Discussions de colocataires

En un sens, son colocataire pouvait très largement avoir raison. À moins qu'il soit fou – une théorie que, curieusement, il n'écartait pas pour autant ces dernières semaines – rien dans les propos qu'il avait tenu à l'égard de la petite Française suffisait logiquement à légitimer une quelconque fuite. Encore que toutes cette histoire, sans queue de dragon ni tête de phénix, reposait davantage sur un théorème absurde et contradictoire plutôt qu'une chose rationnelle.

De sorte que, même en étant assuré de s'être montré précautionneux sur ses propos, malheureusement beaucoup moins sur ses gestes, Rowan risquait bien d'être à l'origine d'un cataclysme incompréhensible. A défaut, comme le disait Clemens, sa bévue n'était pas intentionnelle.. Un maigre réconfort à l'angoisse d'une situation qu'il ne maîtrisait guère.

Après avoir lâché quelques questions, vagues et mornes, le jeune homme accueillit le silence avec plus de calme qu'auparavant. La stabilité puissante et prévenante de son ami y aidant progressivement depuis qu'il s'était réfugié dans ses bras.

Quelques secondes s'écoulèrent encore dans une quiétude attentive, jusqu'à ce qu'un léger soubresaut trahisse une émotion toute particulière chez son camarade. L'ancien Serpentard se contenta de cerner cette soudaine hilarité, sans être capable de la comprendre. Quelque chose devait diablement lui échapper pour que lui-même ne s'amuse pas de ladite petite parenthèse. Ou alors, la morosité latente qui le guettait, l'empêchait d'apprécier un égayement tout relatif.

Sans s'y attarder plus, Rowan écouta ensuite attentivement la réponse puis l'hypothèse de l'Allemand. Cela fît naître en lui une nouvelle supposition, qui se lia malencontreusement à une autre réalité, une autre vérité, dont il allait devoir aussi parler. « Serait-il possible que... Je lui fasse peur ? » Imperceptiblement, son regard se troubla. Elle ne serait pas la première à le craindre pour des apparences... Ou des profondeurs abyssales de sa personnalité et de son rang. « Est-ce la faute à ma nature et à mes origines ? »

Qui savait si la déroute subie n'était pas dû à son statut de sang ? Quelle risible ironie...

Le jeune homme laissa s'échapper un bref soupir, avant de s'écarter assez de Clemens pour pouvoir le fixer dans les yeux. Dès lors, une crainte commença à s'insinuer dans ses entrailles, prête à s'emparer de sa gorge. Le peu d'assurance récupérée allait lui servir à une annonce... Insolite. Percutante. De mauvaise augure ?

« Clemens. Sa fuite n'est pas la seule chose qui me dévore d'angoisse. » La nouvelle à venir lui brûlait tant la langue et l'esprit qu'il craignait de se montrer trop abrupte en s'en débarrassant. Il cilla imperceptiblement. « J'ai le malheur de vouloir protéger tout le monde, tu le sais... » Ses pensées sarcastiques se penchèrent brièvement vers Vela Pendragon. Toutefois, il s'agissait d'une autre damoiselle en détresse pour le coup. « Pour sauver une jeune amie de machinations familiales la menant aux ténèbres... J'ai obéi scrupuleusement à la décision mûrement réfléchie de mon père. »

Était-il vraiment en train de s'enfoncer dans la mélasse ? Assurément. Ses yeux criaient toute l'imprudence de sa dernière décision et l'obstination démesurée de sa malheureuse empathie. « Clemens. J'ai une nouvelle fiancée. »

Daphné.

Quelques secondes de silence vinrent s’installer durant ce moment de flottement où Clemens ne savait plus que dire. Rowan semblait réfléchir, probablement à la recherche d’une nouvelle explication, encore. L’Allemand aurait eu envie de lui dire que c’était inutile, aucune de ses propres hypothèses ne pourraient être satisfaisantes. Il ne pourrait simplement pas les vérifier tout seul, pas plus qu’il n’était capable de s’immiscer entièrement dans la tête de Anna. C’était naturel de procéder ainsi pour se rassurer et pour être préparé à une confrontation prochaine. Néanmoins, cela comportait aussi le risque d’être déjà convaincu du reproche qu’on se verrait adressé… et de succomber à une mauvaise surprise.

Le Sinistros hésitait à souffler cette idée à son colocataire quand celui-ci brisa le silence à nouveau. Clemens resta interdit un instant, avant de comprendre le fond de l’idée qui venait d’être exprimée. Rowan n’était tout de même pas un vampire, il n’y avait aucune raison de le craindre… sauf si on considérait non pas ce qu’il était, mais ce qu’il représentait. Tout ce qu’il trainait autour de lui involontairement et qui ne faisait pas de lui un homme libre. L’Allemand fût heureux que son ami ne se soit pas encore libéré de l’étreinte et ne puisse pas voir son visage. Quelle merde cette histoire de pureté du sang. Dans sa propre famille d’abord, dans le bonheur de son ami ensuite, qu’est ce que ça serait, pour finir ?

“Ce n’est pas de toi qu’elle a peur, alors. Peut-être de ta famille, ou des apparences, mais pas de la personne que tu es. Tu dois garder ça en mémoire.”

Ce n’était pas vraiment plus rassurant, mais il pouvait tellement comprendre le point de vue d’Anna, si le statut de sang était vraiment la cause de sa fuite. Elle lui avait avoué avoir caché la vérité à propos de sa famille à Rowan. A présent, il était probablement lui aussi dans la confidence, mais son avis à lui n’était pas suffisant pour rassurer la jeune femme. La pression des traditions était si importante qu’elle pouvait faire ployer le plus vaillant des hommes, et son meilleur ami ne faisait pas exception. Depuis toujours il se battait pour préserver les apparences, pourquoi changerait-il à présent ? Qui ne l’avait pas entendu ouvrir son cœur pouvait aisément se poser une telle question.

Satisfaisante ironie de comprendre à quel point on avait raison dans son propre débat intérieur. Rowan venait de s’écarter de lui et les mots qu’il tenait à présent peinaient à pénétrer le cerveau de Clemens. Son association d’idée faisait tellement écho aux révélations de son meilleur ami qu’il se doutait déjà du verdict final avant même que celui-ci ne tombe. L’étudiant resta silencieux dans la tension, espérant de toutes ses forces qu’il ne dirait pas ce qu’il s’apprêtait à dire. Fiancée. Le mot était tombé et l’Allemand resta parfaitement immobile. Il avait tellement envie de rire de la stupidité de la situation et était à la fois si bouleversé pour son ami qu’il était incapable d’exprimer une quelconque émotion. Il parla d’une voix faible.

“Pourquoi est que ça ne m’étonne même pas ? Enfin, si ça m’étonne, mais pas de toi. Même si je reste impressionné par cette faculté que tu as de te mettre dans les pires situations pour protéger autrui… Encore que je me demande si c’est bien protéger Anna d’agir ainsi. Tu mets deux jeunes femmes dans la balance de tes choix.”

L’Allemand détourna le regard de son colocataire, plongeant ses yeux dans la nuit visible par la fenêtre. Il ne savait simplement pas comment soutenir son ami, ni le conseiller dans sa nouvelle entreprise. Amouraché d’une jeune femme qu’il ne pouvait avoir, il se retrouvait lié à une autre qu’il affectionnait visiblement. La situation n’était pas seulement épineuse, elle équivalait clairement à un suicide émotionnel. Et puis il reporta ses yeux brillants d’une lueur indécise sur Rowan. Son ami n’était pas assez bête pour ne pas avoir calculé les conséquences précises de chacun de ses actes. Oublier Anna ne pouvait décidément pas faire partie de son plan.

“J’imagine que tu ne comptes pas simplement t’en remettre entièrement à ton père et épouser cette fille le plus vite possible en espérant que cela aboutira à un mariage heureux et plein de sentiments… Dis-moi que je ne me trompe pas en pensant que tu as vu plus loin que ça.”

Lentement, il avait acquiescé à la sentence pour le moins directrice de son colocataire. Plus par principe qu'autre chose. La crainte qui caressait furtivement ses entrailles l'empêchait de prendre du recul. Personne ne pouvait se targuer d'être assuré que la peur ne s'ancre pas contre sa seule existence. Toutefois, les propos tenus par Clemens offraient l'unique opportunité viable à laquelle s'accrocher fermement.

« Je vais essayer. » S'il pouvait tenter vaillamment d'améliorer son comportement pour les beaux yeux d'Anna, le reste semblait bien trop immuable pour parvenir à le faire évoluer. Dans le cas de son sang, de sa pré-supposée pureté – à peine tangible dans la réalité, il suffisait de le voir crispé sur un balai quelconque pour s'en rendre compte – que certains chérissaient et que beaucoup haïssaient... Il n'avait pas le capacité de s'en défaire. Jusqu'à sa mort, ce serait son fardeau. Et Rowan le savait pertinemment.

Quant aux siens. Sa famille bien-aimée... Il s'agissait encore d'autres secrets et d'autres vies à protéger. Au prix le plus fou. Le même qu'il serait prêt à payer si cela pouvait garantir la vie d'Anna et de Clemens. Une courageuse trahison qui le hantait depuis sa brève rencontre avec Dwight. Celle qu'il ne pourrait jamais avouer dès lors qu'elle serait consommée.

Ces diverses pensées le frôlèrent tour à tour pendant les quelques instants qui suivirent son nouvel aveu. Puis, dans un sursaut de fatigue, il lâcha un long soupir. D'une manière assez étrange, il éprouvait du soulagement à ne plus porter seul cette histoire de fiancée. Était-ce une réaction égoïste ? Assurément. Il méritait de vives remontrances pour une telle faiblesse.

En silence, l'ancien Serpentard suivit le regard de son ami vers les ténèbres extérieures. Quelques mots lui échappèrent alors. « Tu me connais parfois mieux que moi-même, Clemens. » La quiétude de leur environnement et de leur proximité, face à un immense océan de mélasse, l'égaya l'espace de quelques secondes. N'étaient-ils pas semblables à deux héros grecs la veille de l'assaut sur Troie, partagés entre l'espoir de récupérer Hélène et de gagner une guerre nécessaire à l'harmonie du monde ?

Une épopée douce-amère et diablement contemporaine. Dont la fin échappait également au grand Homère. « Tu ne te trompes pas, mon ami. » Une certitude exubérante et inhabituelle gagna ses yeux. « Je compte bien sauver cette jeune femme sans renoncer à notre Française. » Malgré lui, son élocution récupéra un peu de cette intensité. « Je vais jouer contre le temps et les événements. Avec assez de finesse, je l'espère, pour berner les plus faibles d'esprits... Et réussir à mettre ma fiancée hors de portée de sa parente, de façon à ce que nous puissions rompre les engagements dès que la situation sera plus stable. » Une courte pause. Sans hésitation. « Personne d'autre que moi ne peut tenter un tel coup de poker face à l'aristocratie. »

Le Rowan brisé et perdu des dernières minutes paraissait lointain, en comparaison de cette étrange et soudaine image. L'assurance déterminée et calculatrice qu'il affichait désormais marquait une véritable fracture avec tout ce que l'on pouvait connaître de lui dans le privé.

Une férocité sourde et sans cible se glissa dans sa voix. « Et quoique tous pourront penser, la seule que je veux, c'est Anna. »

Les yeux toujours perdus dans l’immensité, Clemens afficha un pâle sourire. Quel paradoxe, ce commentaire de Rowan, alors que son ami l’avait tant surpris depuis leurs retrouvailles à Haveirson. Il avait cru le connaître et le comprendre, malgré leur amitié encore si jeune. Tout avait semblé naturel et logique entre ces deux adolescents si différents, une fois qu’ils avaient pris conscience de leurs ressemblances et accepté leurs différences. Les adultes qu’ils étaient devenus les avaient rapprochés plus encore, exacerbant la palette de leurs nuances au fur et à mesure des révélations secrètes. Leur amitié n’en avait été que renforcée, mais à présent, l’Allemand doutait de véritablement connaître Rowan un jour. Etait-ce vraiment important, quand la confiance naissait des limbes en un lien qu’on considérait déjà si sacré qu’on se livrait sans peurs ?

“Je ne sais pas, mais je suis heureux que mes réflexions puissent être une quelconque assistance.”

Clemens souhaitait tellement pouvoir lui offrir plus qu’une discussion dans ces moments difficiles. Les maneouvres savantes des traditions sang-purs lui étaient cependant si étrangères qu’il se savait absolument inutile. Il n’était qu’une épaule sur laquelle rire ou pleurer de son désespoir. Dans cette compétition il n’était qu’un fanatique ardent qui se tenait sur le bord de la piste, les yeux brillants d’encouragements. Jamais il ne pourrait devenir l’entraîneur qui promulgue conseils et tactiques. Rowan était seul maître de son destin et nul ne pourrait l’accompagner sur les dangereux sentiers qu’il s’apprêtait à emprunter. Le seul maigre réconfort était de savoir que l’ancien Serpentard avec toute son intelligence et sa maîtrise était un joueur hors-pair. Il le confirmait à nouveau, alors que l’Allemand reportait sur lui des yeux à la fois inquiets et intrigués.

Les grandes lignes de son plan semblaient cohérentes, même si le sang-mêlé qu’il était ne pouvait pas vraiment en comprendre les rouages. Rowan allait marcher sur une corde raide pour sauver une amie et préserver son amour sans qu’aucun de trois ne finissent par en pâtir. Il allait devoir jouer finement, et même si Clemens avait une confiance sans limites pour son ami, malgré son expression subitement assurée et défiante, loin de l’homme brisé dévoilé quelques minutes plus tôt… Il ne pouvait s’empêcher d’être dubitatif. Pourrait-il tromper tant de monde ainsi mis dans une situation qui lui peserait tant ?

“J’ai confiance en toi, Rowan. Tu sais que tu peux compter sur moi, si je peux t’être d’une aide quelconque.”

Accompagnant ses paroles, il posa une main sur l’épaule de l’ancien Serpentard, alors que leurs regards bleutés se rencontraient pour former une sorte de pacte. L’Allemand s’était déjà promis de rencontrer Anna dans les prochains jours et de provoquer la rupture d’un abcès dont ils n’osaient pas s’approcher. Il savait qu’il allait jouer le mauvais rôle, mais il était prêt à l’assumer. Il n’avait pas besoin que la jeune Française l’apprécie lui, juste qu’elle ne laisse pas son meilleur ami se lancer dans cette entreprise si désespérée pour une chimère.

“Quels sont tes plans pour soustraire cette jeune amie à l’influence de ses parents ? Que vas-tu dire à Anna ?”

Clemens se rendait compte que la révélation en elle-même était bien moins pire que ses implications. Ne rien dire à la Phoenix était inconcevable, elle qui donnait tant d’importance à la confiance et ne pardonnerait pas une telle trahison. Lui avouer des plans de mariage avec une autre, peu importe la noblesse des justifications ne faisait pas s’envoler le risque de la perdre. Quant à réussir à mettre à l’abri une jeune fille qu’il devinait encore mineure dans un monde aussi fermé et exigeant que le leur… L’étudiant soupira. Rowan était décidemment dans de beaux draps.

Pour toute réponse, Rowan avait esquissé un sourire affectueux, quoi qu’un peu frêle. Assurément. Toutes les réflexions de son colocataire n’étaient pas tombées dans l’oreille d’un sourd. Et même s’il était loin d’appréhender l’ensemble de ces informations sans s’emmêler les pensées, il ne perdait jamais de vue la main amicale qu’on lui tendait face au désarroi. Ainsi que les bras qu’on lui offrait ensuite pour quelques discrets réconforts. « Elles le sont toujours, pour moi, Clemens. »

Ces rares secondes d’un attachement bienveillant et réelle, témoignaient d’une immense tendresse, d’une incalculable reconnaissance, qu’éprouvait l’ancien Serpentard à l’égard de son ami. Bien au-delà des mots et des absurdes conventions. D’une certaine manière, leur amitié avait été la conclusion d’un long processus chez lui, à l’époque de Poudlard. La métamorphose – le terme lui tira un rire intellectuel – d’un héritier vindicatif et méprisant en ce qu’il était aujourd’hui.

Par la suite, le regard inquiet de l’Allemand lui rappela à quel point sa nouvelle quête était folle et incertaine. Sans qu’ils osent se le dire, ils envisageaient la chose sous un angle emprunt de crainte. Toutefois, ils se gardèrent bien de l’évoquer, préférant l’un comme l’autre s’accrocher à des indicateurs davantage positifs. « Je t’en remercie, mon ami. » Le jeune homme cligna lentement des yeux, ces derniers brillants d’une gratitude difficilement contenue. Sans le soutien inébranlable de Clemens, il serait bien en peine pour résoudre toutes ces certitudes émotionnelles.

Les questions qui suivirent accentuèrent de nouveau la rageuse dignité et l’exubérante assurance de Rowan. Était-ce un moyen de s’encourager à ne pas faillir ? Peut-être. « Nous allons jouer la comédie le plus longtemps possible, sachant que nous avons entre cinq mois et un an, au mieux, avant le mariage. » Un éclat dangereusement déterminé passa dans ses yeux pâles. « A côté de notre burlesque ballet, je vais tenter de lui trouver un chemin de sortie. Soit par la médicomagie, soit en lui permettant de fuir hors de portée de sa mère. » Il avait songé à en parler avec la sienne, priant pour qu’elle ait quelques contacts dans l’Ordre afin d’enlever et d’abriter la jeune héritière en cas d’échec par le biais des études. Si aucune alternative ne se réalisait avant la date fatidique... La dernière option envisageable était de se vendre lui même aux ténèbres. Quitte à profiter de l’occasion pour négocier quelques détails précautionneux, auxquels il réfléchissait souvent ces derniers temps. « Il va me falloir tisser de nouvelles alliances pour lui offrir une telle chance. »

Le Sinistros dirigea son regard vers l’un des miroirs. « Quant à Anna, je... » Sa voix s’arrêta soudainement, sans prévenir ni crier gare. Un frisson terrible lui prit le corps. Le reflet qui lui faisait face, tout en partageant son physique, ne lui apparaissait clairement pas comme le sien. Un malaise monta dans sa gorge et étouffa presque sa voix. Était-ce une hallucination ? Il essaya de parler, de lâcher quelques mots, en vain. Tous les poils de son corps se dressèrent et piquèrent sa peau d’angoisse.

Il venait de mettre le pied dans une tempête qu’il comprenait bien trop peu pour pouvoir se préserver des bourrasques. Depuis toujours, il se tenait aussi éloigné que possible des manœuvres aristocrates qu’il avait appris à exécrer par procuration. Sa mère lui avait enseigné tout le mal qu’elles répandaient autour d’eux, les familles qu’elles brisaient, et les générations de malheureux qui en pâtissaient ensuite. Pourtant, pour Rowan, il ne lui avait fallu qu’un clignement des yeux pour se jeter dans l’arène, pour le simple fait de ne pas voir son ami seul. On lui avait toujours conseillé de se tenir éloigné des sangs-purs manipulateurs et utilitaristes, surtout pour lui, passionné et sans limites. Et il venait de se donner à son meilleur ami, promettant de supporter chaque charge avec lui. Était-ce une erreur ? Certains diraient que oui. Clemens, lui se détacha des yeux de son colocataire avec l’intime conviction d’avoir pris la bonne décision.

Sa demande d’explication eut un effet tangible sur Rowan. Déjà, il reprenait cette roideur aristocratique et la sécheresse du ton qui trahissait son éducation sans failles. Il avait été dresser pour mener, jouer, diriger, à l’écart de toute ornière sentimentale. Il irait au devant de chaque obstacle et l’écraserait devant lui pour atteindre ses fins. Cette froideur si calculée lui causa un frisson le long de l’échine. L’Allemand plaignait les adversaires de son ami, car il le devinait déjà sans pitié dans son entreprise.

Sans savoir qui était sa promise, Clemens devinait néanmoins aisément qu’elle n’était pas plus ravie par la perspective de mariage. Entre les lignes, il comprit qu’elle avait ses propres projets, ses propres rêves d’avenir, sa propre ambition et qu’elle était probablement prête à manipuler autant que Rowan. L’aveu était révélateur et donnait au Sinistros l’occasion de proposer son aide de manière tangible pour la première fois. Là où son ami ne pouvait aller, ou ne pouvait se faire voir, il pouvait lui tisser des liens qui pourraient leur être utile. Leur amitié présentait cet avantage de deux hommes qui jouaient sur des terrains tellement différents, qu’ils pouvaient s’échanger et surgir là où ne les attendraient jamais.

“ Je me doute que le secret joue un grand rôle dans votre entreprise mais… je la devine à Poudlard. Je peux garder un œil sur elle, là où toi, tu ne peux pas te rendre. D’autant plus si elle s’intéresse à la médicomagie, cela nous fait un prétexte en or pour justifier des contacts avec un stagiaire en métamorphose. Et puis… Je crois que je pourrais convaincre Quinlan de lui ouvrir des portes, le moment venu.”

La seconde promesse était un peu dangereuse, il n’avait même pas encore revu le guérisseur depuis son retour à l’académie. Pourtant, en dehors de leur relation, Clemens était convaincu que leur professeur ne refuserait pas d’apporter une telle aide. Il avait souffert d’influences néfastes, il avait été enfermé là où il n’avait jamais voulu se trouver. Derrière son air parfois patibulaire se cachait un altruisme diaboliquement humain. Alors qu’il levait à nouveau les yeux vers Rowan pour guetter sa réaction, celui-ci s’interrompit juste après avoir repris la parole. Un air d’épouvante se déploya sur son visage et l’Allemand, surpris et inquiet à la fois, ne put s’empêcher de suivre son regard. Droit vers le miroir. Pendant juste une seconde, il eut le temps d’apercevoir un reflet si réel et si faux à la fois, qui les observait d’un regard noir et menaçant. Témoin d’une magie qui n’était pas la leur. L’étudiant sentit son sang se glacer dans ses veines, tandis que toute leur chambre semblait sombrer dans le désespoir. La lampe vacilla, puis l’impression s’évapora. Dans le miroir, leurs reflets épouvantés et étonnés les observaient toujours, mais ils étaient leurs.

“ Merde, c’était quoi ça !? “

La vulgarité lui avait échappé aussi vite que les mots. Le miroir était-il ensorcelé, ou était-il le voyant d’une observation étrangère et anonyme, qui depuis des mois peut-être, épiaient leurs échanges les plus intimes ?

La soudaine prise de parole de son colocataire, bien plus vive que les précédentes, le déstabilisa. Avec une certaine surprise, il assimila lentement les mots prononcés et la proposition salutaire qui s’y formait sans concession. Clemens allait lui prêter main forte dans la quête la plus épique et la plus folle qui soit. Sauver Daphné des plans machiavéliques de sa mère, dont les obscures intentions se tournaient vers Voldemort, et éviter ce mariage grotesque qui le priverait de la petite Française. Parfait. Démentiel.

Rowan hocha doucement la tête avant de répondre. « Oui, elle est à Poudlard, en sixième année sous le blason de Salazar. » S’ils devaient se perdre ensemble dans cette entreprise, autant fournir à son ami toutes les informations utiles à sa mission. « Son nom est Daphné. Daphné Greengrass. » Un étrange rictus glissa sur son visage. Calculateur et impitoyable. Avant de se muer en quelque chose de beaucoup plus doux. Reconnaissant. « Si tu pouvais m’apporter un soutien par ce biais... Je t’en serais éternellement reconnaissant, Clemens. » Il lâcha un bref soupir tout en se passant la main sur le visage. Messire Fitzsimmons. Évidemment ! Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? « Si tu y parvins, ce serait excellentissime. Je suis prêt à le payer, que sais-je d’autre, s’il peut accentuer nos chances de succès ! »

L’enthousiasme fébrile qui l’habitait céda ensuite la place à une panique sourde. Elle s’étendit à tout son corps, l’immobilisant sur place par la soudaineté de la crainte. Le temps sembla se diluer, quitter le giron serein de leur réalité pour se perdre dans une impasse obscure. Pourtant, le monde revint à lui d’un coup, sans prévenir. Eux, toujours tendus et inquiets.

En un mouvement censé être vif, mais bien trop maladroit par sa faiblesse physique, Rowan tenta de récupérer sa baguette. Il ne réussit qu’a trébucher lamentablement sur les jambes de son ami. « Bon sang. » Il émit un léger grognement puis se releva tant bien que mal. « Je ne sais pas. » Cette fois-ci, il récupéra bel et bien sa férule d'orme, la mine sombre et anxieuse. « Est-ce un maléfice ? Un fantôme qui se joue de nous ? »

Tous deux interdits devant un maléfice qu’ils ne pouvaient pas comprendre, il s’échangeaient des questions absurdes. Pas stupides par la réflexion, mais inutiles car ils n’avaient aucune chance de pouvoir y répondre. Interdit, Clemens laissa son regard voguer entre le miroir à nouveau normal et le visage inquiet de son ami. S’il s’agissait véritablement d’un espion, les conséquences sur leur entreprise dantesque serait terrible… Etrangement, l’Allemand en arrivait à souhaiter que ce ne soit qu’un fantôme ou une possession quelconque. Même si somme toute, savoir qu’un voile de magie noire planait sur leur chambre ne l’enchantait pas plus.

“Je ne sais pas non plus… Je ne sais pas ce qui est le pire, et je ne suis pas sur d’avoir envie de le savoir.”

Pour le moins résolu, le jeune homme récupéra lui aussi sa baguette ainsi qu’un drap de bain oublié au pied de son baldaquin. La baguette pointée droit sur le miroir avec méfiance, il étendit tant bien que mal la serviette sur la surface polie.

“Si on ne peut pas le voir, je suppose que ça ne peut pas nous voir non plus. C’est déjà pas mal.”

Sa voix n’était pas rassurée pour la cause. Peut-être le maléfice permettait-il d’entendre au travers les miroirs également, mais comment en être sur ? Il était presque nécessaire de faire des recherches sur ce genre d’enchantements, mais quelque chose lui disait qu’ils ne trouveraient rien dans une bibliothèque traditionnelle. Comme s’ils n’avaient pas déjà assez d’emmerdes ! Rageur et soudainement épuisé, Clemens retourna s’affaler sur son lit. Il ferma les yeux un moment, respirant lentement et profondément pour essayer de retrouver un peu de concentration et se souvenir de leur discussion. Où en étaient-ils ? Fiancée. Daphné. Médicomagie. L’Allemand se redressa et chercha les yeux céruléens de son meilleur ami.

“Je ne peux rien te promettre en ce qui concerne Quinlan, malheureusement. Mais j’ai bon espoir. Dans le pire des cas, je connais d’autres étudiants médicomages, nous trouverons une solution. Quant à moi, Daphné Greengrass…”

Il réfléchit une seconde, puis son regard s’illumina.

“Oui, je me souviens d’elle. J’ai assisté dans les classes d’ASPICs de McGonagall avant mon voyage. Elle n’est pas brillante, mais son niveau tient amplement la route. Je garderai un œil sur elle, et je lui ferais savoir qu’elle dispose d’un allié dans cette tourmente même à Poudlard.”

Fixé sur son ami, l’Allemand refusait à présent obstinément de se tourner vers le miroir. De deux maux, choisissont le moindre et même si les problèmes de Rowan étaient pour le moins salé, là il avait une chance de trouver des solutions.

Tout en conservant sa baguette pointée vers le miroir, le jeune homme pinça les lèvres en une expression d’anxiété persistante. Ses propres pensées, quoi que toujours chancelantes et gâtées par la frayeur des derniers instants, se perdirent dans les mêmes travers inquiétants que celles de son colocataire. Que faire si la discrétion de leur entreprise avait été compromise ? Et leurs intentions ? Bon sang. Il détestait cette position vivement incertaine et fâcheuse.

Il allait devoir considérer ce nouveau paramètre dans son plan plus global. Et agir en conséquence.

Le corps traversé par une tension froide et méfiante, Rowan conserva sa position jusqu’à ce que son ami couvre la traîtresse glace avec un quelconque drap. Il baissa petit à petit son bras, sans pour autant se détendre. « C’est mieux que rien, en effet. » Décidément, ce mois de décembre battait tous les records de la folie et du raisonnable.

L’ancien Serpentard gagna ensuite les abords de la fenêtre, lançant un regard lasse vers l’extérieur. Ces prochaines semaines seraient indéniablement houleuses et compliqués. Pouvait-il espérer en sortir triomphant ? Difficile à prévoir en l’état. À défaut de plus, mieux valait l’envisager de la sorte et mettre en marche – certes précipitamment – la prochaine phase de sa stratégie.

Perdu dans des réflexions acérées et obscures, il ne prêta guère attention à l’étalement de Clemens contre son lit. Du moins, jusqu’à ce qu’il se décide à quitter son emplacement pour un autre. Le regard de l’Allemand le fit s’immobiliser au milieu de la pièce.

Pour toute réponse, le jeune homme se contenta d’acquiescer. Par principe, il se sentait plus serein de passer par Quinlan plutôt que par un parfait inconnu. Dans le fond, il devait espérer – en veillant scrupuleusement à garder loin de lui des images périlleuses et intrusives – que la relation charnelle entre son meilleur ami et leur enseignant de médicomagie, leur offrait une opportunité à exploiter. Tant que l’arbre portait ses fruits...

Rowan esquissa soudainement une grimace tout en se passant une main sur les yeux. Sérieusement ? Il avait mille et une chose à penser en dehors de ça. Plus urgentes. Malgré tout, il eut du mal à se reprendre, manquant plusieurs fois de lâcher un rire aussi nerveux que sibyllin. L’égayement passé, il parvint à prendre la parole. « Je t’en remercie. » Il marqua une pause. « Elle est comme ma sœur, en dépit que nous ne soyons pas du même sang. Alors, si tu pouvais lui manifester ton soutien... » À la pensée de sa cadette craintive, il soupira. « … Elle en a diablement besoin. »

Puis, il se dirigea vers leur salle d’eau d’un pas lent. De toute manière, trop en demander à son organisme serait une grossière erreur. Autant se montrer prudent. Une fois dedans, le Sinistros attrapa précautionneusement une large serviette et en recouvrit l’autre miroir. « Très sincèrement, je suis d’avis de nous en débarrasser demain matin. Je ne suis pas tranquille avec de telles choses à nos côtés. »