Initiation

Sur les coups de dix-sept heures cinquante, le jeune homme avait quitté l’immense bâtisse de pierre au profit de la zone de transplanage d’Avalon. Sur le chemin, il avait croisé quelques étudiants avinés et mélancoliques, qui ne s’intéressèrent guère à sa présence ni à sa destination. Tant mieux. Il se voyait mal aborder un tel sujet au détour d’une quelconque conversation. On n’évoquait certainement pas le manoir Jedusor comme on prenait le thé.

Assuré qu’on ne prêtait plus attention à lui, Rowan se dématérialisa ailleurs. Dans un coin quiet et isolé, en milieu de forêt. Puis à un autre point. Non loin de chez les Gallant. Avant d’apparaître enfin au véritable lieu de son rendez-vous. Sois prudent. Plus que jamais. Au moins, il ne lésinait pas à obtempérer aux recommandations avisées de son parrain.

Les mangemorts sur place vérifièrent son identité avant de le laisser vaquer à ses occupations. C’est à cet instant qu’il aperçut Freya, non loin de lui. Il la salua en inclinant sobrement le visage. Ostensiblement imperturbable. « Mademoiselle Nightingale. » Le souvenir fugace de leur première rencontre dans le repaire des ténèbres frôla sa conscience déterminée et nonchalante. Il lui devait la vie. Il ne pouvait pas l’oublier. « Allons rejoindre William. » Dans les sous-sols.

Qu’allaient-ils y faire ?

Sans perdre de temps, ils arrivèrent à l’heure dite devant leur aîné, ce dernier les attendant patiemment. Après lui avoir adressé une salutation excessivement respectueuse, comme à son habitude, les iris pâles et inquisitrices de l’ancien Serpentard se portèrent sur l’armoire. Massive. Lugubre.

Le geste vif et maîtrisé de messire Gallant capta ensuite toute son attention. Autant que la forme bien trop humaine à son goût qui chuta sur le sol. Cela ne présageait rien de bon. Vraiment. Son intuition se confirma malencontreusement, dès lors que le concierge prit la parole. Bon sang.

En défense contre les forces du mal, il connaissait presque la théorie sur le bout des doigts. Par contre, en terme de pratique... De pratique offensive qui plus est... La chose était davantage complexe. Cela dit, ses réflexions alambiquées restèrent précautionneusement dissimulées derrière un masque d’indifférence. Trahir son début d’anxiété n’arrangerait jamais la situation. Ni pour lui, ni pour Freya.

Ils allaient devoir user de Doloris. Sérieusement ? Le regard de William le lui confirma.

« Si je peux me permettre, nous n’avons jamais eu l’occasion de formuler un tel sortilège. Et il existe des différences fondamentales entre la mention et l’application d’une telle magie... » Il marqua une pause, tout en dégainant sa baguette d’orme. « Suffit-il d’incanter Endoloris tel quel, sans intonation particulière ? » Il fixa la silhouette encapuchonnée au sol. Par tous les dieux. Arriverait-il seulement à provoquer de la souffrance chez autrui ?

Lui, si empathique ?

En dépit de ses questions, plus ou moins pertinentes, Rowan tendit le bras vers sa... Victime ? Quelle horreur. Néanmoins, il connaissait suffisamment son parrain pour savoir comment il fonctionnait. Et un échec, ici bas, ne serait pas accepté. Question de survie pour eux trois. Alors, pour réussir...

Se concentrer. Faire plier son humanité. Écarter l’imperfection. Virer le tableau désordonné de ses pensées. Ne laisser que le néant.

Le silence autour d’elle ne faisait que l’agiter un peu plus encore ; sa cape lui paraissait lourde et inutile, pesant sur ses épaules, et elle ressentait le besoin de passer sa main dans ses cheveux à intervalles de plus en plus resserrés. Elle était arrivée bien trop tôt, partie bien trop vite, pressée par une appréhension teintée d’excitation – pourquoi avait-elle été conviée à venir ici ? Elle était donc là, assise dans un des fauteuils du manoir Jedusor, attendant que l’heure ne sonne, liant fermement ses mains entre elles pour cesser de toucher sa chevelure.

Les bruits de pas, les frottements des vêtements sur le parquet ne parvenaient pas à la déconcentrer du tic-tac incessant de l’horloge, au coin de la pièce. Elle manqua même de ne pas remarquer la silhouette qui s’avançait vers elle, trop absorbée par les pensées qui envahissait son esprit entremêlé par la nervosité.

« Rowan » le salua-t-elle simplement.

Les salutations et les manières de son camarade l’avaient longtemps déstabilisée, mais elle était presque certaine de savoir comment réagir en sa présence, dorénavant. Les lieux n’étaient pas vraiment propices à la socialisation, de toutes manières.

Elle se leva et descendit dans les sous-sols à la suite de l’ancien Serpentard pour retrouver William Gallant. Seul dans la pièce, leur tournant le dos, il ne se retourna qu’après un long soupire ; Rowan le salua aussitôt avec élégance, et Freya se contenta d’une salutation un peu gauche, sans vraiment savoir sur quel pied danser.

La porte de l’armoire qui trônait dans la pièce s’ouvrit à la suite d’un mouvement de baguette du sorcier, et quelque chose glissa sur le sol. Dans un gémissement. Un gémissent humain. Elle sentit un frisson parcourir sa nuque, et eut un léger mouvement de recul instinctif en comprenant ce que dissimulait ce sac. Son regard se redirigea immédiatement vers Gallant, comme si elle s’attendait à ce qu’il lui confirme que c’était une farce de mauvais goût – évidemment, il était mortellement sérieux.

Le Doloris.

L’image d’une araignée se tordant de douleur s’imposa immédiatement à son esprit, ainsi que quelques bribes théoriques qui dataient de sa cinquième année à Poudlard, au maximum. Elle ne connaissait rien d’utile, et cette sensation était particulièrement frustrante et désagréable – mais cela ne supplantait pas le malaise qui lui empoignait le ventre et lui tordait le cœur.

Ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Un test. Comme ceux qu’elle avait déjà passés sans s’en rendre compte pour être acceptée. Comme ceux qu’elle avait passés à Poudlard. Elle empoigna sa baguette, la main raide, insensible aux palpitations qu’elle ressentait pourtant dans le bois de sycomore, trop préoccupée par ce qui gisait au sol. Elle n’ouvrit pas la bouche, attendant patiemment que Rowan obtienne la réponse à sa question – c’était exactement le type d’interrogation qu’elle aurait pu poser lors d’un cours particulièrement ardu. C’était rassurant. L’incantation seule ne suffirait pourtant pas, elle en était consciente. C’était une question de volonté, et ce fut la seule information valable qui lui vint finalement à l'esprit.

Elle ne manquait pas de volonté. Elle savait pourquoi elle était là, et était intimement persuadée d'avoir fait le bon choix. Freya leva à son tour sa baguette, une sensation âcre de nausée lui chatouillant la gorge, sans parvenir toutefois à affecter son regard.

Juste un mauvais moment à passer.

Peu de temps après avoir tendu son propre bras vers leur victime tristement désignée, Rowan perçut le mouvement fébrile de sa camarade. Certainement qu’il n’était pas le seul à éprouver des difficultés quant à la tâche qu’on leur imposait. Cela dit, à sa décharge, il n’avait jamais torturé personne en vingt ans de vie. Jamais.

Alors commencer du jour au lendemain, sans théorie ni préparation psychologique plus consciencieuse... N’était-ce pas un peu extrême ?

Perdu qu’il était dans ses pensées, l’ancien Serpentard ne remarqua pas tout de suite la sombre détermination de leur aîné. Ce fut son seul mot, clair, concis et impitoyable, qui le rappela à leur horrible entraînement. Endoloris. Prononcé sans ciller. Sans faiblir. Avec une violence si déshumanisée et prompte à tomber du ciel, telle les éclairs imprévisibles et foudroyants des orages d’automne, que son corps lui sembla se vider de toute chaleur.

Il frissonna. De froid. De dégoût.

Face aux hurlements insupportables de leur captif, ses doigts anxieux se serrèrent autour de la férule d’orme qu’il tenait toujours fermement. Arriverait-il à prendre de la distance vis-à-vis de la scène effroyable qui se déroulait devant eux ? Le doute ne pouvait pas subsister là-dessus. Pas plus que lors de son passage devant le Seigneur des Ténèbres. Il n’avait pas le choix.

Tandis que le jeune homme fixait silencieusement les soubresauts de l’inconnu sur le sol, son bras vint trahir sa vive nervosité en laissant d’infimes tremblements le secouer. Bon sang. Inspirer. Expirer. Et virer cette satané empathie !

Sa main libre se crispa brièvement dans le vide, non loin de Freya, pendant que le concierge répondait d’un ton sec et rude à ses interrogations. Peu importe qui. Ils devaient être prêts. Pourtant, la seule idée de s’en prendre à un de ses proches... Il serra les dents, conscient de la folie ardente dans laquelle ils baignaient tous.

Entre la survie et Azkaban, ses instincts se montreraient diablement moins hésitants. Enfin, il l’espérait. Toutefois, faire souffrir autrui en un claquement de doigts, sans regrets ni doutes... Était-ce seulement possible ?

Rowan lança un regard vers sa binôme, ayant l’insidieux espoir d’y trouver une motivation et un sadisme qui lui faisait cruellement défaut, avant de se raviser compte tenu de la situation. Même si Freya le souhaitait de toutes ses forces, ils avaient chacun leur propre croix à porter. Leur propre sortilège à lancer.

Leur propre humanité à briser. À moins qu’ils puissent écarter cette dernière, vers des lieux secrets de leurs âmes, pour la préserver de leurs actes les plus abominables ?

Ses iris pâles se posèrent une nouvelle fois sur leur martyr. Il allait essayer. Pour lui. Pour Elle. Pour eux trois. Alors, d’un geste invisible et mental, il s’échina à tordre ses réflexions et à refouler dans la pénombre son empathie. Celle qui, loin des apparences, n’oublierait pas de lui faire payer une telle ignominie. Plus tard.

Toute son attention se focalisa sur la forme couchée et glapissante. Le vide. Le néant. Aucune émotion. Aucun souvenir. Le Sinistros remua les lèvres sans prononcer le terme que tous attendaient. Il n’y parviendrait pas de cette façon.

Il détourna le visage et ferma les yeux. Puis, d’une voix ferme, quoi que terriblement neutre, il s’osa à l’impensable. « Endoloris. »

Rien ne se produisit.

La nausée envahit immédiatement sa gorge, et elle dut lutter pour éviter de se laisser submerger. Sa main ne s’abaissa pourtant pas, figée dans un mouvement qu’elle ne parvenait pas à achever ; elle ne visait rien de précis, elle était juste là. Inutile. Tout comme son esprit, tellement saturé d’informations et de sentiments chaotiques et contradictoires qu’elle ne pouvait en faire usage – la sensation d’un vide intense et entêtant accompagnait son envie de vomir, comme un parfum trop fort et trop présent. Quelqu’un était en train de se faire torturer sous ses yeux.

Elle tenta d’échapper à ce qu’elle voyait en rationnalisant la scène – un tel sortilège devait occasionner des dégâts physiques bien au-delà de la simple potion de soin. En existait-il une qui permettait de résister à ce sortilège, ou qui permettait de régénérer les nerfs qu’elle voyait être mis à rude épreuve, les muscles qui se tendaient et se crispaient, les hurlements qui râpaient la gorge avec violence ?

Le silence revint, et pourtant l’esprit de Freya s’enfonçait de plus en plus dans cette échappatoire bancale et dérisoire. Augmenter la dose de grains de pavots risqueraient d’induire des altérations psychiques non désirées – ce sortilège devait déjà mettre l’esprit à rude épreuve, il était contre-productif de le malmenait un peu plus encore.

La voix de Gallant, qu'elle percevait en fond sonore depuis une minute déjà, et son regard dérangeant étiolaient de plus en plus ses défenses sans toutefois parvenir à l’en déloger ; les notions défilaient sans qu’elle les ingère vraiment, sa gorge bien trop nouée et son regard vissé sur le… sac. Quelques mots parvenaient parfois ; intention, souffrance, Détraqueurs.

Ce dernier mot, la renvoyant à des souvenirs qu’elle aurait préféré garder enterrés, la transperça bien plus efficacement que tous ceux qu’il avait pu prononcer auparavant, brisant momentanément sa concentration – assez pour qu’elle remarque que Rowan lui lançait une œillade, et qu’elle y réponde sans vraiment y réfléchir. Il se détourna vite, mais elle eut le temps de sentir qu’il voulait quelque chose d’elle ; qu’elle commence, peut-être.

Pourtant, il tenta le premier. En vain. Sa concentration définitivement morcelée, elle s’hasarda à observer son camarade de biais. Ils ne pouvaient pas échouer, ni l’un ni l’autre. Pas seulement parce que cela nuirait aux projets qu’elle s’était fixés, à son devoir envers ce monde qui l’avait toujours acceptée, protégée et fait grandir, mais parce que cela les conduirait à leur perte.

Elle ne pouvait pas dire qu’il s’agissait d’un ami, ou qu’elle serait prête à tout pour le protéger – c’était faux. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était réagir avant que Gallant ne le fasse, et espérer que cela fasse diversion.

« Endoloris. »

Un tressautement à peine, et elle n’était même pas certaine de l’avoir provoqué. Elle inspira profondément, tentant de visualiser – mais qu’avait-elle à visualiser, au juste ? Elle ne s’était pas engagée pour faire souffrir les gens. Seulement pour les protéger de ce qui l’effrayait.

« Endoloris ».

Un petit spasme, une petite exclamation. Merde. La suite ne s’annonçait pas très bien, et la nausée qui lui comprimait à nouveau le ventre n’était pas de très bon augure.

Son sortilège aussi futile que discrètement désavoué, se révéla être un échec cuisant et peu discret aux yeux de ses pairs. Partagé entre le soulagement – si on pouvait le nommer ainsi – et l’agacement – ne venait-il pas de se trahir, d’une certaine manière ? – face à une telle débâcle, Rowan se pinça les lèvres avec violence.

Bon sang. Pourquoi ne parvenait-il pas à rendre tangible son incantation ? Il avait pourtant fait le vide dans son esprit. Il avait même scellé son empathie au-delà des limites raisonnables de sa conscience... Du moins, il le pensait. Il l’espérait.

Il essayait de s’en convaincre fermement faute de mieux.

C’est à cet instant que la voix de Freya le tira de ses fallacieux errements, le rappelant une énième fois à leur entraînement. Sa concentration lui semblait diablement fluctuante et tatillonne, en dépit de toute l’énergie qu’il déployait pour se montrer inébranlable et attentif. Quelle indélicate ironie, vraiment.

Deux Doloris plus déterminés que le sien quittèrent les lèvres de sa camarade. Ils eurent un effet très minime. Pas plus qu’un spasme léger et tremblant. Pas plus qu’un souffle davantage rauque. À peine perceptible. Tout du long de cette nouvelle déconvenue, les iris céruléennes du jeune homme restèrent posées sur le visage de sa partenaire de mésaventure. Se troublait-elle de son acte ?

Dès qu’elle cessa son maléfice, leurs regards prudents se tournèrent vers William. Ce dernier salua leur prestation d’un fulgurant ‘médiocre’, avant de laisser échapper quelques signes ostensibles de sa déception. Devant lui, Rowan ne s’osa pas à un seul mouvement, préférant attendre la suite des événements.

De fait, il fut surpris de constater la sollicitude impromptue de leur mentor. Sous son apparente indifférence, il savait encore leur tendre des perches suffisantes et fiables. Cela le rassura. Il existait donc bel et bien un autre moyen de parvenir à la réussite d’une telle magie. Un éclat intéressé miroita faiblement dans les yeux pâles de l’ancien Serpentard.

La rage. La colère.

Il comprenait mieux pourquoi son incantation avait été un échec si piquant. Par habitude, il s’était tourné vers un fonctionnement qui bloquait instantanément la source du pouvoir qu’on lui demandait de lâcher. En vérité, il ne pouvait y venir que si sa maîtrise guindée s’abandonnait à ses émotions. Brutales. Sauvages. Instinctives.

Haineuses.

« La colère. » Rowan répéta ces termes plus pour lui-même que pour éveiller l’attention de ses acolytes. À dire vrai, sa contenance aristocratique sembla perdre de son efficacité légendaire, trahissant une réflexion houleuse. Dangereuse ? Difficile à cerner.

Sans crier gare, il se mit à marcher de long en large dans le sous-sol. La vitesse de ses pas nonchalants gagnait en intensité au fur et à mesure des secondes. Il ne s’agissait plus de réfléchir. Mais de fracasser un loquet protégé durant vingt longues années. La part sombre de son âme, celle qu’il rechignait à tolérer. À amadouer. Déjà qu’il peinait à découvrir toutes les ondulations et les faiblesses de ses pans les plus humains... Une de ses épaules tressauta soudainement. Elle témoignait de la nervosité nébuleuse qui s’étendait à tout son corps. Comme un avertissement qu’il ne valait mieux pas négliger.

Qu’est-ce qui le poussait vers ces retranchements les plus sanguinaires ? Autumn.

L’héritière Avery fut la première image qui s’imposa à lui. Ses sottises. Sa décadence. Son irrespect des traditions et des individus. Son sourire dégoulinant de pathétique et d’absurde rébellion. Ses cheveux qui ne ressemblaient à rien tant les teintures affriolantes se succédaient. Son hostilité latente à chacune de leurs rencontres. Ses tentatives de contacts physiques, dégoûtantes et puériles. Trop licencieuses à son goût d’aristocrate.

Tous les accrochages des dix dernières années. Et de ce fameux jour. Celui qu’il évitait soigneusement d’ordinaire, en le laissant dans un coin perdu de sa mémoire. Celui dans lequel il l’avait vu souffrir. Se plaindre. Gémir. Et il s’en était senti plus vivant. Plus puissant. Plus tout.

Il en avait presque tiré de la complaisance. Du plaisir. De la jubilation malsaine.

Hors du temps, hors de leur présence, le jeune homme continuait à tourner sournoisement en rond. S’enfonçant petit à petit dans les tréfonds obscures de son passé. Dans l’agressivité déshumanisée qui le guettait. Une ombre de folie voila la quiétude étiolée de ses yeux. Puisque de toute évidence il n’avait pas le choix... Que c’était son gain de survie. Pour lui et pour les siens...

L’impétuosité phénoménale qui émanait de sa silhouette longiligne, presque trop furieuse pour sciemment lui ressembler, menaçait d’exploser d’un moment à l’autre. Sous la pression des années. Sous le poids d’une boîte de Pandore qu’il était littéralement en train de broyer.

Ils voulaient de la haine ? Ils allaient en avoir.

Médiocre. Elle se recroquevilla légèrement en entendant la remarque de Gallant, croisant les bras contre sa poitrine, le cœur encore battant de ce qu’elle venait de faire. Il lui semblait ressentir des picotements désagréables au bout de sa main, sans parvenir à déterminer si elle les imaginait ou pas. L’utilisation de tels sortilèges avait-elle des impacts sur le sorcier ? Ou était-ce simplement le contrecoup ?

Les paroles de Gallant déstabilisèrent Freya ; elle s’était attendue à des remontrances, à des ordres peut-être. Au lieu de ça, il leur donnait des conseils, des moyens de contourner l’exercice et de le réussir – transposer sa colère. Ce n’était donc pas qu’une question de volonté, mais aussi de sentiments et d’émotions. On ne pouvait pas tricher avec ces sortilèges. Elle devait s’y impliquer ou ne jamais les réussir.

Restait le problème le plus délicat. Elle détestait qu’on fouine, qu’on tente de la mettre à nue, qu’on fasse preuve de bêtise ou d’ignorance. Ces comportements la hérissaient, lui donnait parfois envie de gifler quelques personnes, et parfois même la mettaient dans une colère qu’elle ne pouvait contenir, se transformant en larmes et en cris, mais les attitudes étaient plus détestables que les personnes en elles-mêmes. Elle ne parvenait pas à se rappeler de quelqu’un en particulier.

Non. C’était plutôt une masse qui la mettait en colère. Tous ceux qui avaient refusé de voir le danger pendant des années et qui se réfugiaient maintenant sous les robes de Dumbledore, tous ceux qui croyaient qu’un garçon de seize ans allait faire le travail à leur place – l’Elu. Ils se cachaient tous derrière ce mot, persuadés qu’il allait tous les sauver des Moldus, de la peur, des morts, des attaques… Ils étaient tous tellement lâches, et ça la révulsait. C’était tellement facile de laisser les autres faire, les autres prendre les risques, pendant qu’on était sagement cachés chez soi, à l’abri de tout danger.

Après tout, l’Elu était là pour leur salut à tous. Qu’ils l’aient traité de fou et traîné dans la boue pendant toute l’année précédente n’avait aucune importance.

Elle sentait ses muscles se tendre et se raidir, sa magie palpiter sous le coup de l’agitation – mais des mouvements vifs et bruyants l’interrompirent, tuèrent sa concentration. Rowan s’était mis à marcher et marcher en rond, sans cesse, marchant de plus en plus vite. Elle recula instinctivement, se mettant hors de sa portée, incapable de comprendre ce qu’il pouvait bien s’être produit.

« Rowan ? »

Sa baguette prudemment dirigée dans la direction de son camarade de confrérie, elle s’hasarda à jeter un regard à Gallant – il lui arrivait quoi, au juste ?

Le calme et mesuré Rowan avait complètement déraillé.

La colère. Ce sentiment cinglant et impétueux, qui monte dans la poitrine avec une virulence semblable à quelques volcans explosifs. La rage. L’ascension puissante d’une émotion si brutale et furieuse qu’elle semblait emporter toutes les barrières de la logique sur son passage. La haine. Intense. Indescriptible. Indéfinissable. Celle qui claque dans l’air comme un fouet, avant de fendre la chair jusqu’au sang.

Tous ces affres et ces troubles tempêtaient silencieusement dans l’esprit de Rowan. Loin de la conscience de ses pairs ? Non. Le masque de sa nonchalance se trouvait fissuré sous le coup d’un tel orage, laissant deviner dans l’agitation de ses iris froides et brûlantes, toute la fureur irrépressible qui couvait.

Vingt ans sans jamais faillir. Sans jamais céder à la pression. Sans jamais s’y adonner. Et maintenant, on lui demandait de briser le verrou sans craindre un terrible retour ? Ils avaient tort. Terriblement tort. Tous les trois.

Le jeune homme évoluait avec une vélocité de plus en plus féline, dans un rond qui s’apparentait davantage à une cage étiolée qu’à un sous-sol glacial et poussiéreux. Il ne se rendait plus vraiment compte de la réalité, tant les sentiments négatifs et les émois hargneux mordaient sa peau. Titillaient son âme d’une irascibilité innommable. Écartaient sa pitoyable humanité vers des retranchements nécessaires. Certainement salvateurs. Mais pas moins punitifs.



L’appel prudent et inquiet de Freya, sembla de prime abord sans effet sur la folie latente qui se dégageait du Sinistros. Les mots pouvaient-ils encore seulement le toucher ? Effleurer la lave en fusion de ses cruelles émotions ? Le doute était possible face à la ronde menaçante qu’il menait à son paroxysme.

Jusqu’à ce que, en un mouvement à la fois vif et alerte, toute sa silhouette filiforme s’immobilisa. Ses yeux tourmentés se posèrent alors sur le visage de sa binôme. Ses bras tremblaient d’une tension qu’il ne comprenait pas. Qu’il ne contrôlait pas. Tout en lui trahissait la vérité démentielle de leur situation : il était à deux doigts de craquer. De rompre définitivement le loquet.

Le calme insidieux dans l’œil d’un cyclone dévastateur.

Comment pouvait-il espérer gérer une telle explosion ? Comment pouvaient-ils croire qu’il parviendrait à se canaliser ?

L’affliction de son ancienne fiancée était si divertissante. Si réjouissante. Si jouissive. Il en frissonnait. C’était délectable. Qu’un tel souvenir se métamorphose en une scène offerte à sa cruelle félicité... La part d’ombre qui le dominait, autrefois crainte et écarté, lui apparaissait du coup moins terrifiante. Plus utile. Il en esquissa un rictus intellectuel qui manqua presque d’apparaître sur ses lèvres.

Rowan était à mille lieux de se douter qu’il payerait le prix fort pour un tel affront envers son empathie. Il le regretterait plus tard.

Instinctivement, sa baguette se leva de nouveau. Il la voyait très nettement, cette Phénix mièvre et ridicule, attachée au sol. La pitoyable promise de ses jeunes années. Enfin. Ses épaules frémir. Doloris. La punition. La divine sanction. L’hésitation chevaleresque du bal n’existait plus au fond de son cœur. Il allait la détruire. Coûte que coûte.

Sa voix, sifflante et trop précise, formula un seul mot. « Endoloris. »

Il y eut une singulière impression dans l’air, à peine perceptible. Une ondée. Légère. Tremblante. Fragile. Puis, un mouvement arrière, comme si on aspirait l’air. C’est là que sa magie explosa. En une bourrasque impromptue et redoutable. Davantage comparable à une conflagration qu’à une banale rafale de vent.

Leurs baguettes volèrent. Et eux aussi.
Son sortilège ? Dramatiquement raté.

Rowan était dangereux. Des frissons la parcouraient toute entière et son cœur s’était emballé, comme si son corps tentait de l’avertir de ce fait – mais elle n’avait pas besoin de son instinct pour s’en rendre compte. Elle connaissait Rowan depuis des années, et même s’ils n’avaient jamais été intimes, elle ne l’avait jamais vu dans cet état-là. Elle recula encore, ses yeux suivant avec inquiétude les mouvements circulaires de son camarade, qui ressemblaient davantage aux mouvements d’un lion en cage qu’à quelqu’un qui faisait les cents pas.  

Son manque de réaction à son appel lui fit d’abord croire qu’il ne l’avait pas entendue, trop enchaîné par ses émotions. Même Gallant semblait inquiet, à présent, et elle tendit sa baguette avec un peu plus de fermeté ; elle devait faire quelque chose, ou il allait finir par blesser quelqu’un. Peut-être même lui-même. Mais quoi ? Un sortilège de désarmement serait-il suffisant ? Elle n’avait jamais brillé en Défense et risquait bien de le rater…

Il croisa alors son regard, comme s’il avait deviné ses intentions. Et quand elle se remémorerait cette journée, ce serait la façon dont il l’avait dévisagée qui serait le premier évènement à lui revenir : il ne la regardait pas, il la poignardait sur place avec une expression malsaine et hargneuse, et cela la perturbait tant qu’elle sentait sa magie bouillonner en elle, réclamant qu’elle fasse quelque chose avant qu’il ne l’attaque elle.

Elle ne bougea pas.

Il dirigea sa baguette vers l’homme par terre et elle recommença à respirer, soulagée qu’elle n’ait pas été la cible de sa colère, abaissant légèrement sa baguette. Il prononça la formule presque immédiatement ; il était dans un tel état de rage et d’instabilité que Freya ne doutait pas une seconde de sa réussite, et se détendit enfin. Ce fut une erreur.

La magie crépita autour d’eux. C’était une sensation singulière, qu’elle ne pourrait confondre avec aucune autre, mais elle n’eut pas le temps de réagir ; elle fut rejetée en arrière avec force, et sa tête heurta quelque chose de dur.

Pendant quelques secondes, elle ne vit plus rien. Un voile noir recouvrait ses yeux, et tout semblait tourner autour d’elle ; une scène absurde défilait, mélangeant ses parents et d’anciens camarades de Salem qu’elle n’avait pas vus depuis plus d’un an. Puis, au bout de ce qui lui parut être un long moment, les pierres des cachots commencèrent à réapparaître, accompagnées d’une douleur aiguë et entêtante à l’arrière de son crâne. Relever son bras pour vérifier qu’elle ne saignait pas lui sembla être l’acte le plus difficile qu’elle avait jamais accompli ; elle roula sur le côté avec peine, balbutiant des paroles incohérentes, et sa main atteignit enfin la source de sa douleur. Pas de liquide.

« Putain » lâcha-t-elle, soulagée.

Au bout d’une courte minute, le temps que tout arrête de tourner autour d’elle, elle se redressa finalement sur ses coudes, et se hissa en position assise. Elle s’était apparemment cognée contre l’armoire, lui évitant de se prendre un mur de pierre qui lui aurait sans doute fendu le crâne – cette pensée lui arracha un frisson et elle se détourna de la contemplation de la possibilité de sa mort pour voir comme les autres allaient. Ils avaient tous été projetés, visiblement. Ses yeux s'arrêtèrent sur Rowan.

« T'es complètement malade mec. »

Un peu de rancœur et de colère, certes. Mais aussi de l'inquiétude ; c'était principalement pour s'assurer qu'il était encore en vie. Elle ne désirait pas ramener un cadavre à Haveirson.

L’air qui les entouraient sembla frémir. Vaciller. Crépiter. Le sortilège ne parvint pas à capter toute la férocité inhabituelle qui transcendait Rowan. Une rage si imprécise et fulgurante que même la baguette d’orme ouvragée eut du mal à reconnaître son unique propriétaire. Toute cette violence ne lui ressemblait aucunement. Définitivement pas.

Autour du jeune homme, dominé par une haine aussi démentielle qu’aveuglante, l’atmosphère se contracta violemment. Et explosa. À sa grande surprise. À sa grande frayeur. Sa propre magie se décidait à le punir.

Sans être capable de résister au souffle de la conflagration, il se trouva projeté avec véhémence au sol. De la même manière que ses acolytes et leurs malheureuses férules. Les infimes secondes du choc écoulées, un silence curieux et malsain s’étendit aux sous-sols de la bâtisse.

La première chose notable qui tira l’esprit du Sinistros d’une brume amère et douloureuse, fut le contact glacial de la pierre. Le froid. Une sensation qui lui paraissait singulière pour le coup. Autant que celle qui s’était évanouie de ses veines après la chute. Il frissonna. Frigorifié. Mal à l’aise. Que c’était-il passé ?

Ses iris pâles et secouées commencèrent à discerner davantage les alentours. Bon sang. Pourquoi le monde s’égayait-il à tournoyer ? Son ventre se crispa légèrement, distillant une onde nauséeuse jusqu’à sa bouche. Risquait-il vraiment de rendre gorge ici bas ? Une seconde fois, ses épaules trahirent un tremblement.

Rowan se força à adopter une respiration plus profonde, tout en essayant d’ordonner le fil des derniers instants. Or, chaque pensée, chaque inspiration, chaque mouvement de l’œil, lui conféraient une migraine si puissante qu’il s’en cognerait presque le front contre un mur. Sans compter que tout son corps tendait à lui indiquer qu’il avait dépassé les limites de l’acceptable. Et du supportable.

Une exclamation injurieuse lui parvint, déchirant l’incertitude flou dans laquelle il baignait. Néanmoins, elle sombra aussitôt. Était-ce le souffle de Freya qu’il discernait petit à petit ? Et celui de William ? Soudainement, la voix reprit, hargneuse.

Il s’en sentit mal. Oui. Assurément. Il était malade. Fou. Désaxé.

Le jeune homme voulut commencer à se redresser, cependant, le rire grandissant de son parrain l’immobilisa complètement. Sa conscience hésita alors entre l’affolement et l’embarras, avant de céder à une sorte de tension éreintée et vaincue. L’amusement de leur maître ne manqua pas d’accentuer l’émoi sibyllin qui lui serrait la mâchoire.

Heureusement qu’ils n’avaient pas entamés l’apprentissage d’Avada Kedavra. Non. Sérieusement ? Il frissonna encore et s’obligea à se lever pour partir en quête de sa baguette. Cette séance était une catastrophe. Ni lui ni sa camarade ne faisaient le poids face aux aurors. Ils ne pouvaient que prier pour ne pas tomber sur ceux-ci.

« D’accord... » Aucune conviction. Juste de quoi confirmer qu’il avait entendu les informations.

L’ancien Serpentard se pencha pour attraper sa fidèle et précieuse compagne d’orme. Son regard vint ensuite quérir celui de la sorcière. « Je suis... Désolé, Freya. » Il s’approcha d’elle et lui tendit la main. En dépit de tous les efforts dont il usait, sa contenance ne le protégeait plus.

Il souffrait de sa faiblesse. De son inconvenance. Et rien ne pouvait affirmer le contraire ni dans ses yeux ni dans ses membres.

Cette voie allait le briser.

Le rie de Gallant n’améliora pas son mal de crâne, bien au contraire. Freya se crispa un peu plus encore, les sens agressés par cet éclat de voix. La blague sur le sortilège de la Mort ne la dérida même pas – mais en était-ce vraiment une ?! – mais la suite eut le mérite de la faire soupirer de soulagement. C’était fini pour aujourd’hui. Elle allait pouvoir se vautrer dans un bain brûlant et boire trois litres de potions antidouleur pour mieux sombrer dans un sommeil qu’elle espérerait sans rêves. Elle n’avait plus à tenter de jeter un sortilège si tabou qu’elle en frissonnait encore, et que la nausée recommençait à lui serrer la gorge à cette seule pensée.

La potion de sommeil sans rêves était donc une idée qui méritait d’être creusée… Surtout après ce genre de séances, car elle doutait qu’elle reste singulière très longtemps. Elle n’avait pas du tout envie de devoir y repenser, de voir le spasme ridicule qu’elle avait créé encore et encore dans ses rêves. Tout ce qu’elle voulait, c’était se plonger dans les recherches que les derniers jours avaient suscités ; une potion pour combattre les effets de l’Endoloris, et le sortilège qu’avait utilisé le Seigneur des Ténèbres pour lire dans ses pensées, car elle était persuadée que c’était ce qu’il s’était passé.

La voix de Rowan la tira de ses pensées encore brouillonnes et emmêlées. Relevant la tête vers lui, elle croisa son regard défait et ébranlé, et sentit sa colère disparaître presque immédiatement. Leurs expressions étaient sans doute jumelles de terreur et de défaitisme, car tous deux savaient à quel point ils avaient échoué. A quel point cet échec les mettait en danger.

« Moi aussi. »

Sa main attrapa la sienne avec reconnaissance, et elle se releva doucement, désireuse d’éviter la chute de tension qui pourrait accompagner un mouvement trop brutal. Ce ne fut qu’une fois debout qu’elle se rendit compte qu’elle avait perdu sa baguette dans sa chute, et se mit aussitôt à la chercher des yeux avant de la saisir avec soulagement – elle était intacte. Le bois clair de sycomore n’était pas même ébréché. Tout allait bien.

Elle se redressa et regarda à nouveau Rowan, son camarade des ténèbres, son ancien partenaire de potions. Celui qui l’avait expédiée à terre, celui dont elle pouvait sentir le désarroi alors qu’elle l’avait toujours trouvé incroyablement coincé et guindé.

Non, tout n’allait pas bien. Ils avaient échoué.

« Merci. Bonne soirée. »

Et elle détourna d'eux, marchant à pas vifs pour sortir le plus rapidement possible de ce manoir, pour mettre de le plus de distance possible entre cette armoire et elle.