Discussions de colocataires

En silence, Rowan quitta le rebord en bois sculpté au profit de son lit. Les draps de ce dernier, semblables à des vagues et des ondées nocturnes, commençaient à le héler sournoisement. Était-ce des sirènes insidieuses et cruelles, que le sommeil faisait surgir en fin de nuit ?

Malgré un épuisement de plus en plus pesant, l'ancien Serpentard mettait toutes ses forces dans les échanges avec son colocataire. Le moindre détail était essentiel. Surtout lorsqu'il s'agissait de faits anciens et obscures, promptes à expliquer l'attachement et la fascination de son camarade allemand pour la délicate Luuna.

En l'occurrence, il arrivait à cerner progressivement la complexité de la situation. Ancienne et épineuse, à première vue.

« Je t'avoue que je suis confus. J'étais très loin de me douter de tout ce que cela impliquait pour toi, à l'époque. » Sans y avoir été mêlé, le jeune homme parvenait à situer Flutis. Et indirectement, les deux autres noms qui ne lui étaient pas étrangers.

Assurément, face à des antagonistes de cet acabit, hargneux et protecteurs quant à la belle défendue... Autant ne pas y penser.

Avec un pauvre sourire qui se voulait compatissant, Rowan jaugea son ami. Il écoutait attentivement le moindre de ses propos, y percevant attirance, ardeur et velléité. Des notions ici toutes en nuances.... Qu'il avait lui-même du mal à gérer et assimiler.

« Je suis amplement d'accord, Clemens. L'adolescent illustre et estimé, que j'ai connu à Poudlard, est très dissemblable de l'homme que j'ai désormais en face de moi. » Ses mots avaient été lents et précautionneux. Mais justes. « Aujourd'hui, plus que jamais, je pense que tu ne laisses pas mademoiselle Greenleaf insensible. » Dans ses souvenirs, la jeune femme s'était enflammée plus d'une fois en présence de son colocataire. Sans aucune discrétion. Au point que lui, hôte préoccupé et guère compétent en ce domaine, soit capable de le repérer.

L'interrogation suivante s'adressa davantage à ses propres considérations. Anna. Vela. Encore.

Incapable de se défendre face aux affres et aux émois de son âme, le jeune homme lâcha un bref soupir. Cette soirée l'avait dévoré d'impatience et d'espérance, le poussant aux limites du supportable. De l'acceptable. Une estafilade, fine et réelle, fracturait son armure mentale depuis.

Il devait s'en méfier.

« Je ne sais si cela m'éclaire ou m'aveugle. Néanmoins, je suis davantage sensible à ce qui se déroule dans mes membres. » Il marqua une pause. « Et ta propre réflexion m'offre l'opportunité d'en avoir une mesure, même minime. » Son regard exténué se porta sur la fenêtre. « J'ai la tentation de croire que Vela m'intrigue. D'une façon inexplicable. »

La petite Française ? Bon sang.

« Anna... » Il hésita. L'espace d'un instant. « J'affectionne sa présence, son esprit et sa douceur. D'ailleurs, son absence me mine. Est-ce différent de damoiselle Pendragon ? Sûrement. Cela dit, il m'arrive de me perdre entre elles... » Comment y réfléchir sérieusement ?

« … Je crains d'être écartelé vif entre deux impressions grisantes, dont les ramifications enchaînent et noient mon cœur dans un torrent de lave. » Selon lui, il ne pouvait pas être plus clair.

Clemens adressa un sourire indulgent à Rowan. Bien peu de gens étaient au courant de ce que la situation représentait pour lui, du temps de Poudlard. D'autant que Luuna et lui étaient amis depuis bien longtemps quand cette drôle d'amitié entre un éminent Serpentard et un Serdaigle fêtard avait commencé. Il avait déjà appris à mettre sa fascination pour son amie de côté et préférait fait comme si elle n'existait pas plutôt que de mettre son ami dans la confidence. De plus, les cercles concernés n'étaient pas des proches de Rowan. Il était simplement plus simple de passer sur ces détails... Merlin savait que leurs relations diverses qui se recoupaient et se contredisaient leur menaient déjà la vie dure.

" Ca aurait été compliqué d'en parler à l'époque et maintenant... eh bien, je pensais que c'était de l'histoire ancienne. "

Drôle d'affaire comme le passé et le présent se mêlaient de manière inextricable à Haveirson. Le Sinistros avait cru commencer une nouvelle vie en arrivant dans cette académie. Une nouvelle voie, des nouveaux projets, des nouveaux camarade. Il avait été bien naïf ! Les vieilles histoires se répétaient, d'anciennes querelles étaient dépoussiérées, des amitiés oubliées remises au goût du jour. Tout cela éveillait tant de sentiments compliqués chez lui, qu'il peinait bien à analyser ceux des autres. D'habitude il n'était pas mauvais en la matière, mais depuis quelques jours, il avait la sensation de se déplacer comme un aveugle dans un monde de sourds.

" C'est vrai qu'elle a fait quelques commentaires... inattendus. " Clemens fit la moue, alors qu'il relevait des phrases passées innocemment dans leur conversation, quelques heures plus tôt. " Dans l'ambiance et avec un peu d'alcool dans le sang, je n'ai pas relevé certaines choses. Mais bon, tout cela est difficile à signifier en dehors de son contexte. "

L'Allemand haussa les épaules. Tant qu'il ne parvenait pas à faire le point sur ce que lui-même ressentait pour Luuna et sur la relation qu'il voulait développer ou re-construire avec elle, connaître ses sentiments à elle ne lui était d'aucune utilité. La situation était trop complexe pour qu'il puisse trancher de manière nette. Après tout, ils s'étaient à peine vu deux fois depuis la rentrée. Les yeux fermés, il murmura presque pour lui.

" Nur weiß ich, dass ich für sie nicht die Gefühle eines Liebespartners empfinde. Zumindest nicht im wörtlichen Sinne des Wortes. "

Avec un soupir, il releva son regard pour le poser sur Rowan. Le changement de direction de leur discussion allégeait la situation de son point de vue, même s'il se doutait que ce ne soit pas le cas pour son colocataire. Patiemment, il écouta les paroles sibyllines de son ami, tentant d'en découvrir le sens et les sentiments qu'elles étaient sensées évoquer. Difficile d'aider quelqu'un quand on n'était même pas sur de ce qu'il voulait véritablement dire.

" Comment dire... Vela te fascine, c'est indéniable. Tu es le seul à pouvoir en déterminer la raison, néanmoins. Je ne peux pas t'aider pour cela. Quant à Anna, cela ne m'étonne pas que tu ressentes d'autres choses pour elle, que pour Vela. D'après ce que je sais de ces deux jeunes femmes, elles sont très différentes. "

Il se gratta la barbe d'un air pensif. Les derniers mots de son ami étaient joliment exprimés, mais il peinait à en deviner le sens. L'analogie était peu parlante, pour lui, adepte des métaphores aériennes.

" Ces deux sensations sont-elles contradictoires ? Je veux dire, le problème vient-il du fait que tu n'es guère habitué à un tel déluge de sentiments, ou t'abandonner à l'un reviendrait-il à récuser entièrement le second ? Hmm... Tu dis toi-même que ces deux sensations sont différentes, même si elles se rejoignent, parfois. Je pense que tu devrais t'efforcer d'isoler les éléments précis qui éveillent ces sensations chez toi. Si tu parviens à en déterminer les causes, tu pourras probablement nommer plus facilement leurs conséquences. "

Surpris par sa propre réflexion, Clemens réalisa qu'elle pouvait s'appliquer à sa propre situation également. Un instant, il s'adonna à ces pensées, frissonna, puis les chassa de son esprit. Plus tard.

D'un geste lent et presque pesant, l'ancien Serpentard se passa une main dans les cheveux, s'offrant une rare amabilité tout en recoiffant quelques mèches indisciplinés et revêches. Avec une grande précaution, il hocha ensuite la tête aux propos de son colocataire. Déjà à l'époque, ils avaient bien assez à faire avec leurs cercles communs, pour ne pas devoir en rajouter une couche avec le sujet « Greenleaf et affiliés ». Toutefois, Rowan regrettait d'avoir été si aveugle et peu attentif. Il lâcha un bref soupir.

Manifestement, le passé était loin d'être un vague artefact enterré dans quelques recoins oubliés. Au contraire.

Sans se brusquer plus que de raison, le jeune homme esquissa un sourire amusé à l'attention de son camarade. En un sens, cela le rassurait qu'il ne soit pas le seul a avoir remarqué les tentatives d'approche innocentes – ou non – de Luuna. « Je suis amplement d'accord. Cela dit, il ne faut pas écarter tous ces commentaires sous ce seul prétexte. » Il marqua une courte pause. « Autant y revenir paisiblement dans quelques jours. J'imagine que ce sera plus limpide. »

Son regard d'un bleu pâle et exténué se posa quelques instants sur le visage de son ami, lui permettant d'entendre, avec peine, les paroles en allemand. La confusion, ostensible, se déclinait sans voilage à travers cette réflexion. Et l'ancien Serpentard se révélait bien incapable de l'aider …

Sans compter qu'il éprouvait de vives difficultés rien que pour se porter secours à lui-même !

« Assurément, Vela et Anna sont très dissemblables. »  Il se gratta le front distraitement. « Je ne suis pas habitué à de tels assauts, Clemens. Alors oser ne serait-ce que d'envisager une suite... Bon sang. »  Risquait-il de devenir fou ? « Ton raisonnement est avisé. Utilisons-le. »

Son esprit s'agita diablement, épuisant le corps dans des engrenages mentaux nécessaires. Le contexte. Le bal. La tentation. Les émois.

« Vela Pendragon. Lorsque je l'ai aperçu, mon âme s'est embrasée. Tous mes membres tremblaient d'une envie furieuse, celle de toucher sa peau satinée. D'établir un contact physique inespéré. Mais je me suis contrôlé plus que jamais, je ne me suis pas laissé dévier par de bas instincts. » Rowan sembla se perdre dans quelques contemplations invisibles. Épineuses. « Anna Delflandre. Sa présence berce la mienne dans une mélopée délicate et rassurante, comme si je l'avais toujours connu. Elle me détends. »

Trop de choses. Trop de données. Trop de fatigue.
Il tourna son regard vers son ami. Soudainement dépité.

« … L'une comme l'autre, elles ont été délaissées au bal. A mon grand regret. » Indubitablement. Quel sot ! « En vérité, il est difficile de parvenir à... Plus. Je crains que l'heure ne soit pas particulièrement propice à ce genre d'analyse. »

Légèrement inquiet, Clemens suivit des yeux chacun des gestes de son ami. Le soupir renforça son inquiétude et il espérait ne pas avoir vexé Rowan avec cette aveu. Il n'a jamais cherché à garder ses sentiments secrets, simplement... il les avait refoulés. Cependant, cette confidence avait de toute évidence eu une influence sur son interlocuteur, influence qu'il ne parvenait pas à décrypter. Ah, qu'est-ce qu'il pouvait être sibyllin, parfois ! L'Allemand se garda d'exprimer toute émotion, mais il se sentait une nouvelle fois désemparé.

" J'imagine que tu as raison. Son attitude envers moi ces prochains jours devrait déjà livrer des indices. "

Avec un sourire, le jeune homme se calma peu à peu. Son ami ne semblait pas lui tenir rigueur et était, chose tout à fait compréhensible, plus tracassé par la situation actuelle que par le passé. Du temps de Poudlard, Clemens ne se serait jamais imaginé tenir une discussion si profonde et si précise sur le sujet des femmes avec Rowan. Néanmoins, toutes réflexions faites, cela tenait peut-être à sa propre attitude de l'époque. Les jeunes versions d'eux-même n'avaient pu atteindre un véritable échange que lorsque le Serdaigle prenait sur lui de se taire. Ce n'était pas sans raison que les deux étudiants n'avaient développé cette amitié que sur le tard. Soudainement distrait par ces pensées, il se gratta la barbe. S'il avait été une meilleure oreille à l'époque, peut-être aurait-il entendu parler de Vela Pendragon plus tôt... Son jeune lui avait définitivement été trop superficiel

Puis, avec beaucoup de fierté, Clemens reporta son attention sur les propos de son colocataire. Il était rare que les raisonnements les plus avisés émane de lui. Sa capacité à aider Rowan à mettre des mots précis sur ses sentiments lui provoquait une certaine gaieté de cœur. Malgré l'heure tardive et la fatigue évidente dans ses traits, son ami était parvenu à faire une description précise des sensations que chacune des deux jeunes femmes provoquaient dans son être. Après une courte réflexion en silence, l'Allemand répondit en choisissant ses mots avec soin.

" Pardonne-moi si je m'avance trop vite mais... J'aurais tendance à dire que c'est le désir qui guide ton embrasement pour Vela. Quant à ce que tu dis de Anna... cela m'évoque ce que je ressens pour Isolde, ou même pour Luuna dans des moments plus sereins. Une amitié profonde et protectrice, peut-être un début d'amour. Mais ces sentiments-là se développent sur la durée. Il est probablement peu avisé de les nommer dès aujourd'hui. "

Avec un hochement de tête approbateur, il donna néanmoins raison à son ami. Il était tard et difficile de réfléchir avec les idées claires.

" Tu as raison. La nuit porte conseil et les comportements de nos trois amazones nous donneront, sans doute dès demain, matière à plus de réflexion. " souffla-t-il amusé, avant de se laisser retomber dans ses draps, déjà prêt à se laisser cueillir à nouveau par le sommeil.

Le fil de ses pensées, d'ordinaire cohérent et acéré, commença à se perdre dans quelques vagues songes menés par son inconscient. Luttant pour ne pas s'assoupir insidieusement, le jeune homme porta brièvement son attention vers la fenêtre. La sombre clarté du petit matin, et les paysages noyés dans son étoffe de ténèbres, semblaient se confondre peu à peu en un fâcheux mélange. Décidément, son esprit ne faisait plus le poids face à la fatigue...

En revenant à son camarade, Rowan acquiesça avec lenteur. Il lui souhaitait sincèrement de s'en sortir avec ses sentiments, afin de cerner au mieux sa relation avec la délicate Luuna. Après tout, Haveirson se dévoilait pour tous comme un nouveau départ... Alors, autant ne pas se priver. Et tenter de nouvelles choses.

Plus facile à dire qu'a faire, en vérité. Il grimaça.

Les allégations de Clemens attirèrent ensuite les dernières ardeurs de sa conscience. Les termes de son ami étaient à la fois révélateurs d'une réalité, que l'ancien Serpentard peinait à fuir et à maîtriser, et d'une profondeur qu'il n'avait jamais connu dans ses rapports avec la gente féminine. A l'aune de ses souvenirs, quelques fragments lui revinrent. Toute sa scolarité à Poudlard se reposait sur un stratagème fallacieux. En effet, il profitait sans vergogne du rayonnement de Heath, plus séduisant et charismatique que lui, pour se défaire de toutes ses prétendantes. Pour s'éclipser. S'esquiver à la moindre tentative de séduction.

Le courage lui avait toujours manqué au sujet des femmes.

Entre l'ardente Vela et la douce Anna, la confusion l'habitait, même si les choses se montraient plus limpides. Il faudrait encore y réfléchir ces prochains jours. Semaines. Était-ce étrange d'avoir le cœur à vif ? Et que dire de ses membres, des hurlements exaspérés d'un corps privé des élans d'Eros depuis une vingtaine d'années ? Lui qui avait toujours voulu dépasser les bassesses de son enveloppe charnelle...

« Espérons que nos cavalières de l'apocalypse sauront se montrer clémentes avec nos âmes... » Rowan articula ces derniers mots avant de se laisser emporter par le sommeil.

Au fond, il ne restait qu'un homme.

Un. Ses yeux se ré-ouvrirent. Ils se perdirent un long moment sur le plafond de la pièce, en proie à une incertitude grandissante. À une inconnue diabolique. Deux. Il se tourna sur le côté gauche et se mit à fixer le lit vide de son colocataire. Manque doucereux et inqualifiable qui lui coûtait tant en cet instant. Trois. Il se positionna ventre contre les draps, le visage visiblement enfoncé dans l'oreiller. Un vague grondement étouffé s’éleva alors dans la pièce. Note fébrile et dépitée de l'incompréhension. Quatre. Il se glissa sur le côté droit, repérant du coin de l’œil le délicat ouvrage à l'origine de sa souffrance. Une lettre écrite en français.

***

Rowan peste, il se prend la tête entre les mains, soupire puis se résigne. Vaincu par l'anxiété, il se relève, écrit quelques mots sur un parchemin qu'il dépose sur le coussin de Clemens.

Petit parchemin a écrit:

« Je ne sais quand tu rentres, mais je crains avoir besoin de toi.
S'il te plaît, aide-moi. »

Puis il quitte les lieux pour entamer sa journée.

La neige tombait doucement. Malgré la fatigue et l'envie de regagner la chaleur de sa chambre, Clemens prit le temps d'observer le château. A travers les flocons, l'académie avait une apparence toute particulière, presque mystique. Pendant un instant, il se demanda même s'il avait transplané au bon endroit. A Londres, il ne neigeait pas encore ; et il ne s'était pas attendu à ce que ce soit déjà le cas ici.
Le jeune homme redressa son sac sur ses épaules et s'engagea dans l'allée. Il se demandait si Rowan était déjà revenu de sa longue journée d'étude. Clemens avait beau apprécier leurs conversations nocturnes, il souhaitait rester seul un moment. Il ressentait le besoin de faire le point sur ces quatre semaines d'absence et ce qu'il avait appris sur lui-même durant ce temps.
Sans dire un mot ou répondre aux questions surprises qu'on lui adressait, l'étudiant se dépécha de regagner sa chambre. Il abandonna son courrier sur son lit avant de s'y allonger. Il ferma les yeux et s'endormit presque aussitôt.

Trente minutes plus tard, il émergea d'un sommeil sans rêves et commença enfin à ouvrir ses lettres. Comme à son habitude, son premier réflexe était de jeter un œil au bas du parchemin pour découvrir son interlocuteur. Plus il avançait, plus une sensation étrange s'emparait de lui. Plusieurs lettres étaient de Quinlan, et Clemens ne se serait pas attendu à ce qu'il lui écrive durant son absence. Ces lettres amusées et ces rendez-vous manqués, suivie d'une longue période sans plus aucun courrier. Sans plus s'intéresser à sa correspondance, l'Allemand se laissa retomber dans ses oreillers. Une des premières choses qu'il avait compté faire en revenant à Haveirson était évidemment d'aller voir Quinlan. Depuis leur étrange après-midi de recherches et de découvertes, plus d'un mois auparavant déjà, ils s'étaient à peine croisés au détour des couloirs. Clemens avait beaucoup pensé au guérisseur durant son absence. Il n'avait toujours pas compris à quoi les nombreux détours de ses pensées le menaient, mais… Quinlan lui manquait.

C'était étrange d'ailleurs, ils se connaissaient à peine, mais son expérience, son esprit, son côté mentor passionné… Combien de fois durant ce simulacre d'enquête aurait-il demandé conseil à son aîné si cela avait été possible ! Maintenant, il se rendait compte qu'aller simplement frapper à la porte du guérisseur comme si de rien n'était… risquait de provoquer une réaction inattendue.

Que faire d'autre, cependant !? Il n'avait rien fait de mal et ne tolérerait pas qu'on lui demande de quelconques excuses. Pourtant, il était évident que sa disparition avait heurté Quinlan plus qu'il ne l'aurait imaginé de prime abord. Etaient-ils en train d'établir une relation ? Quels étaient les liens qui les unissaient véritablement ?

Clemens croyait avoir fait le point sur son ressenti à propos de Quinlan, mais de toute évidence, les zones d'ombres étaient encore trop nombreuses. En revanche, laisser traîner trop de temps entre son retour et une visite chez le guérisseur risquait également de renforcer une incompréhension naissante.

Clemens se prit la tête dans les mains et grogna de frustration. Quinlan lui avait dit qu'il modifierait l’enchantement de sa porte afin de lui permettre de l'utiliser. C'était peut-être l'occasion… Le jeune homme secoua la tête. C'était également le risque de le retrouver dans les bras de quelqu'un d'autre et… il ne voulait pas vraiment être confronté à cette perspective. De plus, il ne se souvenait plus exactement de ses horaires de travail et peut-être ne ferait-il que déranger. Peut-être que Quinlan était déjà passé à autre chose. Lassé avant l'heure de cette drôle d'aventure avec un étudiant insolent et distrait.

« Du musst mit Dir klar kommen, mate »

Cette voix réconfortante à l'accent danois lui revint en mémoire. Oui, il devait. Il crevait d'envie de voir Quinlan. Ce n'était pas plus compliqué que ça. Clemens sauta hors de son lit, la dernière lettre du guérisseur à la main et entreprit d'y griffonner une réponse.

L'Allemand relut sa lettre avec attention mais n'y changea pas un mot. Il aimait l'expression spontanée de son esprit, surtout quand elle était droite et sans équivoque. Comme dans cette phrase sur le créneau horaire. Il accepterait de voir Quinlan à un autre moment mais il ne tolérerait pas d'être simplement refusé. L'étudiant quitta ensuite sa chambre pour se rendre à la volière. Il confia la courte missive à un hibou Grand-Duc qui le gratifia d'un regard hautain.

Ensuite, Clemens retourna à sa chambre où il découvrit, tombée par terre, la note que Rowan lui avait laissée. Lors de son retour, ce petit morceau de parchemin lui avait échappé, et il ne l'avait pas remarqué quand il s'était effondré pour une courte sieste. Il le lut avec attention et laissa un sourire se dessiner sur son visage avant de murmurer.

« Moi aussi j'ai besoin de toi, mon ami... »

Il regagna son baldaquin pour lire le reste de son courrier, et surtout, attendre le retour de Rowan.

La journée lui paraissait lancinante et sans fin. Et malgré toute la bonne volonté dont il était ordinairement capable, son esprit éprouvait de graves difficultés à suivre les paroles des enseignants et à noter les informations délivrées. Il devait se faire violence pour suivre le rythme des cours et ne pas trahir la faiblesse ostensible qui le tiraillait ces dernières semaines. De fait, tout son corps exécutait en des actions presque mécaniques et dangereusement fermes ce qu'on attendait de lui. Alors que son visage se voilait d'un masque nonchalant, gravement atteint par la pâleur singulière et accentuée de son teint... Autant que le creusement de ses traits. Les cernes. L'épuisement aiguë. La souffrance.

A sa grande surprise, peu d'étudiants avaient noté sa fatigue. Était-ce parce qu'il fuyait au maximum ses camarades, quitte à passer de sombres heures à la bibliothèque ou vaquer à de moroses promenades dans les bois ? Qu'il tentait de tricher avec quelques sortilèges et potions ? En l'état, personne ne l'avait dénoncé à Quinlan. Ni à Megan. Il n'allait certainement pas s'en plaindre.

Incapable de gérer des émotions aussi vives et contradictoires, l'ancien Serpentard évitait le sommeil comme la peste. Il était bien trop sensible aux cauchemars, aux appréhensions, aux interrogations irrémédiables. Son seul échappatoire : le travail forcené et vide, la lecture plus artificielle que profonde. Le silence de la chambre et de la forêt. L'absence. Le manque. Partout.

Voulait-elle le punir de s'être livré à ses charmes ? De s'être montré humain ? Il ne comprenait pas.

Tôt, dans l'après-midi, il était passé par la volière. Il avait cédé. Perdu. Abdiqué. Sa réponse avait quitté ses doigts tel un cri désespéré dans le néant. Avant de s'éteindre. De se noyer dans l'inconnu. Il ne lui restait plus qu'un brouillon rédigé en anglais, maigre preuve de son attachement, de sa folie nouvelle et inconséquente.

Les heures suivantes laissèrent un goût amer dans la bouche de Rowan. Jusqu'à ce que le dernier cours touche à sa fin. Enfin. Il ne se fit pas prier pour quitter les lieux au plus vite, afin de gagner sa chambre et y déposer quelques ouvrages. Qu'elle ne fut pas sa surprise d'y découvrir Clemens.

Pourtant, il avait été prévenu par leur enseignant de médicomagie. Il devait forcément s'y attendre.

Pour la première fois depuis des années, Rowan eu envie de se précipiter vers lui, de l'étreindre et de pleurer. De se casser en mille morceaux. Il se retint néanmoins implacablement, pour ne pas aggraver son cas ni ajouter de l'inquiétude à son ami. D'un pas lent, il se posa sur son lit en silence. Ses yeux ancrés sur le visage de l'Allemand, y cherchant de la chaleur avec anxiété.

« Je suis ravi de te voir, mon ami. Ta présence a manqué à ma vie. » Un pauvre sourire lui vint, à défaut de plus. Que pouvait-il seulement lui dire ? Un mensonge serait si difficile à lui cacher...

Le bruit d’une porte qui s’ouvre lui fit lever les yeux d’une lettre. Avant même de le voir, il sut que c’était Rowan qui rentrait - déduction facile - et une vague d’apaisement souffla sur son coeur. Les choses rentraient enfin dans l’ordre, les colocataires étaient réunis, la vie pouvait reprendre. Clemens posa à côté de lui le courrier d’Isolde et se leva pour accueillir son ami. Pour un peu, il l’aurait étreint, dans un rare geste sentimental qu’il ne s’autorisait que rarement face aux nombreuses barrières et retenues de l’ancien Serpentard. Cependant, plus que les convenances, c’est l’expression du visage qui le fit s’arrêter. Rowan affichait des traits tirés et une mine fatiguée qui alerta immédiatement Clemens. L’effort de neutralité et d’indifférence que son ami avait pu faire pour tromper leurs camarades était peut-être efficace en public, mais pas ici. Ils se connaissaient trop bien.

Ses yeux bleus s’ancrèrent eux aussi dans le regard de son ami, y cherchant la cause de ses tourments. En ce moment, peu lui importait Quinlan, soudainement. Ses hésitations et la frustration de ses semaines d’éloignement lui semblaient futiles. Clemens sourit doucement à Rowan avant de se laisser retomber sur son propre lit. Assis en tailleur au milieu des parchemins et de ses affaires de voyage, il hocha la tête.

“ Je ne peux que dire pareil. Ton esprit cartésien et sensé m’aurait été bien utile ces dernières semaines.”

Petit trait d’humour, il espérait détendre un peu son ami. Clemens avait toujours été le plus sauvage et le plus sanguin des deux et depuis leurs seize ans, Rowan s’évertuait, avec un succès parfois mitigé, à lui mettre du plomb dans la tête. Son enquête farfelue n’aurait clairement pas souffert de quelqu’un d’aussi pragmatique et organisé que Rowan pouvait l’être. A l’inverse, son colocataire semblait avoir manqué de la passion de l’Allemand. Leur drôle de paire que rien ne semblait pouvoir rapprocher quelques années auparavant devenait de toute évidence inséparable.

“ Comment vas-tu ? Ces dernières semaines ont du être éprouvantes, tu as une mine épouvantable.”

Sa voix était basse, à la fois inquiète et chaleureuse, réconfortante sans être plaignante. L’ancien Serpentard pouvait être flamboyant lui aussi, et Clemens s’était attendu à des retrouvailles plus festives que la scène qui était en train de se jouer. Evidemment, ils étaient tous deux fatigués, son aventure entre l’Allemagne et le Danemark l’avait laissé éprouvé, aussi physiquement que mentalement. Cependant, à cette minute précise, il ne doutait pas que c’était lui qui affichait le meilleur état de forme.

Qu’est-ce qui avait donc pu atteindre Rowan de la sorte ? Leur dernière conversation avait eu pour sujet les derniers rebondissements sentimentaux de leurs vies respectives et malgré les situations délicates dans lesquelles ils se trouvaient tous deux… C’était plutôt un enchevêtrement de bonnes nouvelles. Anna jouait-elle un rôle dans la fatigue et la déprime de son ami ? Clemens n’osait pas vraiment poser la question de crainte de le brusquer. Son regard dansait sur Rowan, mêlé entre le doute, l’inquiétude et la joie de retrouver son ami. Finalement, il resta silencieux, mais attentif, dans une invitation à la confession.

Après des semaines longues et maussades, où sa chambre s'était muée en un sanctuaire de silence malsain, la silhouette vigoureuse de l'Allemand jurait diablement avec l'atmosphère prédominante. Cette image l'avait percuté dès qu'il était rentré dans la pièce, quelques secondes plus tôt. Et maintenant qu'il était assis, stabilisé tant bien que mal contre des draps dévastateurs, l'ancien Serpentard pouvait s'abandonner à la profusion des détails aux alentours.

Quelques affaires emballées ou non. Des parchemins et des missives étalées sur le lit de son colocataire. Ce dernier posé en tailleur juste en face, l'air soudainement attentif. Cette scène, aussi singulière que irréelle pour le coup, avait été jouée tant de fois dans son esprit exténué... Qu'il était bien incapable, désormais, d'en tirer une solution. Une réaction.

Il avait tant attendu ce retour, cette main secourable... Qu'il lui semblait difficile d'en réaliser la véracité. De saisir les tentatives d'humour. Était-ce la folie qui l'avait atteint à ce point ?

Sans autre indication, le jeune homme ferma les yeux et se laissa engloutir par ses autres sens. D'une main ferme, il cerna ses pensées, lui tirant un soubresaut malheureux. Il parvint malgré tout à  se focaliser sur la respiration plus sereine de Clemens. Dans les ténèbres, il lui était plus facile de se mouvoir intellectuellement.

Plus évident d'aborder le sujet de la petite française. Mentir ? Impossible. Rien qu'en osant prononcer mentalement son nom, il souffrait. Le manque. L'incompréhension. Le rejet. Toutes ces notions lointaines, cruelles et épineuses. Les grandes inconnues de l'équation amoureuse... Qu'il découvrait bien trop brutalement à son goût.

Sa voix, habituellement si précautionneuse et lente, tremblait d'une angoisse qu'il peinait à dissimuler complètement. « Je suis bien inapte à comprendre, Clemens. Tout m'échappe. Surtout... » Il stoppa net sa voix, pour éviter qu'elle ne se brise sur le Elle. Sur Anna.

Un mouvement brusque et imprévu du bras lui échappa. Signe d'une tension grandissante. Aliénante. Pourtant, il persistait à lutter contre sa faiblesse. A se tenir droit tant bien même que sa tête lui brûlait furieusement. Il avait déjà capitulé en lui répondant. Il ne pouvait pas se permettre un autre échec.

Ne pas pleurer. Ne pas s'effondrer. Ne pas...

Plus que le véritable silence de Rowan, c’était son attitude défaitiste et résignée qui troublait et inquiétait Clemens. Voir son ami rentrer avec un vague salut, épuisé d’une fatigue qui n’était pas liée à ses études et s’effondrer sur son lit comme s’il n’était qu’un château de cartes… L’étudiant laissa son regard courir sur son colocataire, peu sur des mots à choisir, de s’il devait parler ou garder le silence. Les yeux fermés qui lui faisaient face ne suffisait pas à cacher cette sorte de désespoir qui semblait s’être emparé de son ami, comme si son monde s’était écroulé durant ces dernières semaines et que plus rien ne faisait sens. Brutalement, Clemens se mit à craindre le pire, sans pour autant oser poser la question.

Enfin, une voix tremblante et murmurante vint briser le silence. Les premières craintes de l’Allemand s’envolèrent certes, mais cela ne suffit pas à le rassurer. Les quelques mots étaient toujours vides de sens, comme si l’horreur que Rowan traversait ne pouvait s’exprimer en aucune langue qu’il maitrisait. Et ce n’était pas peu dire. Mû par une empathie qui dépassait les convenances, Clemens se leva et alla rejoindre son ami sur le lit d’en face. Il s’assit en tailleur à ses côtés et posa une main sur son épaule, invitation à venir chercher le réconfort ailleurs que dans les mots si cela devait être nécessaire. Ses yeux bleus affichaient une lueur ouvertement concernée. Tous ses propres soucis, sa fatigue et sa frustration s’étaient envolés, ne laissant plus de place qu’à son ami. Soudainement, il était devenu sa priorité.

“ Que s’est-il passé, Rowan ? Qu’est ce qui a bien pu te mettre dans un état pareil ?”

Il fit une pause, hésitant. Peu à peu, il se doutait de la seule chose qui aurait pu atteindre son colocataire à ce point. Le seul sujet qui s’était heurté à son incompréhension grandissante, à des pertes de contrôle auxquelles il n’était pas habitué et qu’il ne savait comment gérer.

“ C’est Anna … ?”

Cette question, il ne l’avait que murmurée, craignant de déclencher une apocalypse, mais en même temps, il espérait provoquer le déclic qui aiderait Rowan à mettre en mots la détresse qui lui déchirait le coeur.

Son environnement visuel ne se constituait que d'une toile noire. Épaisse. Sans limite. Dénudée de couleurs et d'émotions. Comme si le peintre, aussi pressé que maladroit, avait oublié d'y ajouter un coup de pinceau salvateur. Une nuance. A défaut, le tableau semblait vide et terne. Abandonné par son créateur. Déserté par la vie. En train de sombrer.

Pourtant, l'ancien Serpentard préférait se confronter à cette toile sans image plutôt qu'à la réalité.... Ne pas voir étant un excellent moyen de nier le reste du monde et de feinter la quiétude. Sauf que cette fois, sa chambre n'avait plus rien d'un Tartare silencieux et inhumain.

Pour preuve, il s'accrochait mentalement à la respiration plus modérée de son colocataire. Elle avait ce va et vient réconfortant qui le plongeait dans des souvenirs aussi anciens que dispersés. Son seul point d'ancrage face à la folie. Incompréhensible. Violente. Si puissante pour quelque chose... D'insignifiant aux yeux des autres. Une inclination médiocre, à la souffrance purement et simplement exagérée. Un caprice d'enfant. Ridicule.

Alors que ses pensées se déchiraient entre elles, un mouvement lui parvint. Sous le poids de son ami, il sentit même une variation plus prononcée du matelas à sa gauche. Puis la main bienveillante sur son épaule. Ce seul geste, qui établissait un banal contact humain qu'il n'avait pas connu depuis des semaines, le tira soudainement de sa veille protectrice. Il ouvrit les yeux.

Rowan tourna son visage vers Clemens, une angoisse inqualifiable venant lui serrer la gorge. Comment ne pas simplement s'écrouler et crier grâce ? Ne pas paraître tristement faible et stupide ? Il ne supportait déjà pas de se voir dans cet état... La fautive ? Son humanité diabolique. Laquelle avait succombé à une sottise encore plus cruelle et ravageuse. Un mot si indécent qu'il ne méritait pas d'être prononcé. Pas ici. Pas maintenant. Tant bien même qu'il avait le goût des lèvres de sa meurtrière.

Les questions de l'Allemand se succédèrent jusqu'au prénom de la petite française.

Le jeune homme cilla trois secondes, avant de se reprendre avec une implacabilité maladive. Monstrueuse. Et trop visible. Comme s'il répondait à sa propre souffrance en se flagellant encore plus fort. Entre l'exaspération et l'affliction... Telles qu'il s'imaginait les trouver chez Elle. Imagination débridée et fallacieuse ? Assurément.

Sa voix s'éleva de nouveau, avec hésitation et lenteur. « Oui. » Il se tourna davantage vers son camarade. Les yeux brillants. « Je ne comprends pas. Ce n'est ni logique, ni cohérent... Son comportement. » Il eu un mouvement nerveux des doigts, tandis que son esprit tentait de formuler un terme difficile à sortir. « ...Elle me fuit. Pourquoi ? »

En répétant un vague et exténué « je ne comprends plus », Rowan vint quérir un peu de chaleur et de soutien dans les bras de Clemens. C'était inhabituel. Singulier. Imprévu. Hors des convenances. Mais il s'échinait à lutter contre une force si dévastatrice... Que tout pouvait se fissurer et le mettre à nu d'un moment à l'autre. Il le savait parfaitement.

Sans surprise, il avait mis le doigt sur le noeud du problème. Il aurait pu s’en douter plus rapidement, mais, leur dernière conversation en mémoire, il n’aurait pas cru que la situation puisse se dégrader de la sorte. Quand il prononça le nom de l’incriminée, Rowan leva vers lui un regard blessé, brillant des douleurs nouvelles auxquelles il ne savait comment faire face. Le manque d’organisation et de cohérence était mortel pour lui, qui avait récriminé ses instincts avec tant de sauvagerie que seul le rationnel pouvait encore être sensé. Clemens resta silencieux pendant un moment suffisamment long pour que son ami vienne chercher du réconfort dans ses bras. Ce simple geste était en soi un tel aveu de détresse qu’il brisa quelque chose chez l’Allemand. Il passa un bras autour des épaules de son ami et le serra contre son torse.

“Ces situations-là se caractérisent souvent par leur manque de cohérence, Rowan.”

Pendant un moment, son esprit s’envola vers Quinlan, leur après-midi complètement invraisemblable, suivit des courriers les plus excentriques qu’il n’ait jamais écrit. Y avait-il vraiment une logique dans ces actions-là ? Seul l’instinct et l’irraisonné jouait un rôle véritable et c’était précisément cela qui faisait de l’amour une si belle chose. Le détachement complet, l’abandon à un être qui n’était pas soi, qu’on ne pouvait ni prédire, ni contrôler.

“ Vous vous êtes disputés ?”

Au moment même où il prononça ces mots, il les regretta. Si la source de son mal était une véritable dispute, Rowan aurait sans doute été capable de gérer la situation. Il y aurait eu une cause, des conséquences, des solutions. L’incompréhension ne pouvait naître que d’une fuite soudaine et floue, dans laquelle il pensait jouer un rôle sans pouvoir deviner lequel. Le parallèle avec Quinlan et ses lettres restées mystérieusement sans réponses le frappa tel un boomerang.

“Les incompréhensions naissent du silence. Tu devrais aller lui parler. La voir. Regarder dans le fond de ses yeux et lui demander ce que tu lui as fait. Peut-être n’es-tu même pas la source de sa fuite.”

Difficile, ça l’était sans conteste. Nécessaire également. Se morfondre dans le silence de son désespoir n’allait rien aider, et d’après ce qu’il comprenait de ces deux-là… Ils étaient tous deux de véritables anguilles quand il s’agissait de leurs sentiments. Anna était excellente pour dénicher les secrets des autres mais il avait pu constater qu’elle mettait toute sa force dans la protection des siens. Peut-être était-il temps qu’il aille boire un café avec elle.

Les minutes rares et silencieuses qui s'écoulèrent entre eux, bercées par deux respirations dissemblables dans leur intensité, permirent à Rowan de stabiliser légèrement son anxiété. Ce contact physique, si peu habituel dans sa vie, lui faisait plus de bien qu'il ne l'avouerait jamais. Porté par un besoin autrefois réprimé, il s'accrocha fermement à la chaleur apaisante de son colocataire. Sans arrière pensée. Sans crainte. Loin des regards indiscrets.

Seulement une contiguïté nécessaire et réconfortante. Celle que tous le lui refusaient. Celle que lui-même avait tenté de supprimer de sa vie. Et que Clemens lui offrait aujourd'hui avec bienveillance.

L'ancien Serpentard écouta avec attention la réponse de l'Allemand, le front posé contre l'épaule de ce dernier. Dans le fond, l'information délivrée ne l'aidait pas à y voir plus clair. Toutefois, ce qu'elle sous-entendait de plus global, le rassurait. Sûrement existait-il une règle quelconque pour ce genre de situations, impliquant très justement l'absence de cohérence. Une réflexion pleine d'une logique implacable, pour expliquer un cas qui... N'en avait guère. Le serpent(ard) se mordait-il la queue ?

La question suivante le fit sérieusement tiquer. S'étaient-ils disputés ? Non. Du moins, rien dans leurs échanges n'y ressemblait. Le jeune homme faisait suffisamment attention pour éviter les sujets délicats et les interrogations brusques. Tout ce qui référait de près ou de loin à leur lignage et à la politique actuelle. Non pas qu'il craignait Voldemort, à dire vrai les moldus l'inquiétaient davantage, mais il jugeait qu'aborder un tel sujet avec Elle tenait du suicide social. Ou amoureux. Ni plus ni moins.

Il souffla alors un « non » aussi bref que troublé, avant que son camarade enchaîne sur une autre idée.

Lui parler. Était-il diablement sérieux ? A l'évidence, oui. Rowan cligna des yeux le temps d'assimiler convenablement la suggestion. En soi, elle n'avait rien d'impossible. Ni de surprenant. Il s'agissait juste de quitter son cheminement quotidien pour se rendre auprès d'elle. Ouvrir la bouche et échanger quelques mots pour clarifier les choses. Quelles choses, d'ailleurs ? Il pâlit vivement.

Le puits de son angoisse semblait sans fond. Quelle joie indicible...

Mentalement, il soupira. « En effet... » A dire vrai, il craignait de ne pas seulement la regarder au fond des yeux. La dernière fois, il s’était laissé allé à quelques folies... Que prédire de la suite ? Rien. Il en était bien incapable de toute façon. « … Sa.. Fuite est tellement impromptue que... L'origine me paraît difficilement devinable. » Au moins, il parvenait à reconnaître sa possible innocence dans cette machination machiavélique.

Sans pour autant l'autoriser à cesser de souffrir d'un tel acharnement à l'éloigner.
« Je n'ai pas cessé de me questionner... Lui ai-je fait du mal ? Du déshonneur ? » Il s'arrêta tout-à-coup, un air horrifié lui venant. « Clemens, mon ami, penses-tu que ce soit la faute à ma capacité approximative à embrasser ? »

Au moins la dispute était-elle une première hypothèse écartée. Même si Clemens n’en avait pas douté, il fallait reconnaître qu’ils progressaient. A défaut de ne pas savoir pourquoi Anna fuyait son ami, ils savaient déjà quelles raisons étaient hors de cause. Etrangement, l’Allemand avait appris qu’il était très souvent bien plus simple de progresser négativement: on écartait les impossibilités avant de s’attaquer au champ des possibles qui apparaissaient donc beaucoup plus restreint. Ce n’était que de la poudre aux yeux, mais c’était suffisant pour donner un sentiment de progression. Il espérait que ce maigre point positif suffirait pour faire sortir Rowan de sa catatonie.

“Au moins, tu n’as pas causé sa fuite intentionnellement, c’est déjà pas mal.”

On avait connu mieux pour remettre du beau au coeur de son meilleur ami, mais spontanément et avec un esprit aussi embrumé par ses propres doutes et sa propre fatigue, il n’avait rien d’autre sous la main. Il exerça une pression autour des épaules de Rowan dans l’espoir de lui rendre un peu de vigueur alors qu’il déballait ses hypothèses restantes. Son ami était perdu dans son incompréhension et même avec les meilleurs conseils du monde, Clemens n’y pouvait pas grand chose. Il n’avait plus vu Anna depuis presque deux mois, alors comment expliquer son attitude dans une scène qu’on ne lui avait même pas décrite… ? Il pouvait certes spéculer sur base de leur unique discussion ensemble, mais il ne fallait pas être devin pour comprendre que les deux situations étaient aussi éloignées que Mercure et Jupiter.

Quant à aller à la confrontation et exiger des explications… Il avait fait cette suggestion par dépit, car là aussi, il savait que ça dépasserait les limites de l’ancien Serpentard. Il voulait contrôler et comprendre discrètement. Exiger et faire face, c’était bien trop indigne de son attitude aristocratique, mais pour une fois, ça l’aurait aidé. Plongé dans un silence dépité, Clemens laissa donc Rowan lui faire part de ses propres hypothèses. Si il n’avait pas été dans l’incapacité physique d’échanger un regard avec son ami au vu de la position dans laquelle ils se tenaient, celui-ci aurait découvert une lueur franchement étonnée dans ses yeux bleus. Il pouvait admettre que son colocataire ait fait du mal à Anna. Involontairement et par imprudence très certainement, sans doute par manque d’expérience également. Mais la déshonorer… ? Il ne connaissait pas la jeune femme suffisamment pour connaître ses convictions les plus intimes, mais à l’époque où ils vivaient, la notion d’honneur était tout de même floue et n’inquiétait plus grand monde en dehors des Westminbrook et affiliés.

“Rowan, je ne crois pas que…”

La dernière inquiétude de son ami surgit avant qu’il ne puisse finir sa phrase. Clemens vacilla entre l’incrédulité et l’irrépressible envie d’éclater de rire. Un sursaut d’hilarité lui échappa avant qu’il ne regagne son sérieux. Vite, des mots, une explication. C’était à la fois tellement naïf et tellement prévenant que l’Allemand en était touché.

“Si elle te fuit à cause de ça, crois-moi, elle ne vaut vraiment pas la peine que tu te mettes dans des états pareils. Et puis même si je ne connais pas très bien Anna, je suis persuadé qu’elle est bien au dessus de ça.”

Si l’atmosphère avait été un peu plus légère, il aurait bien dit que lui, il s’était envoyé en l’air avec un homme bardé d’expérience qui ne s’était pas effarouché de se taper un jeunot qui ne savait pas ce qu’il faisait. Et il ne l’avait pas fuit. Cependant, quelque chose lui disait que ça n’aiderait pas son ami.

“Sérieusement, je ne vois pas pourquoi elle ferait ça. Il doit y avoir une autre raison, une autre justification.”