Confidence pour confidence (1er post réservé à Clemens Neubach)

Une silhouette féminine  apparut sur la place enneigée d’Avalon.  Elle se dirigea vers l’entrée du salon de thé un peu plus loin, puis après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur par la vitrine décorée pour les fêtes elle y pénétra en faisant tintinnabuler les clochettes de la porte d’entrée mises là pour signifier la présence d’un éventuel visiteur.

Anna Delflandre avait rendez-vous avec Clemens Neubach et si l’idée lui avait paru au premier abord comme très bonne et naturelle, désormais elle n’était plus sûre que ce soit le cas. Elle était ravie de revoir le jeune homme, mais leur premier échange avait été particulier et ne laissait pas de place à des retrouvailles si familières. Cette hésitation sur le positionnement qu’elle devait adopter avec lui, lui avait valu tout un tas des questionnements en passant par sa tenue. Cela pouvait sembler ridicule néanmoins cela permettait généralement de positionner une relation. Elle aurait vu un vieil ami, elle aurait simplement enfilé un jean et un pull cosy, un rendez-vous amoureux aurait signifié une réflexion approfondie sur tous les points, une réunion de travail aurait été encore tout autre. Dans ce cas il était difficile de déterminer la teneur de ce rendez-vous. Elle avait donc décidé d’une robe pull noire et chaude, sobre qui pouvait aller dans de nombreux cas. Pour le reste elle été resté très simple.

La rencontre devait être amicale. La jeune française se promit néanmoins d’éviter d’évoquer Rowan. Mais elle se doutait que le Sinistros ne l’entendrait pas forcément de cette oreille. Leur première réelle entrevue avait, de manière plus ou moins explicite, tourné sur le sujet. A l’époque elle n’avait pas saisie la raison de ses questions, désormais elle soupçonnait que Clemens en avait su plus qu’il n’avait voulu lui dire à ce moment-là. Il était certain que cette fois encore il aurait certainement eut des informations qu’Anna ne lui aurait pas révélée. La seule chose qui aurait pu la sauver c’était la discrétion de son colocataire. Il était difficile d’imaginer Rowan Westminbrook parler de sa vie. Pourtant quand on y repensait c’était la seule chose qui expliquait l’intérêt du jeune Neubach à l’égard de la française au moins au début. Des retours qu’elle avait eu ensuite par Isolde ou même de façon étrange par Amaranthe Asling, sa camarade de classe, il avait apprécié autant qu’elle leur discussion.  Il y avait donc toutes les chances pour que s’il l’ait fait avant, il l’ait fait aussi après. Elle ne lui en voulait pas, elle ne lui avait pas demandé de tenir sa langue sur tous les points et elle aussi s’était confiée à Isolde.  Cela n’empêchait pas à Anna de ne pas être aussi à l’aise qu’elle aurait due.

Enfin elle était là et chose exceptionnelle elle avait choisie de transplaner pour arriver. Elle n’avait pas eu envie de se tremper les pieds sur le chemin et comme aucun moyen de locomotion n’existait entre Avalon et Haveirson elle avait opté celui-ci.

La chaleur de la pièce lui provoqua un léger frisson. Elle salua le serveur et alla s’installer dans l’un des fauteuils du salon près d’une petit table basse vide, il n’allait certainement pas tarder. Elle retira son écharpe, ses gants et enleva son manteau et posa toutes ses affaires sur la place à côté d’elle, laissant celle d’en face libre, puis se laissa aller contre son dossier, confortablement installée.

Quelle étrange relation. Clemens avait un peu l’impression de se trouver dans un de ces romans épistolaires du XVIIIe siècle que sa mère avait lu si souvent durant sa phase littérature, quelques années auparavant. Si il n’y avait pas eu Rowan, il n’aurait sans doute jamais rencontré Anna, et pourtant, leur première discussion avait pris une dimension très inspirante. La jeune femme l’avait étonné par sa finesse d’esprit, qu’elle démentait si souvent, et elle avait réussi sans peine à le pousser dans ses propres retranchements sans se laisser démonter par ses questions insolentes. Le Sinistros n’avait pas traîné à l’apprécier, sans compter qu’il comprenait amplement pourquoi elle fascinait tellement son meilleur ami. Il était content de la retrouver autour d’un café, mais c’était précisément là que le bât blessait. Depuis ce moment volé dans la cour, ils n’avaient échangés que des missives régulières dans lesquelles il avait beaucoup quémandé ses conseils. Si il devait qualifier leur lien, il l’aurait définie comme une amie, cependant il ne savait pas si ce sentiment était partagé.

Ponctuel comme à son habitude, il transplana à l’écart d’Avalon quelques minutes avant l’heure de leur rendez-vous au Parker’s. Clemens comptait utiliser sa courte marche pour faire le point sur les sujets à aborder avec la petite Française. Depuis son retour à Haveirson, il s’était essentiellement concentré sur ses recherches en matière de métamorphose, mais le trouble de Rowan ne lui était pas resté inaperçu. Leurs discussions nocturnes s’étaient faites plus longues, plus intenses également, et elles n’étaient pas étrangère à son souhait de rencontrer Anna. Évidemment, l’Allemand avait également un prétexte sérieux et il ne se serait pas imposé cette entrevue si il n’avait pas eu une affection réelle pour sa camarade de Phoenix mais… il ne se priverait pas de faire d’une pierre deux coups.

Clemens poussa la porte du Parker’s et pénétra dans un salon de thé presque vide. Il jeta d’abord un regard derrière le comptoir et fût soulagé de constater que Isolde ne travaillait pas ce jour-là. Même si elle était sa meilleure amie, il souhaitait parler seul à seul avec Anna, de crainte que certains sujets soient évités si d’autres oreilles se mêlaient à une conversation qui se promettaient délicates. Qu’à cela ne tienne, il l’inviterait à boire un café prochainement, ils s’étaient à peine croisés depuis son retour à l’académie. Enfin, il parcourut la salle de son habituel regard espiègle et sourit spontanément quand ses yeux tombèrent sur la silhouette familière de la Phoenix.

Il s’approcha de la table d’un pas décidé et l’imita en déposant son trench coat et son chapeau sur une des places laissées vides. Contrairement à Anna, il ne s’était pas inquiété outre-mesure de son apparence: il était simplement vêtu d’un jeans et d’un épais pull en laine cendrée pour se prémunir du froid.

“Bonjour Anna, comment vas-tu ?”

Clemens l’aurait volontiers saluée d’une accolade, comme il avait l’habitude de le faire avec ses amis. Cependant, il se doutait que cette tradition allemande lui apparaisse étrange, voire trop intime, et il ne voulait pas la mettre mal à l’aise. Déjà, le serveur s’approchait d’eux avec nonchalance, comme s’il n’était pas tout à fait sur qu’ils n’attendaient personne d’autre.

“Qu’est-ce-que tu prends ? C’est moi qui invite.”

Il ne tarda effectivement pas. Clemens pénétra dans la pièce avec sa nonchalance habituelle. Lorsqu’il déposa son chapeau sur l’un des fauteuils libre restant avant de s’asseoir la jeune française eut un mouvement instinctif et failli se lever pour l’embrasser tel un vieil ami retrouvé. Elle se retint au dernier moment et préféra simplement lui répondre avec un sourire franc.

- Clemens ! Bien, comme toujours, et toi ? Tu as une vie plus mouvementée que la mienne.

C’était étrange de se sentir à la fois si familière et si éloignée. Dans sa première réaction elle s’était sentie si proche et soudainement à sa question elle avait comme l’impression de n’avoir pas le droit de s’aventurer plus. Le serveur vint interrompre le moment de gêne, spontanément Clemens se tourna vers elle et lui demanda ce qu’elle prenait.

- Un thé pour moi s’il vous plaît, vert. Clemens, tu es sûr ? C’est très gentil de ta part.

Là-aussi Anna avait eu envie de lui dire qu’elle règlerait, mais elle sentie qu’il ne laisserait pas faire. Elle attendit qu’il passe lui aussi commande et qu’ils soient de nouveau seuls pour reprendre.

- Tes lettres m’ont faite plaisir. Tu dois être content d’être rentré si j’en crois la dernière. Tout s’est bien terminé finalement ?

Elle hésita un peu. Elle avait fait une promesse à Isolde qu’elle comptait bien tenir, elle devait s’assurer que Clemens allait réellement bien. Pour cela elle allait avoir besoin de s’inviter un peu dans un domaine où elle n’était pas sûre qu’il la laisse s’aventurer. Les mots qu’elle allait choisir devaient être les bons. Les deux jeunes gens venaient tout juste d’échanger leurs premiers mots, elle ne devait en tenir compte.

-Isolde a été très inquiète. Rowan est… Rowan. Tu le connais, il n’a pas dit grand-chose, mais il m’a semblé inquiet aussi à sa façon quand je l’ai croisé.

Anna eut une bouffée de culpabilité à l’idée d’avoir laissé Rowan seul ces dernières semaines. Elle l'avait délibérément évité faute de savoir comment réagir face à lui. Elle réalisait qu'il avait dû avoir besoin d’aide et qu'elle n’avait pas été présente, tout ça par lâcheté. Elle détourna le regard, les yeux bleus de Clemens étaient toujours si rapides à détecter les choses. Ils ne seraient pas longs à comprendre qu’elle avait failli. Elle ne supporterait pas de lire la déception qui ne manquerait pas de venir. Elle se promit encore une fois de lui écrire une nouvelle fois ce soir, elle n’avait même pas répondu à sa lettre, mais attendait-elle une réponse ?

Elle tenta de changer de sujet et repassa à l’affaire qui avait amené Clemens à s’éloigner d’Haveirson.

- J’ai repensé à ton article. Comme je t’ai dit je ne pense pas que je sois réellement la mieux placée pour écrire celui-ci, si tu tiens vraiment à ce que ce soit moi, je le ferais. Je préférais laisser ça à Amaranthe, mais enfin. Tu sais je pense que tu l’écrirais aussi bien que moi dans le fond, tu as tous les éléments, je n’apporterais pas grand-chose de plus. Pour la diffusion ensuite je pourrais certainement utiliser mes connaissances à la Gazette par contre.

Anna ne savait définitivement pas dire non à quelqu’un et la légère déception qu’elle avait lu dans leurs échanges épistolaires avait fini par avoir raison d’elle. Si finalement il ne voulait qu’une plume, elle pouvait bien lui prêter la sienne, elle craignait juste qu’il faille à cette affaire encore tout un travail de recherche et d’enquête qu’elle n’était pas capable de mener.

L’enthousiasme d’Anna était toujours contagieux. Comment résister à ce grand sourire et à cette bonne humeur si flagrante ? Clemens ne put retenir un léger rire, cependant. Sa vie était en effet plutôt mouvementée, mais si on comparait ces derniers mois à ce qu’il avait vécu dans son adolescence, il définirait lui-même son quotidien comme carrément sauvage. Il n’était pas du genre à se formaliser des rebondissements, mais son échelle de valeur commençait à se découvrir de nouvelles limites. Le jeune homme répondit avec espièglerie.

“Oh, si seulement tu savais… Je me prends à rêver d’une vie oisive et ennuyeuse, ces jours-ci.”

Ce n’était pas vrai, évidemment. L’Allemand se serait agacé beaucoup trop vite d’une routine plate et sans aventures. Néanmoins, ses pérégrinations dans le froid glacial du nord de l’Allemagne et de la Scandinavie l’avait fatigué assez pour qu’il consente à prendre deux jours de vacances. Pour une fois, passer un après-midi calme et au chaud dans un salon de thé lui paraissait être une occupation de choix. L’arrivée du serveur détourna leur attention du silence qui commençait à s’installer. Clemens avait spontanément proposé de payer les consommations, et la protestation de Anna lui fit décocher un regard appuyé. Peut-être était-ce son côté vieux-jeu qui s’exprimait parfois, mais il lui était impossible de laisser une demoiselle sortir le porte-monnaie en sa présence. Et surtout pas quand c’était lui qui avait lancé l’invitation.

“Un grand café au lait, s’il vous plaît.”

L’étudiant garda le silence alors qu’il suivait des yeux le serveur qui s’éloignait. Il ne craignait pas tellement de se faire écouter, il préférait simplement parler sans personne planté à côté de lui. Il ne faisait pas partie de ces clients capables de continuer leur conversation sans sourciller alors qu’un serveur était en train de débarrasser sa table. Quand il aidait au bar de son père, il trouvait toujours cette attitude terriblement condescendante. Clemens tourna à nouveau le regard vers Anna alors qu’elle reprenait la parole. Son hésitation ne passa pas inaperçue et il la fixa en silence le temps qu’elle arrive au bout de son idée. Elle touchait d’entrée un sujet qui pouvait s’avérer extrêmement délicat pour chacun d’eux et cela l’étonnait. Néanmoins, il ne se détourna, ni n’hésita. Plus que le perturber, les sous-entendus attisaient sa curiosité.

“Je sais, mon départ a été subi et ils n’avaient aucun moyen de me contacter. Mais je ne suis pas convaincu que ça ait inquiété Rowan tant que ça.”

Ils avaient beaucoup parlé la nuit de son retour. Son colocataire allait mal, et son absence avait été une pierre supplémentaire à son fardeau. Cependant, il s’était suffisamment épandu sur ses états d’âmes de ces dernières semaines pour faire comprendre à Clemens qu’il n’était pas la seule source de son désarroi. Le terrain était délicat, le Sinistros voulait éviter à tout prix de pousser Anna dans ses retranchements avec des sous-entendus trop piquants. Même si il voulait obtenir certaines réponses de la part de la jeune femme, il n’était pas venu là en tant qu’inquisiteur. Il saisit donc la porte de sortie qu’elle leur offrait en enchaînant sur l’article et son potentiel auteur. L’Allemand se laissa aller contre le dossier de sa chaise, visiblement détendu et nonchalant, et hocha la tête avant de répondre.

“Je comprendrais que tu veuilles ou ne puisses pas t’occuper de l’article. Je ne berce pas vraiment dans le milieu journalistique et comme je te l’ai dit, je ne lis déjà presque jamais le journal. J’avais été impressionné par ton travail dans la gazette et c’est pourquoi j’ai spontanément pensé à toi, mais je ne voudrais pas t’imposer cette tâche. Je ne connais pas assez Amaranthe pour lui proposer de moi-même ce genre de confidences, mais si tu la juges apte pour la tâche, je m’en satisferai.”

Il ponctua sa phrase d’un sourire compréhensif, peut-être même amusé qu’elle le pense apte à écrire l’article par lui-même.

“ J’ai certes toutes les informations, mais je n’ai sûrement pas la plume, ni les compétences pour ce travail. Et je suppose que l’esthétique de ce genre d’histoires joue un rôle important dans sa réception et le sérieux qu’on va lui attribuer. Si tu as l’occasion de lui en toucher un mot pour moi… J’apprécierai.”

Cette timidité n’était pas habituelle pour lui, mais Amaranthe lui avait laissé une impression encore diffuse qu’il ne parvenait pas vraiment à définir. La jeune femme s’était montrée à la fois distante et très familière, prenant sa défense et insistant pour danser, alors qu’elle leur avait imposé le vouvoiement tout au long de leur échange. Elle lui avait bien parlé de ses périples journalistiques en Amérique, mais il n’était vraiment pas sur que sa demande soit accueillie favorablement par quelqu’un qu’elle connaissait si peu. A défaut d’être sa plume, il serait soulagé que Anna soit au moins sa voix.

“Mais dis moi, pourquoi te détournes-tu de la gazette ? Tu as trouvé un nouvelle voie, d’après ce que j’ai compris de tes lettres ?”

Lorsque Clemens eut le toupet d’annoncer vouloir vivre une vie simple et paisible, leurs regards se croisèrent. Une sorte de lien s’établit entre eux, Anna et lui échangèrent un sourire, aucun n’était dupe mais il était plaisant de le taire et de faire croire le contraire, comme une entente silencieuse mais rieuse.

Ses yeux à lui changèrent lorsqu’elle émit l’idée de payer, les siens se tintèrent de quelques étoiles en plus. Elle n’ajouta rien. Il paierait alors.

Il s’arrêta comme prévu sur Rowan, alors qu’elle aurait souhaité que ce soit sur Isolde. Elle ne voulait pas parler de Rowan, pas avec lui. Elle savait qu’ils y viendraient, mais elle préférait l’éviter si possible. Il ne s’éternisa pas, il savait qu’elle avait fait une faute en l’abordant trop vite et les rattrapa en changeant le sujet. Elle avait eu peur de ne pas pouvoir placer le désarroi de son amie à elle, mais cela l’avait obligée à parler aussi de son colocataire à lui. Ils avaient posé le premier pavé comme un appel à y revenir. En attendant ils parleraient d’autre chose, de sa récente histoire à lui, de son journalisme à elle. Elle eut d’ailleurs un sourire gêné mais ravi.

- Merci. Dans ce genre d’histoire savoir écrire ne suffit pas. Pour la Gazette je m’occupe de petits articles. Là ça mériterait d’entremêler des choses, il faut travailler le sujet. Pour tout avouer je ne sais même pas si c’est du ressort d’Amaranthe non plus. De ce que tu m’as dit il y a l’air d’avoir un mélange de fraude commerciale et politique. On s’aventure là sur des terrains assez particuliers, je suis loin d’être très spécialisée dans ces domaines. Je vais lire les articles sur les affaires importantes ou suivre les journaux comme beaucoup, mais je ne vais pas forcément plus loin. Je sais qu’elle veut travailler dans le domaine du journalisme reporter, c’est un peu différent mais ça se rapproche plus de ça que ce que moi je vise.

Quand Anna avait pensé à Amaranthe elle avait surtout pensé aux contacts de la jeune fille, si elle ne pouvait pas s’en occuper elle connaitrait certainement quelqu’un qui en serait capable. Elle avait évoqué son voyage et le tuteur qu’elle avait eu et reporter pour le journal de Salem. Elle avait paru proche de lui, elle pourrait certainement s’adresser à lui pour les aider à trouver quelqu’un. Elle avait vu comment la jeune femme travaillait grâce à leur devoir en commun et elle appréciait sa façon d’aborder les choses. S’il y avait bien quelqu’un à qui elle faisait confiance pour ce genre de chose, c’était elle.

- Oui, nous avons travaillé ensemble. Selon moi elle a une bonne façon de voir les choses.

Elle ne fût pas étonnée de sa demande d’être l’intermédiaire. Elle avait cru comprendre au fil de sa discussion avec l’Abraxan qu’ils se connaissaient sans être réellement proche. Elle ne fit pas plus de commentaire, leur relation ne la regardait pas. Elle préféra se concentrer sur la suite. Elle sourit puis se lança.

- Ce n’est pas vraiment nouveau. J’ai toujours aimé la radio, c’est un objet qui t’accompagne tout au long de ta journée. Elle te réveille, se joint à toi à différent moment de ta vie de tous les jours et peut même te bercer avant de t’endormir. Si tu fais attention elle est toujours là derrière toi. J’aime cette idée. Mais la Gazette était un bon moyen d’entrer dans le monde professionnel dira-t-on. Surtout que le domaine du journalisme n’est pas le plus facile à pénétrer, mais moi j’aimerais plutôt faire des émissions. J’ai toujours été passionnée par les gens et ce qu’ils vivent, j’aimerais créer une émission qui leur est dédiée. Une sorte d’endroit fait pour eux.

Anna se tut. Des fois elle avait du mal à croire elle-même à son rêve. Elle avait accepté le stage à la gazette en se disant qu’elle était déjà chanceuse de pouvoir poser un pied dans ce monde et que ce n’était déjà pas si mal. Elle savait que personne ne l’attendrait et qu’elle devrait se montrer entreprenante. Si elle n’allait pas chercher sa place, on ne lui l’a offrirait pas. Dans ses meilleurs jours elle finissait par se persuader que c’était possible, puis sa confiance s’étiolait petit à petit.

- Je vais tenter d’atteindre cela, on verra où ça me mène. Mais tu vois c’est une branche différente. Je ne vais pas travailler sur les mêmes domaines. Pas d'enquête, pas d'article. Juste ma voix et celles des autres. Emmener les auditeurs dans le monde des autres, leur faire voir la vie sous un angle différent du leur. Soit ça, soit animer des débats. En fait tout ce qui tourne autour de la discussion avec l'autre, une manière de changer sans en avoir l'air. Sans violence, juste par la parole. On peut parfois faire beaucoup. Enfin si la personne a envie de t'écouter. C'est le problème parfois des débats, les idées devraient s'échanger pour avancer mais ce n'est pas toujours le cas.

Le serveur revint avec leurs boissons qu’il déposa devant eux ce qui coupa ainsi la jeune française qui, une fois lancée sur le sujet, avait parfois bien du mal à s’arrêter.

Quelques sourires et un échange de regard semblait déjà leur suffire pour sceller les dessous de leur conversation. Une complicité étrange, sans intimité, mais néanmoins sincère et plaisante s’installait un peu plus entre eux. Clemens ne savait pas si c’était suffisant pour appeler cela de la confiance, mais il le souhaitait. Il devinait en Anna la même inquiétude qu’il ressentait lui-même, leurs cibles étaient néanmoins différentes. Elle se faisait du soucis pour Isolde, lui pour Rowan, et ils partaient tous deux à la pèche aux informations pour mieux prendre soin de leurs amis. L’Allemand ne pouvait s’empêcher d’être touché et rassuré par la-même de savoir que sa meilleure amie n’était pas seule.

Le changement de sujet lui enleva un poids. Même si ils avaient une conversation plus importante et plus délicate à avoir, il était soulagé de commencer par le problème de son article. D’une part, parce que c’était la raison principale de sa rencontre avec Anna, et d’autre part, car ça leur permettait de continuer à se découvrir un peu et à tisser de nouveaux liens avant de s’aventurer sur un terrain miné. Clemens voulait pouvoir jauger prudemment l’inclination de la Phoenix envers Rowan avant de poser une question plus brutale, peut-être. Son ami était sa préoccupation numéro un, et il voulait tout faire pour le sortir du mauvais pas dans lequel il avait réussi à se fourrer. En attendant, il l’écouta expliquer ses vues, savourant son enthousiasme à parler de sa passion avec un intérêt non-feint. Plus elle développait ses explications, plus un sourire se faisait clair sur son visage. Décidément, le jeune homme avait un truc pour les gens passionnés.

Une lueur de déception passa dans ses yeux bleus quand le serveur vint interrompre sa tirade. Clemens le remercia à voix basse et s’intéressa à son café pendant quelques instants, avant de poser son regard sur Anna.

“Je t’imagine tellement bien dans cette voie. Je veux dire, je n’y connais pas grand chose à la radio et au fonctionnement des émissions, mais je comprends pourquoi tu t’intéresses à ça. Tu as ce don pour faire parler les gens et les amener à réfléchir sur eux-même… mais de leur propre initiative. Ca m’a fait tout bizarre quand je m’en suis rendu compte d’ailleurs, mais après notre première conversation dans la cour, j’ai eu l’impression que tu avais lancé un immense jeu de dominos dans ma tête.”

Il s’interrompit en roulant des yeux, visiblement amusé.

“C’était très bizarre, mais je suis content que tu l’aies fait, tu m’as ouvert des voies auxquelles je n’aurais jamais pensé avant. Et d’après ce que j’ai pu entendre… Il n’y a pas que sur moi que ta perspicacité a eu tant d’effet. Je ne suis pas sur que cela plaise à tout le monde, puisque ça fait sortir tes interlocuteurs de leur zone de confort. Cependant, pour ceux qui sont prêts à la réflexion, c’est très enrichissant. J’espère que tu arriveras à lancer ton émission, parce que je suis sure qu’elle aurait du succès.”

Clemens finit sa phrase et la ponctua d’un sourire sincère. Il but une gorgée de café, l’air pensif, avant de pencher légèrement la tête, comme s’il essayait de percevoir quelque chose de diffus.

“D’où est-ce que ça t’es venu ? C’est quand même un peu fou de débarquer comme ça, dans la vie des gens, de changer leur façon de penser et leurs convictions sans les remplacer par les tiennes. Un peu… Un peu comme si tu essayais de les rendre meilleurs à ton contact.”

Différents mélanges de discussions passées faisaient écho dans sa tête, alors qu’il essayait soudainement de comprendre la jeune femme en face de lui. Elle avait un talent pour pousser l’humain à la réflexion sur lui-même, c’était indéniable et même très perturbant. Il avait du mal à cerner comment c’était même possible.

Tout comme Clemens, elle remercia le serveur, lui offrant un sourire. Puis elle attendit, elle avait déjà beaucoup parlé, c’était à lui de répondre. Elle porta ses mains autour de la petite théière dans laquelle son thé infusait. Ainsi elle les réchauffa, la neige qui régnait en cette saison les avait rendus blancs. Elle était du genre à toujours avoir froid aux extrémités. Elle l’écouta et l’étonnement de la jeune française se mélangea à un mélange d’embarras et de confusion. Elle comprit dans son discours qu’elle devait s’en sentir flattée, mais s’il était le premier à lui dire les choses aussi directement, il n’était pas le seul.

A côté elle eut plaisir à le voir se ranger derrière et prêt à la soutenir, malgré le fait qu’il ne saisissait pas tout la difficulté qu’elle allait avoir atteindre ce but, se voir entendre dire qu’on prenait la bonne direction était encourageant.
Elle se douta qu’il faisait allusion à Rowan, avait-il choisi de revenir tout de suite à ce sujet ? Peut-être, mais d’une façon plus détournée que la sienne, plus douce ? Elle le laissa aller au bout de son idée, le regardant avec un sourire encourageant. Peu de gens avaient exprimé ce regard sur elle, ils s’arrêtaient au simple fait qu’elle était « de bons conseils » et « à l’écoute ». Lorsqu’il eut fini, elle ne répondit pas tout de suite et laissa aller son regard au-delà de la fenêtre, pensive. Elle se rappelait des larmes, de la douleur latente mais toujours présente, alors elle l’avait prise avec elle. Elle avait écouté, pipeletté, créé du bonheur pour deux, pour trois, pour autant qu’il en avait fallu.

- C’est vrai. La psy a dit que j’avais une sensibilité particulière à la douleur, que je captais bien où les gens avaient mal. Elle avait conseillé à mes parents de faire attention parce que j’avais tendance à m’oublier un peu. Je m’étais créé ma bulle de protection mais qu’elle avait plus tendance à m’empêcher de vivre que de me protéger. Je crois que ma mère s’en veut, mon père je n’en sais rien. Je sais qu’il m’aime, mais pour les deux on évite de parler de tout ça. Ça remue trop de choses. Finalement si je peux aider les gens, je considère que c’est un mal pour un bien. Et puis ça va, je le vis bien.

Sur sa dernière phrase elle avait retourné sa tête vers lui avec à nouveau un sourire, seuls ses yeux gardaient encore quelques brumes. Elle se voulait rassurante, voir guillerette, afin de balayer tout ça. Ça n’avait pas grande importance au fond, elle allait bien physiquement, même mentalement, tout tenait la route. Elle n’était pas déprimée, ni n’avait de comportements à risque. C’était même la chose que ses parents lui reprochaient le plus, ils s’inquiétaient de ne la voir jamais prendre de décisions qui auraient pu la mettre en danger émotionnellement. Elle n’avait jamais ramené personne, n'avait jamais semblé de peine de cœur, elle ne faisait rien sur un coup de tête. Tout chez elle était rassurant. On s’extasiait sur la fille parfaite qu’elle était, accueillante et chaleureuse.

- Je m’égare. Enfin ça ne veut pas dire que je change les gens, je suis contente si j’ai pu t’aider, mais ce n’est pas toujours le cas. Comme tu dis, il y en a que ça dérange et puis c’est loin d’être de fonctionner à tous les coups. Généralement j’observe juste les gens et les écoute, rien que ça ça m’en apprend beaucoup sur eux. Je le fais sans vraiment y penser. Mais je me trompe régulièrement sur quelqu’un. Surtout quand je ne l’enferme dans une image.

L’étudiante se demanda comment elle avait laissé la conversation glisser jusque-là. Clemens avait beau dire d’elle, il semblait lui aussi doué pour l’amener à se dévoiler, mais elle n’avait rien à dissimuler. Même cette autre partie dont elle ne parlait jamais, ce n’était pas tant qu’elle souhaitait la cacher, elle avait juste pris l’habitude de ne pas en parler, d’à peine y penser, c’était plus facile.

- Dis-moi Clemens, quand aura-t-on une discussion normale tous les deux ? Je me demande même si c’est possible. D’ailleurs puisque nous sommes ici, où en es-tu de tes cours ? Finalement qu’en as-tu tiré ? Nous n’avons pas eu l’occasion d’en rediscuter et je suis curieuse de t’entendre m’en parler.

Il avait donné libre cours à ses paroles, confiant à Anna son ressenti dans la sincérité la plus pure. Il y avait quelque chose chez cette jeune femme qui l’impressionnait tout particulièrement. Elle avait beau se prétendre un peu faible, pas taillée pour la bataille, Clemens ne partageait pas cet avis. Son arme n’était certes pas une baguette, mais sa compréhension de l’esprit humain était une bien meilleure défense que toutes leurs attaques. Quelque part, il trouvait cela terriblement beau aussi et ça jouait un rôle dans tous ces sentiments contradictoires qu’elle faisait naître en lui. Il se défiait un peu d’elle, tout en l’appréciant beaucoup. Isolde et elle étaient proches, elle avait complètement retourné Rowan… Quelles drôles de relations.

L’Allemand laissa le silence s’installer à la fin de sa tirade, sans lâcher la Phoenix d’un regard qui brillait d’une curiosité intense. Il avait conscience que ses paroles pouvait être déstabilisantes, car il avait été plutôt direct. Il gardait le trouble de son colocataire dans un coin de sa mémoire et il espérait trouver dans la réaction de Anna un indice quelconque pour le rassurer. Pour se rassurer aussi, d’ailleurs. Ils avancaient tous au devant de périls suffisamment grands pour que les drames de coeur ne viennent pas s’y mêler trop intrinsèquement, mais peut-être était-ce déjà trop tard. Quand la jeune femme reprit finalement la parole, le visage de Clemens s’adoucit, laissant place à une expression plus empathique que curieuse. Il ne savait pas comment, mais il avait poussé sa camarade à une confidence plutôt intime et, sur le moment, il ne savait pas vraiment comment l’accueillir.

Alors, il la laissa parler. L’émotion transparaissait discrètement dans son attitude, sans qu’il puisse juger si c’était du au soulagement ou à la détresse de devoir aborder ce sujet. Par deux fois, le Sinistros retint un mouvement de main vers l’avant alors qu’il voulait simplement prendre la main de Anna, lui transmettre un peu de chaleur. Cependant il n’osa pas aller jusqu’au bout sans savoir comment ce geste serait accueilli, et si on n’y verrait pas une certaine équivoque. Clemens se contenta donc du silence, recueillant ces détails avec délicatesse comme quand on vous offre un cadeau particulièrement fragile. Il se fit mentalement la promesse de garder un oeil sur la jeune femme et de se montrer digne de leur amitié naissante.

“C’est à la fois beau et triste… Noble aussi. Mais je suis désolé, je ne voulais pas te pousser dans des confidences pareilles.”

Ca avait été à peine plus qu’un murmure. A dire vrai, si il avait eu la réponse à sa question, il n’était pas rassuré pour la cause. Il avait l’impression de voir une espèce de blessure chez la jeune femme, quelque chose qui semblait être vide à jamais, un mal dont elle ne pourrait pas vraiment se départager. Contrairement à elle, l’expression n’était pas son fort, et il se sentait subitement très maladroit, alors qu’il ne trouvait pas les mots pour réagir. Il espérait juste qu’elle avait évoqué ces souvenirs de sa propre volonté et sans s’y sentir forcée. Clemens était déstabilisé et fut soulagée qu’elle change de sujet avec douceur. Cette fois, il sourit.

“Oh, on peut bien se mettre à parler de la météo, mais je doute que ça nous occupe plus de trois minutes avant qu’on ne retombe dans des controverses philosophiques.”

Une lueur amusée dansait dans son regard alors qu’il jetait un oeil dehors. La neige s’était remise à tomber, paresseuse et cotonneuse, faisant danser des ombres sur les murs du Parker’s. L’atmosphère était si propice à la confiance et aux confidences qu’il ne croyait pas sincèrement à l’existence même d’une conversation banale entre eux.

“Mes cours se passent bien, même si je regrette un peu le manque de variété. J’ai hâte que de nouveaux cours pour non-spécialistes soient ouverts… Je me surprends à découvrir la métamorphose là où je n’aurais pas cru la voir auparavant. C’est très intéressant. Pour ce qui est de Poudlard, je me contente de suivre les directives de McGonagall pour le moment. Je crois que j’ai besoin de plus de didactique avant de pouvoir lancer des initiatives originales. Je continue à développer quelques idées bien sur, mais je préfère avoir un peu plus de recul avant d’essayer de les mettre en pratique.”

Il se tût un instant, hésitant, avant de continuer sur sa lancée.

“Et puis je suis très occupée avec certaines de mes recherches personnelles. J’ai fait quelques belles avancées ces derniers temps, mais mon voyage m’a ralenti et j’ai hâte de pouvoir m’y remettre corps et âme. Je retournerai sans doute en Allemagne pendant les vacances pour emprunter quelques vieux grimoires que j’avais écarté de mes sources au début. Ma vision des choses étaient trop étroites et je pense avoir loupé quelques informations importantes… Enfin, toutes ces voies se recoupent, de toute façon. Si je parviens à vérifier mes hypothèses, j’aurais une compréhension plus large et plus précise de la métamorphose, donc je pourrais mieux la transmettre à mes élèves également. En attendant, je me contente d’expérimentations diverses en essayant d’en faire profiter mon entourage. Ou dont ils subissent les dérapages, ça dépend.”

Clemens avait fini sur un ton à la fois contris et amusé. La chambre qu’il partageait avec Rowan pouvait être un véritable champ de bataille alors qu’il cherchait à animer tous les objets possibles et inimaginables. En contrepartie, quand il maîtrisait un sort suffisamment, il en faisait un utilitaire ou un cadeau pour ses amis proches… comme un moyen de s’excuser. Pour l’instant, il planchait sur ses cadeaux de Noël.

Bien sûr qu’elle avait vu les réactions de Clemens. Elle avait beau ne pas l’avoir regardé directement, elle avait gardé un œil sur lui, comme toujours. Alors tout s’était remis en marche, comme une mécanique bien huilée elle avait dégagé la tristesse du moment par son sourire et changer le sujet. Il ne put s’empêcher de réagir, bien entendu on ne pouvait lancer ça sans avoir un minimum de réaction en face. Il n’en fit pas trop, juste assez pour qu’elle perçoive qu’elle l’avait inquiétée. Elle ne valait pas la peine qu’on s’inquiète, elle allait bien. Elle était là, elle riait, elle profitait de la vie, elle allait bien. Il avait voulu lui saisir la main, mais n’en fit rien. Elle se demanda si le geste l’aurait gêné. Elle ne sut pas vraiment. Alors elle plongea ses pupilles noisettes dans les siennes bleu azur.

- De noble ? Tu confonds Neubach. Tu ne t’adresses pas à un sang pur, dit-elle avec des yeux pétillants. Je suis comme ça, c’est plutôt un atout non ? Si je peux vraiment rendre les gens meilleurs, remercions la bonne fortune. Si ça me permet d’avoir des discussions passionnantes avec toi, j’en suis ravie.

Puis elle attrapa la théière et se servit. Elle embarqua la tasse avec elle avant de se remettre dans le fond de son fauteuil. Elle se remit à observer l’extérieur.

- Tu as raison, la neige a en plus toujours tendance à me rendre nostalgique et philosophique.

Elle lui sourit. Puis ils continuèrent et elle se plongea avec délectation dans la description de ses cours. Il hésitait, craignait de se tromper, de ne pas en savoir assez. En un sens elle le retrouvait mais différemment. Il avait perdu une assurance qu’il avait avant de débuter ses cours et en avait gagné une autre. Le changement était en marche, il évoluait comme ces élèves. Il prenait conscience des enjeux, des difficultés et des problématiques d’enseigner. Elle se conforta dans l’idée que ces cours qu’il avait donnés étaient tout sauf un réel échec. Sa curiosité fut évidemment poussée par l’évocation de recherches. Elle sourit à sa passion, avait-il fonctionné comme ça par le passé aussi ? Elle se douta que oui.

- Tu fonces toujours où que tu ailles hein ?! Fais attention, relève la tête parfois, ça serait dommage que tu prennes un lampadaire. Je te demanderais bien quel est le sujet de tes recherches mais je crains que tu sois soit déjà trop loin pour moi, soit pas assez pour m’en parler.

Puis il évoqua ses expériences et, à sa dernière remarque, elle se douta que le naturel badin et farceur de Clemens devait parfois tomber sur ses camarades les plus exposés. Elle pensa naturellement à Rowan, son colocataire. Elle rit, se demandant à quelle sauce il devait le manger. Elle fut rassurée de le voir rentré, s’il était là pour le détourner de ses tourments il irait bien, ou pas trop mal.

- Tâche de nous le rendre en un seul morceau. Je fais confiance à Isolde pour se défendre et détourner tes pièges, vous avez le même esprit joueur, mais j’en connais un bien plus crédule et innocent que vous.

Il l’était au moins vis-à-vis de Clemens et elle se doutait qu’il devait souvent se faire avoir. En revenant à lui, elle repensa au paquet reçu la veille en plus de la lettre quelques temps plus tôt, un mélange de sentiments contradictoires remontèrent et lui vrillèrent le ventre. La jeune femme s’obligea à les renvoyer un par un à la fois, n’en gardant qu’une seule question à l’esprit. Il lui avait offert quelque chose, elle se devait au moins de lui trouver un présent à lui aussi. C’était là la partie délicate, elle n’avait aucune idée de ce dont il pouvait avoir réellement besoin. Elle avait prévu d’y aller après sa rencontre avec l’allemand, mais avant elle voulait profiter de leur échange pour se renseigner discrètement sur ce qui pourrait lui plaire. Elle saisit l’occasion.

-A quoi s’occupe-t-il quand il n’a pas à rattraper tes bêtises ? Demanda-t-elle sur le ton de la plaisanterie. Il doit s’ennuyer.

Elle pria pour qu’il pense à une plaisanterie de plus et ne fasse pas le lien sans vraiment y croire et se maudit d’être si peu capable de discrétion dans ce genre de cas.

Son attitude jusque là amicale, voire même concernée, changea brutalement. Une lueur froide traversa son regard bleu acier, il ramena ses mains, auparavant légèrement avancées vers Anna, autour de sa tasse de café et tout le positionnement de son corps bascula vers l’arrière. Toutes ces modifications étaient involontaires, mais il en était tout de même conscient. Sa camarade venait de jouer sur un terrain dangereux, un des rares qui pouvait faire naître une certaine agressivité en lui. Il ne put s’empêcher de la toiser d’un regard de défi pendant quelques secondes. Durant leur première conversation, ils avaient évoqués leurs familles respectives, mais Clemens était certain de ne pas s’être aventuré dans ces détails-là. Les accusations de traîtrises à son sang, les coups-bas de son cousin et surtout de sa cour de Serpentard, et toute la controverse qui avait mené sa famille à se détourner complètement d’une lourde part de ses origines. Il était certain qu’il ne lui avait rien dit de ce passé-là, était-il possible que Rowan lui en ait touché un mot ? Le Sinistros se renfrogna et resta silencieux, quelque peu rassuré par les autres propos de la jeune femme, mais sa bonne humeur s’en était allée.

De corde sensible en corde sensible, elle avait néanmoins réussi à le ragaillardir un peu en le questionnant sur l’évolution de ses cours. Sur le moment, il ne savait pas trop si c’était spontané ou calculé, mais c’était évidemment le coup à jouer dans une telle situation. Involontairement, un sourire naquit au coin de ses lèvres alors qu’il se lançait dans la narration de ses dernières activités. La métamorphose le passionnait assez pour lui faire oublier ses sautes d’humeur la plupart du temps. Une fois fini, il se détendit avec une longue gorgée de café, profitant de la chaleur qui s’épandait doucement dans ses membres. Après tout, ce n’était pas la première fois que Anna appuyait là où ça faisait mal, mais il avait pu lui en être reconnaissant par le passé. Elle l’avait fait avancé. Avec un soupir, il chassa sa morosité et son habituelle lueur espiègle revint danser dans ses yeux bleus, alors qu’il écoutait sa camarade lui répondre.

Cette fois, sa pique le fit carrément rire. Se prendre un lampadaire ? Il avait fait tellement pire.

“Ne t’inquiètes pas, j’ai la tête dure. On ne devient pas batteur sans raison. Pour ce qui est de mes recherches, je t’en parlerais volontiers mais c’est en effet très bouillon encore et je doute de pouvoir les expliquer de manière claire. Hmm… Mais je n’y manquerai pas. Au vu de notre dernière discussion, je pense que ça t’intéresserai.”

Un sourire sincère gagna son visage. Il ne doutait pas une seule seconde que Anna serait interpelée par le sujet de ses recherches. En plus de la métamorphose, elles avaient une sorte de dimension philosophique, peut-être même métaphorique qui lui semblait plaire à la petite Française. Le domaine avait beau être extrêmement complexe, l’expérience lui avait montré qu’un novice en la matière pouvait, avec simplement un peu de logique et de perspicacité, lui faire faire de grands bonds en avant. Quinlan. Son regard se voila pendant une seconde alors que ses pensées flottaient vers son amant et leurs réflexions débridées. Clemens avait l’impression de vaciller sur une corde raide sans que la gravité ne sache de quel côté le faire tomber. Il joua un instant avec son café pour se rendre contenance alors que Anna, discrètement, revenait sur le sujet de leurs amis les plus proches. L’étudiant garda le silence quelques secondes avant de relever un regard brillant et énigmatique sur la jeune femme. Comment lui demander ? Comment la comprendre ? Les mots sortirent trop vite.

“Même s’il peut être crédule, ce n’est pas une armée de plumes enchantées qui l’empêche de dormir. Même si j’aimerai, parfois, car ça me permettrait au moins de régler le problème. Quant à Isolde… C’est vrai qu’elle se réjouit plutôt de mes expérimentations, heureusement que nous n’avons pas atterri dans la même confrérie, en un sens.”

Sa voix était restée douce, son regard par contre, était devenu plus incisif. Il réalisa soudainement que malgré toute l’affection qu’il avait pour sa camarade, il lui en voulait. Il lui en voulait pour cette scène qu’il avait du vivre avec Rowan le jour même de son retour à Haveirson. Il lui en voulait d’être rendu si impuissant dans l’aide qu’il voulait apporter à un ami qui lui était cher. Quand il avait quitté l’académie, il avait pensé laisser son colocataire dans une bulle nouvelle et ennivrée qui lui ferait troublé sa solitude pendant quelques semaines. Il l’avait retrouvé dans un état qu’il n’avait pas pu possible, enterré dans les tourments d’une vie trop restrictive. La nouvelle plaisanterie lui fit gagner un nouveau degré d’intensité.

“Oui, il s’ennuie. Mais de toi, Anna. Pourquoi l’avoir laissé dans le flou et dans l’oubli pendant tout ce temps ? Il t’a fait découvrir un homme que nul n’avait vu avant ton arrivée ici, tu as bien du t’en rendre compte. Rowan… Tout est si nouveau, pour lui qui est si pragmatique. Tu ne peux pas attendre de lui ce que tu ne lui as pas demandé. Je sais que ce n’est pas à moi de te dire ça, que nous nous connaissons à peine. Peut-être que lui-même m’en voudrait de me mêler de vos affaires, mais… Je l’ai découvert de mille nouvelles manières ces derniers mois, et je prie de ne plus en voir certaines.”

Le tintement de sa cuillère contre sa tasse trahit une nervosité qu’il peinait à contenir. Clemens était pleinement conscient de dépasser les limites, mais eux s’en tenaient tellement éloigné que quelqu’un devait bien mettre un coup de pied dans la fourmilière de leurs hésitations. Et si personne ne se dévouait, alors ce serait lui.

Elle comprit vite que sa plaisanterie n’avait pas fait mouche, loin de là. Elle le vit se refermer comme une huître. Elle n’aurait jamais imaginé que ce genre de chose est une emprise sur lui. Quels liens avait-il avec les sangs purs ? Visiblement pas des bons. Elle n’y revint pas, les laissant repartir vers des eaux plus calmes, changeant ses piques d’humour. Elle voulait lui faire oublier ce dont il avait discuté plus tôt, il ne devait pas garder cette image d’elle.
Ils rirent de nouveau ensemble. Il évoqua son passé de joueur de Quidditch avec plus de facilité que la première fois, elle se fit la réflexion pour elle-même. Elle restait curieuse de savoir ce qui c’était réellement passé et pourquoi il avait quitté ce sport, mais elle laissait les choses venir. Un jour, peut-être qu’elle saurait, s’il avait envie de l’aborder avec elle. En parlant métamorphose, elle fut en partie frustrée, bien que pas étonnée, qu’il ne puisse lui en dire plus. Lui aussi devait l’être.

- Énormément ! Je serais très contente que tu m’expliques un jour ce que tu cherches et quel chemin tu as parcouru pour arriver à certaines de tes concluions. Le chemin vers celle-ci est parfois le plus riche en connaissance.

Elle l’observa s’éloigner un peu d’elle pour atteindre des mondes qui n’appartenait qu’à lui. Un sourire attendri s’afficha sur son visage, avant qu’il ne disparaisse complètement. Elle avait évoqué leurs amis communs afin de refermer l’écart créer quelques minutes plutôt entre eux par sa confidence, puis sa maladresse à elle. Elle ne réalisa qu’ensuite que ce qu’elle pensait les rapprocher les éloignerait si vite. Ces premiers mots lui écrasèrent la poitrine sous une vague d’inquiétude et dans un souffle elle lâcha sa peur.

- Rowan ne dort pas ?

Isolde venait soudainement de passer au second plan, c’est à peine si elle entendit son nom. Les craintes que Clemens venaient de soulever furent confirmées quelques secondes plus tard par sa charge. Elle plia et se retrouva soudainement attaquée de toute part. Elle lui avait révélé ses faiblesses quelques phrases avant, voilà qu’il n’avait rien comprit de tout ça. Il lui renvoyait avec violence la douleur de son colocataire. Instinctivement son corps se recroquevilla dans une position de carapace, elle ne riait plus. Elle accusa tous les coups qu’il lui porta et il ne lui en épargna aucun. Rowan allait mal et c’était de sa faute. Elle ne comprit d’ailleurs pas grand-chose de ses griefs et quand il se tut enfin, elle le regarda revenir à sa tasse sans dire un mot.

Dans un effort elle se retint de pleurer. Elle eut un mouvement pour saisir ses affaires, commença à se lever, puis se rassit finalement. Il voulait la jouer comme cela, très bien.

- Je crois qu’effectivement tu ne devrais pas parler de tout ça.

Dans sa voix il n’y avait plus rien de la chaleur ou de la joie habituelle.

- Je voulais simplement savoir ce qu’il aimait car il m’a fait un cadeau auquel je voulais répondre. Mais peut-être que cela aussi il te l’a dit. Que t’a-t-il dit d’autre ? Il t’a montré ma lettre ? Comment l’as-tu trouvée ? Que devrais-je faire Clemens puisque nous sommes là ? Je t’écoute.

Dans ses dernières questions son ton était dur. Elle ne comprenait pas l’intérêt de lui renvoyer tout cela en pleine figure. Elle se rongeait les sangs tous les jours depuis leur balade. On ne lui avait laissé aucun choix dans cette histoire et on venait lui reprocher d’avoir, en plus de tout cela, mal agit.

- N’hésite pas, fais-moi part de tes bons conseils ! Car, vois-tu, je crains d’en avoir besoin. Peut-être sais-tu ce qu’il a à me dire aussi d’ailleurs ? Tu pourrais peut être m’aider à réagir. Ça aussi ça pourrait être utile.

Soudainement elle les détestait tous les deux. Elle haïssait leur égoïsme. Dans cette affaire on ne lui avait rien demandé encore une fois, on l’avait ballottée et on l’envoyait désormais valser comme une poupée de chiffons. On s’attendait à ce qu’elle sache réagir de la bonne façon, mais elle était bien incapable de savoir comment gérer ça. Elle ne savait déjà plus très bien ce qu’elle ressentait elle-même. Elle avait juste cette peur continuelle, peur de lui plaire, peur qu’il la fuit, peur de l’avenir, peur de l’aimer. Les larmes une fois encore lui montèrent aux yeux et elle eut plus de mal à les retenir. Elle en avait marre de tout ça. Rowan non plus n’avait pas écrit. Il n’avait pas cherché particulièrement à la joindre. Il ne disait rien, ou des lettres qui lui renvoyait son mal-être et des sentiments trop grands pour être réels, puis des mystérieuses pour lui évoquer une grande chose à lui dire. C’était-il enfin lassé de se jouer d’elle? Une larme roula sur sa joue.

-Dis-moi Clemens, allez dis-moi. Suis-je une si mauvaise personne que je mérite qu’on me donne tous les tords ? J’aimerais qu’on me laisse du temps à moi aussi et qu’on me demande ce que j’en pense un peu au lieu que tu sois là à me rappeler ce que j’ai fait de mal.

Elle renifla et commença à chercher frénétiquement ses mouchoirs dans son sac. Où étaient-ils bon sang ? Elle jeta rageusement se dernier loin d’elle avant de le reprendre, elle était sûre d’en avoir mis là-dedans. Elle finit par tomber sur un carré de soie blanc aux initiales brodées. Un rire sans joie sortit de ses lèvres.

- Le comble…

C’était le sien qu’elle avait prévu de lui rendre quand elle le verrait. Elle l’avait lavé et repassé.

Le temps des règlements de compte était arrivé plus tôt, bien plus tôt qu’il ne l’aurait cru ou même voulu. Son ressentiment pour Anna lui avait fait dépasser sa pensée et le visage blessé de la jeune femme lui fit réaliser un peu tard à quel point il avait dépassé les limites. Sa première réflexion fut prise au mot, bien qu’elle soit encore pensée comme une pique avec un léger sous-entendu. Rowan dormait mal, en effet, il avait pu le remarquer quelques fois en revenant tardivement à leur chambre. Cependant, c’était injuste de sa part d’en faire Anna la seule responsable. Clemens savait que le flou entre eux deux n’aidait pas son ami à laisser passer les jours, mais elle n’était pas l’unique sources de ses problèmes.

Le Sinistros ne prit même pas la peine de répondre à la question inquiète de la petite Française. Le reste de sa tirade était là pour expliquer les choses, en partie du moins, et avec un recul insuffisant pour se prétendre entièrement correct. Sous ses mots, il vit son interlocutrice s’effacer de plus en plus dans son fauteuil, sa bonne humeur disparaître de son visage alors que chacune de ses phrases empiraient la situation. Mais il était lancé et préférait tout lâcher en bloc, avant d’essayer de se temporiser ou d’entamer une discussion plus calme. Ils tournaient autour du sujet “Rowan” depuis leur arrivée et Anna avait même été la première à l’aborder. Autant parler clairement, à présent.

En revanche, il ne se serait pas attendu à une réaction si brutale en retour. Elle fit d’abord mine de se lever, et il réagit dans la seconde pour l’empêcher de partir. Les yeux fixés sur elle, il se rassit sans un mot quand elle se ravisa d’elle-même. Il attendit ensuite en silence, lui reconnaissant entièrement le droit de parler maintenant sans être interrompue, après la bombe qu’il venait de lui claquer au visage. Anna, qui était normalement si calme et maîtrisée, qui cachait chacune de ses émotions pour autant qu’elle en ressente et qu’il avait désarçonné si facilement durant leur première conversation, claqua ses réponses d’une voix mordante.

Clemens était abasourdi, mais comprenait peu à peu toutes les implications de ce qu’elle avait révélé plus tôt. Il avait été touché, par cet aveu de confiance, mais il réalisait à quel point il en avait été indigne. Le fond du message ne lui apparaissait que maintenant, alors qu’il venait tout juste de profiter de cette faiblesse tout juste dévoilée. L’Allemand ne baissa pas les yeux, ni essaya de l’interrompre. Il accepta chacune des attaques qu’elle lui renvoya, les considérant toutes comme pleinement justifiée. Il ne regrettait certes pas ce qu’il venait de faire, même s’il regrettait la façon de le faire. Après tout, il était le premier à reprocher à quelqu’un de foncer comme un bélier sans se soucier des sensibilités qu’il pourrait heurter…

Quand elle eut terminé, l’étudiant ferma les yeux un court instant, devant réprimer un éclat de rire. Intérieurement, il riait jaune. Leur conflit - si on pouvait appeler ça comme ça - lui paraissait si romanesque. Quand il rouvrit les yeux, il posa un regard intense et brillant sur la Phoenix.

“Anna… Ne te sens pas trahie par Rowan, si il savait dans quelle conversation je t’ai tirée, je suis sur qu’il me tuerait. Il ne m’a rien révélé des moments qui n’appartiennent qu’à vous, ni de te lettres. Mais je vois sa souffrance, est-ce que je serais vraiment un ami, si je restais là, sans rien faire alors qu’il est complètement désemparé ? Il ne sait pas à quoi s’en tenir, ni comment réagir.”

L’Allemand se pencha vers Anna, brisant un peu la distance dans l’espoir de restaurer un peu du lien de confiance. Il n’avait pas voulu la brusquer au point de la blesser à ce point. Jamais il n’aurait cru qu’elle était aussi en perte de contrôle que son ami pouvait l’être. Dans sa réaction si agressive, il se reconnut un peu : quelle meilleure défense que l’attaque, quand on se retrouve mis au pied du mur à propos d’un sujet sur lequel on ne sait rien ?

“Je conçois que tu sois aussi perdue que lui. Je suis un intermédiaire maladroit, je ne voulais pas te faire de reproches. Rowan tient tellement à toi que j’ai peur qu’il t’éloigne par excès de sa propre prudence. Il…”

Clemens s’interrompit brutalement, alors qu’il s’apprêtait à faire une révélation qui ne lui appartenait peut-être pas. Son ami craignait tant ses sentiments, tout ce qu’ils éveillaient en lui et la débauche de sensations qui s’emparaient de son être à l’approche d’Anna… Ils étaient au fond si semblables, à fuir la douleur, à craindre si fort de se laisser atteindre par l’autre. Ils cherchaient tant à éviter la destruction par autrui, qu’ils préféraient se détruire eux-mêmes. Il se souvint de paroles prononcées dans un autre cadre, des semaines plus tôt. Trouvant ainsi la parade, il reprit avec douceur.

“Céder à quelqu’un est souvent présenté comme une faiblesse. Mais c’est une telle preuve de confiance et de force que de s’autoriser à lâcher prise et à se remettre entièrement et consciemment dans les mains de quelqu’un d’autre.”

En face de lui, sa camarade venait en effet de lâcher prise ou peut-être était simplement toutes ses barrières qui venaient d’exploser. Alors qu’elle cherchait rageusement son mouchoir, le Sinistros s’étendit au dessus de la table pour essuyer du pouce la larme qui roulait le long de sa joue. Il s’attarda un instant le temps de croiser son regard, puis reprit sa place dans son fauteuil.

“Laissez vous aller, arrêtez de vous fuir bon sang ! Qui sera le mieux placé pour vous comprendre que celui qui réagit exactement pareil ? Je sais quelle réputation je me traîne, on me dit bourreau des cœurs et complètement désintéressé par l’amour. J’imagine pourquoi tu me penses complètement ridicule à essayer de venir donner des conseils sur les sentiments, et si il y a un point sur lequel tu te trompes à mon sujet, c’est bien celui-là. J’ai l’impression que vous cherchez tellement à vous protéger de tout sentiment que ça vous ronge de l’intérieur.”

Il soupira, puis une ombre de sourire passa sur son visage.

“Je crois que dans l’état actuel des choses, n’importe quoi venant de toi serait un cadeau qui dépasserait ses espérances. Sinon, il porte un intérêt immodéré à la littérature, tant anglaise, que française ou allemande. Une belle œuvre française, mais méconnue en Grande-Bretagne l’enthousiasmera sans aucun doute.”

Sa colère était telle qu’elle mit un temps à comprendre que Clemens avait changé de ton. Elle jugea même son mouvement pour la retenir indécent après ce qu’il venait de faire. Au fond il avait voulu couper toute discussion. Mais voilà qu’il s’était radoucit et tentait désormais de l’apaiser. Elle le laissait parler, l’écoutant à peine, se concentrant sur sa recherche, trop emportée pour se calmer tout de suite. Elle saisit néanmoins quelques informations. Rowan n’avait pas tout révélé. Tant mieux, elle n’aurait pas manqué de lui faire la réflexion dans le cas contraire. Cela aurait été une parfaite mauvaise foi de sa part qui en avait fait de même avec Isolde, mais vu le quart d’heure qu’elle venait de vivre ça aurait été sa petite vengeance. Elle releva aussi son aveu sur sa maladresse. Il était temps qu’il s’en rende compte. Puis une phrase la percuta. Lâcher prise et aimer quelqu’un sans condition, une force ? Un soudain relent de fureur surgit en elle. Elle maitrisa le sourire sarcastique qui apparaissait déjà sur son visage mais une phrase s’échappa malgré elle.

- L’amour fait plus mal que la haine.

Aimer sans condition, tant qu’elle le pourrait, elle s’en garderait. Une fois la personne loin c’était trop douloureux. Il restait alors une plaie que rien ne refermait, un vide que rien ne semblait combler. Elle était déjà bien trop faible aux autres, elle se perdait à les aider sans contrepartie. Elle n’attendait jamais rien d’eux. La seule chose qu’elle n’offrait pas était son amour, le vrai amour. Oui, elle avait peur. Elle ne voulait pas voir apparaitre en elle une nouvelle déchirure. Son silence était censé les protéger, elle ne voulait rien demandé à Rowan. S’ils devaient s’aimer alors il aurait à lui promettre de ne jamais partir, d’une quelconque façon. Elle ne s’en remettrait pas une seconde fois, elle ne voulait plus vivre un départ. Or elle ne pouvait décemment pas demander ça à quelqu’un, ce n’était pas l’aimer vraiment que de l’enchaîner à elle. Elle préférait donc en un sens qu’on ne l’aime pas et qu’elle n’aime pas en retour, ainsi c’était plus facile pour tout le monde.

Elle était là, recluse dans son esprit quand sa main toucha sa joue. Tout s’arrêta d’un coup. Elle tourna la tête vers lui, leur regard se rencontrant. Alors elle se cogna à sa compassion et sa sympathie qui la toucha enfin. Elle s’accrocha soudainement à ses yeux, elle ne le quitta plus. Les peurs disparurent dans cet espace-temps, et elle crut une seconde qu’elles pourraient disparaitre à jamais. Puis l’instant s’envola avec sa main qui s’éloignait déjà. Elle renifla une fois encore, sa main rencontra enfin le paquet convoité. Elle le sortit et se moucha en tournant la tête.

- Excuse-moi.

Elle se frotta le nez encore une fois et passa le dos de ses mains sur ses yeux faisant disparaitre les dernières traces d’humidité sur ses joues. D’une voix apaisée, elle reprit enfin.

- Tu as une réputation particulière ? Tu es un joueur Clemens, pas quelqu’un sans cœur. Tu protèges Rowan très bien, à mes dépends mais tu l’aimes. Je suppose que tu ferais de même pour Isolde. Je ne te trouve pas ridicule, je te trouve dur à mon sujet. Ce qui est différent. Se laisser aller paraît être si facile, mais j’ai terriblement peur aussi pour un millier de raisons.

Puis tout d’un coup ils reprirent à l’endroit qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Leur emballement paraissant soudain un moment surréalisme qui n’avait pas réellement exister ici. Enfin il lui répondit, et elle renvoya au loin toute la rancœur qu’elle aurait pu avoir si elle avait été du genre à garder grief à quelqu’un. Elle avait aussi pensé à un livre pour Rowan, mais ça lui avait paru un cadeau trop simple. Elle n’avait pas ouvert les siens mais ils semblaient bien plus travaillés et plus nombreux qu’un simple livre.

- N’y a-t-il rien d’autre dont il puisse avoir envie ? Je connais son amour de la littérature, mais j’aurais l’impression de lui offrir le cadeau que tout le monde lui ferait. J’aimerais rajouter un petit quelque chose qui lui donne l’impression que j’ai vraiment essayer de le comprendre, de lui faire plaisir, tu comprends ? J’ai bien pensé à lui offrir un CD en particulier mais je ne suis pas sûr qu’il est le matériel pour le lire, c’est un objet tellement moldu. Il a l’air d’aimer voyager, mais je ne peux pas lui offrir cela non plus malheureusement. Je suppose que si je choisis le bon, je devrais pouvoir trouver un livre qui soit plus qu’une simple histoire mais qui lui parle particulièrement tu me diras…

Elle se perdit alors dans ses réflexions, faisant en elle la liste de tout ce qu’elle avait lu et qui l’avait touché.

Le flot de ses paroles n’atteignaient pas la jeune femme, ou alors, elle n’en laissait rien paraître. Le regard fixé sur elle avec détermination et douceur, Clemens ne s’en arrêta pas de parler, espérant que ses mots finiraient pas être entendus. Peu à peu, son calme retrouvé provoqua un certain apaisement chez son interlocutrice qui trouva la force d’articuler une réponse. Il la nota dans un coin de son esprit pour y revenir plus tard, une fois que l’essentiel aurait été exprimé et discuté. Il avait eu une conversation si semblable avec Rowan ! Ces deux-là fuyaient l’amour comme la peste, comme si tout ce qu’ils pensaient pouvoir y trouver était de la douleur. Évidemment, on souffrait, car c’était difficile de se partager une partie de l’âme pour en faire cadeau à quelqu’un d’autre. La perte de son partenaire, peu importe l’intensité de la relation qui en était née, était une blessure qui ne guérissait jamais vraiment.

Était-ce une raison pour s’interdire d’aimer ?

Clemens en était tout, sauf convaincu. Il n’avait rien regretté de ses choix sentimentaux passés, même si certains continuaient de le troubler dans son quotidien. Ces relations l’avaient fait grandir et devenir l’homme qu’il était actuellement. Chaque décision avait la brique supplémentaire qui lui avait permis de s’élever un peu plus pour atteindre le choix suivant. Sans cet amour inconditionnel, mais si rare et si précieux, où serait-il à errer à la recherche d’une suite logique pour sa vie qui s’étiolait ? Il ne pouvait s’empêcher de penser à Isolde et à tout ce qu’elle lui avait donné durant sa convalescence, son pardon et sa présence inébranlable à côté du patient exécrable qu’il était devenu. Ce n’était pas tout à fait la même forme d’amour, mais les implications en étaient-elles vraiment différentes ?

Alors qu’elle finissait de chasser l’émotion rageuse de son visage, Anna fit un commentaire qu’il accueillit avec un sourire amusé.

“Pour certains, ces deux descriptions sont synonymes. Et je crains de ne pas toujours pouvoir leur donner tort. Mais c’est plus facile de vivre sans coeur, on ne s’attache pas, on ne prend pas de risque, on ne fait jamais vraiment confiance. Crois-tu que qu’il existe une personne sur cette terre qui ne craint pas d’aimer ? Je reconnais que je suis dur envers toi, mais tu es infiniment plus dure envers toi-même. As-tu vraiment l’impression, là maintenant, que ton refus te protège des douleurs ? Ce n’est pas l’impression que tu me donnes.”

Encore une fois, il avait pris soin de modérer le ton de sa voix et d’insuffler autant de douceur qu’il le pouvait dans chacun de ses mots. Le Sinistros ne voulait pas la brusquer à nouveau, ni lui donner l’impression qu’il l’attaquait délibérément. Il ne pouvait même pas espérer lui faire comprendre son propre point de vue, après tout, qui était-il pour donner quelque leçon ? Les sentiments n’étaient pas un domaine raisonné, ce qui impliquait forcément l’absence de réponse universelle. Même s’il n’oserait pas le lui avouer, il se sentait en ce moment précis si proche d’Anna. Clemens avait cédé pour quelqu’un et avait terriblement peur des conséquences sur lui, sur l’Autre, sur les autres. Chaque nouvelle histoire recommençait par ce sentier terriblement déstabilisant où on avançait dans le noir à la recherche de la main de l’autre, en espérant qu’elle ne se déroberait pas trop vite. L’abandon était un risque si grand qu’il était plus facile de simplement refuser d’avancer. Il préférait jouer et prendre des risques, peu importe à quel point ça pouvait faire mal, car souvent, il finissait par se délecter de cette douleur-là.

Réfléchir à un cadeau pour Rowan était néanmoins plus aisé, et cela laisserait à la Française l’occasion de réfléchir à ses dernières questions. Clemens n’espérait pas obtenir de réponse, il voulait seulement lui insuffler une idée qu’il avait également soufflée à son meilleur ami. Peu importe leurs sentiments, le choix restait le leur et même s’il devenait fou à les voir douter tellement… Il savait que les implications seraient terribles. Anna ne savait pas tout. Lui, ne pouvait rien dire. Se pouvait-il qu’ils se soient simplement rencontrés au mauvais moment ? Malgré son pragmatisme presque indéfectible, l’Allemand croyait au Destin et était convaincu que rien n’arriverait par hasard. La rencontre de ces deux-là, si loin des probabilités, ne pouvait pas être un simple accident de l’Histoire.

“C’est vrai, mais un cadeau simple choisi avec cœur et finesse est parfois bien plus efficace qu’une grande idée originale. Je ne sais pas si il a un lecteur CD, en toute honnêteté, ça m’étonnerait, mais je peux lui en fournir un, si c’est le cadeau que tu voudrais lui offrir. Je dois bien en avoir un chez moi que je pourrais amener à l’académie… Encore faudrait-il qu’il fonctionne, à Poudlard, ce n’était pas le cas.”

Il n’avait lui-même pas encore trouvé un cadeau de Noël pour Rowan. Il aimait y intégrer quelque chose d’original que nul autre que lui n’aurait pu offrir, mais son colocataire ne pouvait pas se plaindre d’être dans le besoin. Il ne manquait simplement de rien, bien qu’il se réjouisse toujours d’une intention honnête. Ou du moins, c’était ce qu’il laissait paraître.

“Tout ce que je peux te conseiller, c’est de mettre un peu de toi-même dans ce cadeau. Un détail qui n’aurait pu être pensé par personne d’autre. Évite seulement le chocolat, je sais qu’il déteste ça. Par contre, il a une drôle d’affinité avec les produits à base de pommes.”

Clemens avait ajouté ces quelques mots avec une lueur espiègle dans le regard. Au fond, cette discussion à nouveau légère n’était qu’une métaphore de celle, bien plus explosive, qu’ils avaient eue juste avant. L’amour, ce n’était jamais qu’offrir un morceau abstrait de soi-même.

Voilà que Clemens lui renvoyait un sourire amusé à son étonnement sur sa réputation. Pourtant lorsqu’elle se rappelait de leur première rencontre elle avait effectivement pu s’apercevoir que Clemens était un charmeur, un joueur dans l’âme. Elle ne l’avait pas pour autant juger aussi durement. Elle ne doutait pas qu’il est laissé de nombreuses jeunes filles éperdues, peut-être même des garçons, mais s’il le faisait c’était insciemment. Elle voyait mal le garçon vouloir blesser quelqu’un de cette manière. Elle l’imaginait certes détaché, mais absolument pas insensible. La différence n’était pas saisie par tout le monde, néanmoins elle existait et changeait de beaucoup les choses.

-Pour certains il n’y a pas de différences entre un chien et un chat, ça ne veut pas dire qu’elle n’existe pas.

A la suite des paroles de Clemens elle sourit tristement. Elle se faisait du mal, c’était vrai. Mais il se trompait, les tourments qui la traversaient étaient moindres que ceux qu’elle aurait eu sinon. Il y avait des situations dont elle se passerait. Une chose néanmoins l’embêtait dans toute cette histoire. Durant toute sa vie elle avait fait en sorte que rien ne vienne la secouer, tout était toujours plus ou moins calme. Elle ne se laissait jamais emporter dans des conduites risquées, elle faisait bien attention à rester dans les sentiers tracés. Tout alors était balisé et on n’avait pas de risques de se cogner et ainsi de se blesser. Elle avait une vie morne peut être, encore qu’elle la jugeait plutôt plaisante, mais simple et dénuée de soucis trop grands. Pourtant, sans savoir expliquer vraiment comment, elle était aujourd’hui dans une situation dangereuse émotionnellement. Où avait-elle loupé l’embranchement pour se retrouver si loin du bon chemin ? Tous ses efforts pour le retrouver semblaient vains et elle perdait pied, perdue au cœur d’une forêt inconnue.

- Mes douleurs actuelles sont moins dures que celles que je subirais si je me laissais porter. Clemens as-tu déjà perdu quelqu’un à qui tu tenais ? Je veux dire une vraie disparation définitive et sans appel. As-tu vu le monde autour de toi se désintégrer ? Tu es là impuissant, tu voudrais comprendre pourquoi ta vie qui était si douce avant a soudainement basculé, pourquoi ceux qui restent semblent inconsolables. Puis surtout il y a ce vide et cette solitude. Elle est partout. Pas seulement dans ton cœur, elle est là aussi physiquement, tu vois les pièces se vider. Comme c’est dur de voir les objets partir. Tu n’imagines pas qu’une simple coupe puisse avoir en réalité tant de souvenirs accrochés, elle n’a plus d’utilité mais la voir partir c’est comme voir partir une fois encore la personne qui vous a quitté. Et ça se reproduit autant de fois qu’il y a de choses et à la fin il y a cette pièce vide, un bureau, un lit, quelques photos qui restent. Je sais que je souffre, mais je la contrôle, je la décide. Je ne veux plus voir les choses m’échapper autant.

Elle s’arrêta. Elle allait dire qu’elle ne voulait plus être cette petite fille perdue debout dans un couloir où la porte d’une chambre venait de claquer dans un son définitif. Mais au moment où elle allait le dire, elle avait réalisé que ces derniers temps elle l’avait été plus souvent que de raison. Elle fut de nouveau en colère, mais cette fois-ci contre elle-même. Quand allait-elle cesser d’être aussi fragile ? Elle le regarda, mais ne dit rien. Le laisser voir ses doutes lui offrirait une entrée pour continuer son argumentaire qu’elle ne voulait pas encore écouter.

Ainsi elle se laissa porter sur la suite. Elle écouta avec attention les précisions et conseils de Clemens.

- Non, de toute façon je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Nous n’avons jamais parlé de mes origines, je ne veux pas qu’il les apprenne ainsi. En plus c’est trop de soucis, juste pour qu’il puisse l’écouter. Il aime la pomme ?!

A cette dernière phrase elle ne put empêcher un rire de lui échapper. Le premier depuis son énervement. Mais cela semblait tellement improbable. La coïncidence était trop belle. Si pour faire plaisir à Rowan elle devait simplement cuisiner les plats qu’elle avait toujours fait, rien ne serait plus facile. La Normandie regorgeait de ce fruit et les recettes traditionnelles ne manquaient pas.

- Là d’où je viens, on ne peut pas faire un repas sans en cuisiner d’une façon ou d’une autre. Ou presque. Et il n’aime pas le chocolat ? Il est quand même bien étrange parfois.

Elle rit de nouveau. Tout était si absurdement drôle. Elle regarda le sinistros dans un sourire et s’aperçu de la lueur qui brillait dans son regard. Elle retrouva alors la complicité perdue.

- C’est notre pomme de discorde à nous.

Elle ne savait pas s’il comprendrait sa blague, ni même s’il la trouverait drôle ou bien jugerait son jeu de mot grossier. Au moins celui-là elle était presque sûre qu’il ne ferait aucun mal. Pas comme son précédent trait d’humour sur les sangs purs.

- Bon et si nous passions complètement à autre chose ? Nous ne nous sommes pas vu uniquement pour Rowan rassure-moi ? Tu ne tenais pas à me voir rien que pour ça, si ?