dire, Rowan alla prendre appui contre l'arbre, se sentant défaillir par tant de rapprochements. Il avait la brûlante impression que sa poitrine risquait d'exploser, ou que le teint de son visage menaçait de le trahir.

Il devait se reprendre. Impérativement. Et répondre à sa camarade permettait d'occuper ses pensées, le temps de soulager ses protections internes. « Anna. » Il marqua une courte pause, rassemblant ses idées. Il le fallait. « Si tu en as le besoin, je peux te jurer de rester à tes côtés devant les dieux, quels qu'ils soient. Je ne compte pas abuser de ta confiance. » Ni... De ton affection ? Ton amitié ?

Avait-elle donc peur de finir dévorée par le grand méchant loup ? Cela dit, ne venait-elle pas de mettre un pied dans sa tanière ?

Malgré l’atmosphère sordide qui ressortait des tréfonds obscures de la forêt, tantôt halitueux, la petite Française occupait l’entièreté de l'espace avec sa seule voix. Elle semblait résonner de toutes parts, comparable à un écho rieur que les branches décharnées et les rares feuilles communiquaient à son esprit. Devenait-il fou ? Névrosé ?

Sans laisser transparaître la moindre émotion, il s'égaya de l'inquiète interrogation de sa camarade. Assurément. Il contrôlait leur avancée plus qu'elle ne pouvait le deviner en cet instant. Tout avait été prévu des jours auparavant. Et vérifié le matin même. A croire que la moindre action nécessitait une préparation aussi longue que durement maîtrisée.

Avait-il si peur de l'imprévu ? Indubitablement.

Pourtant, loin de ses habitudes, l'ancien Serpentard s'était laissé aller à une fantaisie aussi insensée que grandiloquente. Son comportement ne frôlait-il pas l'absurde délire d'une inclination fallacieuse, avidement dissimulée sous un geste de galanterie ? Non. Il ne souhaitait que la protéger de la souillure du sol et d'épines affamées aussi bien d'étoffes que de chairs à percer. Rien de plus. Vraiment ?

Ce serait se mentir à lui-même et aux réflexions aiguisées de Clemens.

Profondément ancré dans une concentration entièrement dévouée à sa survie, Rowan ne prêta guère attention à la courte supplique de son amie. Tout son corps se dirigeait scrupuleusement vers le lieu ultimement convoité. Toutefois, des fissures craquelèrent ses protections mentales, autrefois si efficaces. Il tint bon tout du long de cette marche éprouvante, mais à quel prix ?

Le jeune homme resta un moment penché en avant, appuyé contre le pommier. Son enveloppe charnelle criait grâce, voulant fléchir face à l'incommensurable effort demandé. Lutter. Se contenir. Il serra les dents un bref instant. Il pouvait y arriver et se reprendre. C'était largement possible.

Tout se résumait à cerner brutalement ses pensées et ses émotions vers un seul but, cohérent et logique... En temps normal. Pas ici. Ni maintenant. Ni avec elle.

En usant de toute son énergie, il leva son regard d'un bleu pâle et ébranlé vers Anna. Ne risquait-il pas de s'y perdre ? Bon sang. L'appréhension de la jeune Française, ostensible sur ses traits graciles, ne fît que renforcer les martèlements furieux et irréguliers de son cœur. Jusqu'à étreindre même sa gorge d'une aridité sans nom. Pourquoi remettre en doute ses paroles, cette idée de promesse ? Il ne prenait pas sa demande à la légère, bien au contraire. Et les dieux mentionnés, aux yeux curieux et indiscrets, devaient bien rire d'eux en s'intéressant à leur situation …

Entre la fulgurante chaleur qui déchirait son être de haut en bas, et les douloureux avertissements de son intellect, Rowan tentait tant bien que mal de rester serein. Peine perdue. Il manquait d'air et de raison. Plus que jamais auparavant. A quoi pouvait-il bien ressembler, ici bas, en proie à de tels affres sous-évalués ?

« Anna. C'est mon choix. »

Avec un sursaut de volonté difficilement géré, il planta profondément son regard dans celui de sa compagne de mésaventure. Et il refusa obstinément de la lâcher. C'était désormais quitte ou double. Soit il arrivait à sortir de cet ébranlement. Soit ils y tomberaient ensemble. Peut être. A moins qu'elle est la présence d'esprit d'y résister mieux que lui. De fuir. Il l'espérait. De toute son âme. Ou presque...

Respirer. Lentement. Et répondre, coûte que coûte. « Je te le promets. » Sous les derniers éclats solaires de cette fin novembre, il la trouvait d'une splendeur féerique et fabuleuse. En un geste inconsidéré, il tendit sa main vers elle. Avant de se raviser. Puis hésiter. Suspendre le geste sans complétement l'annuler. Impuissant face à l'ardeur de ses contradictions.

Au cœur des ténèbres, la belle capée de rouge resplendissait de toute la pureté de son âme. Divine. Providentielle. Tandis que lui, s'effondrait dans les ombres faméliques et les hurlements déchaînés des loups …

Ce fût elle qui rompu le contact. Elle détourna les yeux. Tout d'un coup elle sentit montée en elle une part de son être qu'elle ne côtoyait que rarement. Une froideur l'emplit, glaçant jusqu'à son coeur qui menançait jusque là d'exploser par un trop plein. Elle eut ce sentiment de puissance, celui-ci ne venait que très rarement et dans les cas où tout son corps tendait vers une protection instinctive quasi-animal. Elle aurait pu tuer si cela avait été nécessaire. Si elle pouvait paraître si chaleureuse et ouverte aux autres, faisait alors preuve d'une glaciale ignorance.

Il avait abattu toutes ses cartes, elle avait toutes les siennes en main. En une phrase, un mot, elle pouvait le détruire et n'était pas loin de le faire. Elle se détesta, mais incapable de lutter contre cette partie d'elle-même elle ne put qu'empêcher que ces mots destructeurs ne franchissent ses lèvres, mais pas les suivant :

- Tais-toi!

Ça avait fusé sans qu'elle n'en ait vraiment conscience, sans aucune gentillesse ou aucune retenu. Claqué. Comme une porte dans un courant d'air. Rowan était pourtant quelqu'un de bien, pas du genre qu'on rejette si durement, ne pouvait-elle pas accepter pour une fois?

Elle lutta contre elle même, elle se vomissait d'être aussi rude, tellement que les larmes n'étaient pas loin au bord de ses yeux pourtant inexplicablement secs. N'avait-il pas compris que ces barrières à elle étaient moins visibles, mais bien plus profondes, plus ancrées et presque sans faille? N'avait-il pas su que c'était de ça qu'elle avait peur pour lui, dont elle voulait à tout pris le protéger? N'arriverait-elle jamais à rompre les siennes?

Inexplicablement elle pensa à Clemens, à leur échange et à ses réactions qu'elle avait observé. A ce sentiment d'éloignement entre eux malgré que chacun ait eu comme inexplicablement envie de comprendre l'autre. Comme si une glace invisible entre eux les avaient empêché de se rejoindre malgré leur effort. Avait-elle sentie inconsciemment les mêmes barrière et qu'elles l'avaient effrayées lui rappelant trop les siennes?

Un rire résonna dans son esprit, un vieux souvenir. Un rire disparu. Un rire qui lui manquait. Puis ce jour sombre, les pleurs qui l'avaient accompagné. Puis plus rien, la vie avait repris comme on disait. Les murs d'Anna s’étaient sûrement bâtis à ce moment-là. Ils étaient présents depuis tellement longtemps.

- Tu as Vela. Pourquoi te moques-tu de moi? Ne m'apprécies-tu pas? Est-ce drôle de se moquer des pauvres Rowan? Est-ce drôle de se jouer d'un cœur d'une simplette?

Elle s'était toujours sentie comme inexplicablement chez elle près de lui, ils n'étaient pas du même monde, mais jusque ici ça n'avait pas d'importance. Justement ainsi elle ne fondait pas de faux espoirs. Il était hors de porté, haut tel l'astre qu'il était. Il brillait et elle le regardait de loin comme une adolescente rêve devant ce célèbre et magnifique acteur qui fait battre son cœur. Depuis quand l'acteur regardait sa groupie?

Elle vit sa main hésitante se tendre vers elle. Elle serait perdue de la saisir, son corps lui même lui refusa, Freud avait raison, il existait une pulsion de mort, celle qui l'avait fait approcher de Rowan de trop près, et une de vie, qui à cette instant précis lui refusait de s'accrocher à ses doigts. Elle aurait voulu fuir. Mais l"amour qu'elle éprouvait pour lui ne lui permit pas de le faire non plus, refusant de lui faire autant de mal.

Elle sentie soudainement un poids sur ses genoux. Grumpy venait d'y attérrir, la protégeant de son corps des affres de la rencontre de ces deux êtres. Il darda de son regard le Sinistros mais pour une fois ne siffla pas. Comme si cette fois il menaçait juste ce nouvel arrivant que s'il avait un geste déplacé ou qu'il blessait sa maîtresse il lui ferait payer cher. Elle nota une amélioration, d'habitude il n'acceptait même pas qu'ils s'approchent.

Le monde autour d'eux s'était soudainement tu. Aucun vent ne vint caresser de son souffle les dernières frondaisons de l'année. Aucun oiseau n'osa siffler son contentement à ses comparses. Tout semblait s'être figé dans une attente craintive, comparable à quelques tableaux champêtres dépouillés de la moindre vie. Seules la clarté et la pénombre n'avaient pas vacillé, témoins placides de l'éclat impétueux et fulgurant qui venait de meurtrir la quiétude des bois. De rompre l'équilibre précaire des lieux.

A partir du moment où elle avait hurlé, lui-même s'était immobilisé. Avec une force brusque et insoupçonnée, assurément issue d'un réflexe de survie plus qu'autre chose. Par contre, intérieurement, la fureur de l'ordre lâché le bouscula sans commune mesure. Épuisé par sa précédente et folle action, Rowan ne parvenait pas à saisir concrètement cette injonction virulente. Se taire ?

Fermement ancré dans sa position, la main prenant toujours appuie sur le tronc du pommier, le jeune homme scruta ardemment le visage de la petite Française. Pourquoi était-il incapable de comprendre ce retournement imprévu ? Pourquoi sentait-il ses entrailles se broyer littéralement sous ces mots simples et pourtant pénibles ? Incompréhensiblement douloureux ? Pour une fois, sans chercher à conserver une expression nonchalante, il exprima par son regard la cuisante méconnaissance de ce qu'elle entendait par de tels propos. Se taire.

Bon sang. L'ancien Serpentard avait l'impression que tout lui échappait sans raison cohérente. Il n'avait pas anticipé cette réaction. Le pouvait-il seulement ? Jusqu'à aujourd'hui, il s'était abrité sous les défenses psychiques et acérées de son esprit, évitant ainsi de s'exposer aux sentiments et aux émotions. Certes, il y avait eu des fragilités impardonnables et des faiblesses désopilantes dans son armure, mais il ne s'était jamais lancé de cette manière vers une femme. Trop anxieux. Trop effrayé à l'idée de se dévoiler.

Ce rejet, brusque et impitoyable, était-il donc la réponse cohérente et logique aux émois ? Aux inclinations ? A vouloir être plus humain, il devenait d'une sensibilité déplorable, que quiconque pouvait à sa guise broyer et jeter au sol.

Silencieux, le jeune homme fixait la Phénix d'un air perdu. Visiblement incapable d'assimiler l'information. C'est à cet instant précis qu'elle l'attaqua de nouveau. Une impression indistincte monta en lui, blessée et redoutable. Une sensation qu'il n'arrivait pas à gérer ni à classifier, tant elle dépassait ce qu'il connaissait. Comment appréhender ce supplice intolérable et éprouvant, qui lui déchirait la gorge, le cœur et les jambes ? Quel était ce vif poignard dont la lame transperçait les lambeaux de sa chair ? Qui le fouettait jusqu'aux limites de son être ?

Écartelé entre des saisissements imprécis et pressants, Rowan commença progressivement à rassembler ses pensées. Vela. Quel était cette extravagance d'inclure sa protégée de Poudlard dans l'équation ? Sans y être préparé, il se souvint intégralement de ses conversations avec Clemens, au sujet de cette dernière. Le désir. Brûlant et déchaîné, dont les flammes consumaient son enveloppe charnelle en des souhaits bas et libidineux. Pourquoi y venir maintenant ? Et surtout avec tant de violence ?

C'était sans compter la suite des accusations, que son intellect ne parvint à analyser qu'avec un temps de retard. Il chancela face à la déferlante, dès lors qu'il fut apte à comprendre de quoi il retournait. Sa main se crispa sur l'arbre, tandis qu'un mécanisme bien trop huilé se relançait progressivement. En parfait écho avec une détresse agressive qui l'envahissait tout autant. « Quelle est cette folie sournoise d'évoquer ici Vela ? » Il serra brièvement les dents. Se contrôler. Du moins, tenter d'y parvenir. Ne pas hausser le ton. Jamais. « Contrairement à ce que tu supposes, je ne la possède pas. Elle ne m'appartient pas. » Il marqua une pause plus longue qu'à l'accoutumée, sans l'avoir lâché du regard une seule fois.

Se moquer d'elle ? Ne pas l'apprécier ? Se jouer de ses sentiments ? Soit. Après tout, qui pouvait certifier qu'il n'était pas ce monstre inflexible et persécuteur que ses cauchemars lui renvoyaient continuellement ? Il ne serait jamais le chevalier de l'histoire. Jamais. D'autres avaient la chance de se targuer du rôle de premier choix. Pas lui. Surtout pas selon la petite Française.

Au fur et à mesure des minutes, un minimum de contenance lui revint. Encore difficilement identifiable. Avec lenteur, Rowan ramena sa main libre contre son buste, serrant son poing jusqu'à s'en blanchir les phalanges. Quelques tremblements secouaient ici et là son bras. Il souffrait d'une blessure mal évaluée et cuisante. Mais il devait savoir. Essayer de discerner ce refus soudain et sa mesure. Avant d'être assuré qu'il était bien une cause perdue quant à tout espoir de rédemption. « Anna. Oses-tu sincèrement croire tout ceci de moi ? »

Bien sûr qu'il ne la comprenait pas, comment aurait-il pu? Elle même ne saisissait pas cette violence, cette peur qui l'envahissait au point de faire d'elle une biche fuyante, ou plutôt un tigre près tout d'un coup à rugir.

Pourquoi devait-il laisser tomber son masque quand elle mettais le sien? Ou au contraire son masque à elle tombait lui aussi? Dévoilant que des deux celui qui était le plus abjecte n'était pas celui qu'on aurait imaginé?

Anna ne se maîtrisait plus qu'à un fil, l'adrénaline qui la parcourait lui paraissait sans limite. Elle s'était vu dans cet état en de rare occasion. Quelque fois quand il avait s'agit de se défendre, quand il devenait impossible de faire autrement, et d'autres fois quand un garçon s'était approché de trop près. Généralement ils fuyaient en peu de temps. Pourquoi souhaitait-il insister? Pourquoi ne s'excusait-il pas en faisant machine arrière comme d'habitude? Ainsi elle aurait pu calmer le démon qui la consumait et redevenir la douce et agréable jeune fille qu'elle était.

Prise dans cet étau, elle maudit sa boule au ventre qui lui faisait tourner la tête, embrouillant son esprit et brisant toute idée de logique. Elle s'obligea à le regarder, tentant ainsi de se mettre face à la réalité de ce qu'elle faisait. De voir qui elle était en train de détruire. "Rowan, comprends-moi! Je t'en prie comprends-moi. Ce n'est pas toi qui a besoin de moi, c'est moi qui est terriblement besoin de toi. Peux-tu seulement m'aider?" Ces mots-là elle ne les dit pas. Comment auraient-ils pu franchir ses lèvres. Ainsi ils auraient été à égalité. Elle aurait alors perdue, elle se serait perdue. Obligée de regarder en arrière, de repenser à ce qu'elle avait ardemment souhaité oublier.

Dans un effort surhumain elle se contrôla. Elle s'était jeté sur Vela, car c'était la faille la plus évidente du jeune homme, la plus visible. Une mesquinerie de sa part, un moyen de lui faire mal tout de suite et maintenant pour l'obliger à reculer.
Elle saisit Grumpy, il eut un petit cri. Douleur qu'elle lui infligeait. Mais il serait là toujours. Comme il l'avait toujours été depuis.... La boule devint plus grosse. Depuis.... Elle resserra sa prise. Il comprendrait. C'était lui qui l'avait envoyé, Grumpy était un cadeau de sa part. Une protection qu'il ne pouvait plus lui offrir.

Puis elle tenta de lui répondre, son ton toujours aussi dur.

- Ce que je pense n'a...

Mais soudain sa voix se brisa. Si bavarde, elle était soudainement sans un mot. Une larme jaillit, puis une autre, et enfin les mots suppliants.

- Tais-toi, tais-toi.... Je t'en prie, arrête maintenant...

Comme une enfant elle pleura.

- Je ne veux pas... Tais-toi... Je... Pardonne...

Elle hoquetait. Son esprit criant à Rowan "Pars, laisse-moi! Comment peux-tu me rendre si misérable, si ignoble que je m'en déteste et ne pas avoir la décence de détourner le regard". Puis elle prit le dessus. Il fallait être forte. Elle rentra tout ça. Renifla une dernière fois.

- As-tu un mouchoir? D'habitude j'en prends toujours avec moi mais là j'ai oublié. Excuse-moi oublie ce que j'ai dit. J'ai été horrible. Peux-tu seulement me pardonner? Parlons d'autre chose tu veux?

Depuis qu'il avait réussi à articuler quelques mots à l'attention d'Anna, son sang s'était glacé d'une terreur sans nom face à l'attente. Il craignait qu'elle se refuse à lui répondre autant qu'elle le fasse sincèrement. Et étant donné la situation, inconstante et douloureusement inédite, il lui était complètement impossible d'appréhender la suite des événements. Cette façade imprévisible de sa camarade, dont il ne venait de soulever qu'un seul pan, le dépassait de très loin. Lui, si accoutumé à maintenir les apparences et à se jouer des autres pour mieux se préserver, selon une trajectoire toute tracée et disciplinée, se retrouvait brusquement en un territoire inhospitalier. Rien ne l'y avait préparé. Rien ne viendrait l'y aider. Rien.

De nouveau ancré dans un silence précautionneux, l'ancien Serpentard persistait à fixer la petite Française droit dans les yeux. Sans détour. Entre afflictions et interrogations, il ne pouvait définitivement pas nier ce besoin ultime et obscur. Celui de comprendre. Lui qui n'avait jamais eu, jusqu'à présent, l'audace ou la frivolité de se laisser gagner ainsi par son humanité, il désespérait maintenant à cerner exactement ce qu'il avait fait de trop. Ou pas assez.

En ces lieux boisés et curieusement quiets, leurs regards, isolés par une distance d'à peine quelques pas, se croisaient constamment. Pourtant, pour la première fois, Rowan rencontrait une singulière entrave à son champ d'action. Le rejet. Cette impression sournoise et piquante qu'il peinait encore à identifier sous des termes intelligibles. Aux ramifications épineuses et diablement lancinantes. Personne de sa connaissance n'avait employé, un jour, une telle réaction à son approche. De la même manière, aucun de ses ennemis ne pouvait se targuer de l'avoir bousculé et blessé à ce point. Jusqu'au sang.

Celui de ses entrailles. De son cœur. De son esprit. A cause d'une tentative hasardeuse et tristement humaine.

Cela avait trop duré. Il devait se reprendre.

Loin de la perception humaine, l'armature du jeune homme se reconstituait progressivement, plantant ses bases dans un terreau de douleur et d'angoisse. Tout en s'aidant de son appui sur le tronc de l'arbre, il se releva petit à petit pour se tenir droit. Néanmoins, quelques secousses continuaient à parcourir son bras. Première défaillance, qui témoignait indubitablement d'une souffrance qu'il cherchait à étouffer.

Sans ciller cette fois-ci, il écouta amèrement les suppliques suivantes de son amie. Puis son autre revirement. D'interlocutrice à la langue vindicative, elle glissa vers sa propre douleur quitte à en passer par les larmes. Et se reprendre presque instantanément après. Comme si toutes ces attaques n'avaient jamais existé entre eux deux. Produits d'une imagination névrosée ?

Se taire. Se faire prier. Se faire pardonner. Et enchaîner sur la mondanité la plus horripilante possible. Était-ce à ce point facile de le broyer, de le vider et de l'écraser au sol sans se formaliser un tant soit peu de cette cruauté ?

Non. Rien n'était normal, logique et cohérent. Pas de cette manière en tout cas. En fouillant dans sa mémoire, aucun schéma similaire n'existait dans les ouvrages qu'il avait consultés à ce sujet. Rowan songea alors, avec horreur, qu'il venait assurément de déceler quelque chose dont l'étendue et la profondeur ne lui étaient pas inconnues. En ce bas monde, quelqu'un d'autre que lui fonctionnait sur des mécanismes similaires. Comment appréhender, sinon, ces réactions déstabilisantes et impétueuses ?

Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'il ose quitter son immobilisme rassurant. Sa contenance lui revenait. Mais différente. Tout son corps s'ancra dès lors dans un masque durement maîtrisé, sauf ses yeux, dont le bleu pâle se voila d'une toile humide et douce. Il se retenait de verser lui aussi des larmes, trop sensible qu'il était aux émois et aux affres de la Phénix. Deuxième défaillance.

« Je comprends. Pardonne-moi, Anna. Je ne voulais pas en venir là... Mais je maintiens ce que j'ai dit. » Sa voix était excessivement prévenante et affectueuse. Sincère au possible. Il allait se sortir de cette impasse coûte que coûte, et tenter de se montrer fort pour deux. Surtout pour elle. « Je serai toujours auprès de toi pour te soutenir, quoi qu'il te soit arrivé et quoi qu'il arrive. »

Son poing se relâcha enfin, avec une lenteur nonchalante que seule l'humidité de son regard trahissait. Il se devait d'être doux. « Je ne répéterais à personne ce qui s'est passé ici. » Il s'avança prudemment vers elle, évitant de franchir une quelconque limite invisible, puis chercha dans sa cape avant de lui tendre un mouchoir brodé.

Elle avait relâché la pression de sa poigne sur son chat en même temps qu'elle s'était reprise. Signe qu'elle avait retrouvé une certaine stabilité pour ne plus avoir besoin de cet appui. Pourtant elle marqua un arrêt. Elle n'avait pas su à quoi s'attendre mais pas à ça. Elle le fixa immobile soudain.

Son corps entier avait repris ses vieilles habitudes, sûr de lui, mais son regard n'avait rien de ceux qu'il pouvait avoir à l'habitude. Pas de voile, pas de distance, elle les sentit proche, compréhensifs. Si compréhensif. Puis ces mots qui vinrent. Ces mots qui lui procurèrent un soulagement inexplicable. Sa voix était forte et bizarrement chaude à l'oreille d'Anna.

"Resteras-tu auprès de moi? Vraiment? Même après ce que je viens de te faire?" l'interrogea-t-elle intérieurement. "Es-tu prêt à m'accepter même ainsi? Même après ça?"

Puis il s'avança, lui promettant que cet incident resterait entre eux. Elle le crut. Elle crut ses yeux, elle crut sa voix rassurante. Elle crut sa force tranquille. Et bien qu'elle eut un petit mouvement de recul instinctif devant son approche. Il ressembla plus à celui d'un chat qu'on est en train d'apprivoiser. Le grondement en elle se taisait petit à petit au fur et à mesure qu'elle retrouvait la confiance qu'elle avait en le Sinistros. Puis elle le vit précautionneusement sortir un joli mouchoir délicatement brodé d'un R, un P et d'un W entremêlé. Il lui tendit. Tandis qu'elle le saisit toujours silencieuse, la bouche très légèrement ouverte, sans un mot, elle sentit ses doigts effleurer les siens. Douce caresse fragile qui ne dura qu'un instant, tandis que ses yeux n'avaient pas quitté le bleu si empathique de l'homme qu'elle avait face à elle. Elle les essuya rapidement, ils étaient encore rougis et son nez.

Elle avait oublié où ils étaient depuis qu'ils y avaient pénétré et cet instant n'aurait pu lui rappeler. En revanche elle n'était soudainement plus seule avec elle-même, cette elle qu'elle avait alors détesté. Non, désormais ils étaient deux. Le reste du monde n'avaient pas repris d'existence pour la brune phénix, mais lui si. Elle sentit enfin Grumpy quitter ses genoux. Comme d'habitude il avait su sans qu'elle lui demande ce qu'elle allait vouloir faire. Par cet acte il la poussait en avant et en même temps offrait son consentement. Elle glissa alors du rocher d'où elle était restée assise et franchis les derniers espaces qui séparaient les deux êtres avant d'entourer de ses courts bras la taille de Rowan et de blottir sa tête contre son torse. Puis elle retrouva l'usage de la parole :

- Merci.

Elle resta là, dans une sérénité qui semblait enfin revenir. Son souffle retrouvant un rythme normal, son esprit bouillonnant retombant dans une tranquillité apaisante, retrouvant sous une forme différente ce qui lui avait manqué durant des années. Elle repensa à la petite fille qu'elle avait été avant, puis lentement à la femme qu'elle allait indéniablement devenir. Aurait-il accepter une personne tel que lui? Elle ne le saurait jamais, mais elle supposa que oui. Elle n'aurait su expliquer ce qu'ils étaient réellement, mais ça n'avait pas d'importance ils seraient, ils étaient là. Le reste elle s'en moquait.

Le silence qui suivit, impénétrable et intense, le berça d'une délicatesse apaisante, pourtant à peine suffisante pour le soulager intérieurement. Au fond de lui, l'ancien Serpentard sentait la douleur estampiller les fondations de sa nouvelle armature, tel un sceau cruel qui venait attester de l'humanité imparfaite qui envahissait peu à peu son âme... Sous le commandement fallacieux d'une petite Française, dont la silhouette gracile ne quittait plus son esprit.

Était-ce une nouvelle défaillance ou une force insoupçonnée ?

En ces instants troublés, il n'était plus le maître de la situation, malgré toute sa volonté. Il ne pouvait que s'adapter à sa camarade et la soutenir coûte que coûte. Sans connaître les pans obscurs de sa vie, ni les blessures cuisantes qui avaient abîmé son être. En l'état, Rowan préférait mille fois endurer des déchirements et des supplices tels que ceux expérimentés quelques minutes plus tôt, que de voir Anna s'ensevelir sous une souffrance ancienne et impérieuse.

Certes, il était bien incapable de tout appréhender ici-bas. Nombre de choses lui échappaient dès lors qu'elles requerraient un minimum de sentiments. D'émotions. Néanmoins, il était persuadé d'un fait, aussi niais que surprenant : il ne tolérerait jamais d'être à l'origine d'une détresse semblable.

Et cela n'arrangerait certainement pas la complexité de la situation. De leur relation. A la fois fragile et percutante, comme l'effleurement éphémère de leurs doigts.

D'autant que la jeune femme, soudainement plus vivace, quitta sa zone de confort pour se risquer à l'approcher. Troublant. Préoccupant ? Il ne cilla pas d'un pouce, se contentant de conserver avec elle ce contact visuel si agréable et fascinant. Plus que jamais auparavant, il avait l'impression qu'elle le laissait accéder à son affection.

Il se fascina avec ferveur pour cette prairie de quiétude, établie au creux de la personnalité de la Phénix, hors de vue des plus téméraires. Rowan en oublia presque les alentours tant ce lieu hors du temps et du monde lui paraissait accueillant. Prometteur. D'une chaleur éblouissante et glorieuse. En parallèle, il discerna très distinctement les bras d'Anna étreindre son corps. Instinctivement, il ferma les yeux et se livra de bonne grâce à la tornade doucereuse qui le menaçait. Pourquoi y résister ? Il préféra céder. L'émoi qui l'envahit alors lui fit un bien fou, s'étendant à tout son corps sans s'encombrer des détails. Tant pis pour les principes de bienséance. Elle le rendait vivant. C'était tout ce qui importait.

Loin des regards, l'ancien Serpentard esquissa un large sourire, réponse concrète et authentique à l'exaltation qui le transcendait. Il s'en égaya sans s'en cacher. Sans rien contrôler. D'un geste lent et caressant, il glissa ensuite sa main droite dans le dos de la petite Française. Douce. Prévenante. La sérénité de cette dernière lui parvenait avec une satisfaction grandissante, le poussant à vouloir partager cet étau de tendresse avec elle... Si apaisée. Si splendide dans ces bois décharnés et abandonnés. Tandis que lui s’enivrait de sa proximité, le cœur battant une chamade puissante et irrégulière. Impossible à modérer et à dissimuler.

Une envie insolite monta au creux de ses reins et gagna son ventre puis sa gorge. Comment pouvait-il s'expliquer cet ascenseur émotionnel ? De quitter un terreau de calvaire pour des embrassades édéniques ? Le simple fait de respirer en harmonie avec sa camarade semblait lui ouvrir de nouveaux horizons. Imprévus et formidables.

Était-ce donc cette humanité qu'il fuyait depuis sa prime jeunesse ? Quel pauvre sot...

Ses membres eux-mêmes finirent par se détendre, espérant profiter de la chaleur exquise qui se faisait maître de lui. Son propre souffle s'accorda une liberté qu'il ne maîtrisait plus. La force qui l'habitait, ordinairement tranquille, se mua en une puissance impétueuse et latente. Prête à agir pour préserver la jeune femme entre ses bras. Contre vents et marées s'il le fallait. Jusqu'à brûler les idoles si elle le lui demandait. A croire qu'il n'était plus le même homme...

Sans y être suffisamment préparé, il désira ardemment la contempler et se perdre dans les eaux ensorcelées de ses yeux. De sa main gauche, il vint cueillir délicatement le menton d'Anna, parvenant ainsi à lui faire lever le visage avec lenteur. En une proximité qu'ils n'avaient jamais atteints jusqu'à aujourd'hui, seule leur différence de taille offrait une barrière précaire à leurs souffles. Lui qui se pensait capable de supporter ce face à face... Avait eu tort.

Son regard chercha à se lier encore une fois à celui de la jeune femme, à la fois rassurant et brûlant d'un attachement que rien ne parvenait à expliquer de façon cohérente. Quant à ses dernières pensées rationnelles, elles s'étiolèrent dans le flot passionnel qui fît chavirer tout ce qu'il croyait et pensait du monde. Il ne restait plus que cet embrasement tendre et profond, ostensible, dont les racines dépassaient leur simple existence et se prolongeaient dans le passé.

Pourtant, sans crier gare, un autre souhait s'invita à son esprit, que leur étreinte contiguë ne fit qu'accentuer. Le souhait devint rapidement un désir enflammé. Il lui suffisait seulement de se pencher en avant, puis de s'abandonner définitivement à cette tendresse qu'il voulait lui transmettre. Pourquoi ne pas tenter de frôler cet ourlet si attirant, de briser la distance et de lui partager toutes ces sensations incompréhensibles et berçantes ? De se perdre en quelques émois entêtants et attrayants ? En vérité, il sollicitait cette fantaisie. Cette ardeur.

Tout en prudence, il osa glisser ses doigts le long de la joue d'Anna.

Ils étaient là. Anna aurait pu rester dans le creux de ses bras, de son bras qui était venu l’entourer. Elle le sentit se détendre, lâcher prise, enfin. Elle aurait pleuré une nouvelle fois. De joie, de soulagement, d’une chose sur laquelle elle n’avait jamais de nom, sur laquelle elle n’avait jamais voulu mettre un nom. Elle l’avait laissé derrière comme elle aurait jeté un mouchoir, simplement elle n’avait pas compris qu’on ne laissait pas ce genre de chose derrière soi. En réalité elle le savait, elle le voyait chez les autres, mais elle s’était imaginé qu’elle était différente, que si elle y croyait assez fort le passé disparaîtrait. Elle n’était pas différente des autres. Pire, elle forçait les autres à faire le chemin qu’elle refusait de faire.

Puis son cœur à lui s’emballa, instinctivement elle comprit qu’elle avait franchi une limite qu’elle n’était pas sûr de maîtriser. Toute embrouillée et inexpérimentée qu’elle était, cette situation n’était pas une découverte. Son corps et son cerveau se rencontrèrent, se rentrant dedans. Sa première volonté fut de couper court à cette étreinte, mais dans un accord commun ils acceptèrent tout. Lorsque la main de Rowan releva son menton, elle était prête. Tout en elle tremblait, mais elle avait choisi de parcourir cette distance qui les séparait. C’était elle qui avait brisé la distance. Elle avait fait un choix, elle devait l’assumer jusqu’au bout.

Leurs yeux se croisèrent une nouvelle fois. Elle le trouva beau dans sa fragilité, il avait laissé derrière lui toutes ses manières habituelles. Il était différent désormais, semblable à ce court moment lors de leur première rencontre lorsque épuisé de lutter contre elle, et sous ses coups acharnés, il avait cédé à la jeune phénix. La lointaine chaleur de ses yeux, habituellement visible seulement si on y prêtait attention ou par une fine analyse du sinistros, avait gagné son visage entier. Elle plissa légèrement les yeux, pour mieux l’observer, s’imprégner de ce qu’il pourrait être s'il laissait les conventions et brisait ses chaines.

Lorsque ses doigts  vinrent effleurer le visage de la française, elle ne put empêcher un frémissement la parcourir. Son regard ne quitta pas celui de l’homme qui lui faisait face. Il lui offrait enfin son vrai visage et il était resplendissant. Son sourire était presque espiègle, indéniablement joyeux et partageur. Etait-elle désormais la seule à connaître ce côté de sa personnalité ? Il ne fallait pas qu’il s’échappe. Il fallait que cette partie de lui reste le plus longtemps possible. Si le jeune homme restait tel quel assez longtemps, elle avait le fol espoir qu’il se souvienne et qu’au fil du temps ce trait prenne le dessus sur l’autre. Elle lui avait fait confiance pour cette partie de lui dont elle avait eu l’esquisse lors de leur premier échange. Sa beauté l’avait frappée, elle avait voulu le revoir.

Dans un élan fou, elle fit sa plus belle erreur. Mais elle était belle justement et bien qu’elle sut qu’elle le regretterait et se mit sur la pointe des pieds et scella leurs lèvres. Sans se demander à un moment si elle serait capable d’assumer ce qu’elle venait de faire, elle avait conscience qu’elle allait amèrement le regretter mais elle offrit à Rowan ce dont elle pensait qu’il avait besoin.

Ses mains remontèrent jusqu’à saisir ses joues tendrement, elle l’obligea à venir plus près d’elle. Elle accentua la pression. « Je suis là ». Sa main droite se glissa dans ses cheveux. « Reste ». Elle lui donna d’elle ce qu’elle n’avait plus donné depuis longtemps : elle dans son intégralité, se livrant et acceptant les déchirures qui allaient indéniablement venir. « Ne me brise pas totalement Rowan Westminbrook ». Une larme unique coula.