Tenue Correcte Exigée

HRP:

Ce mois de décembre était décidément trop chargé, trop mouvementé pour Quinlan. Il aurait cru être habitué à un rythme d’enfer en ayant bossé pendant une dizaine d’années dans le service des urgences de Sainte-Mangouste, mais il fallait croire que c’était toujours moins éprouvant que ce qu’il avait vécu ces dernières semaines.

Il n’avait jamais été du genre à dormir sur ses deux oreilles, mais les cauchemars étaient de plus en plus fréquents. Des réminiscences d’un passé qu’il avait pensé enfoui, oublié à jamais, couplées à une inquiétude de plus en plus étouffante pour son frère venaient troubler son sommeil. Il était à cran, et les lettres de Clemens peinaient à lui faire oublier ce qu’il s’était passé dans le labyrinthe. Et dans tout ce tourbillon d’événements, il avait même fini à parler du Cadeau-Qui-N’existe-Pas. La tenue.

Si Clemens n’avait plus besoin d’excuse officielle pour venir chez Quinlan, ce dernier avait toujours l’impression qu’il leur manquait un peu de naturel. Ça viendrait, certainement, ne serait-ce que quand ils se seraient mis d’accord sur ce qui les liait. Ce n’était pas demain la veille, cela dit. Quinn avait arrêté d’essayer de savoir, même si la situation le blessait plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Il ignorait s’ils en parleraient aujourd’hui. On était jeudi, l’après-midi avançait lentement et Clemens ne tarderait pas à débarquer dans son appartement.

Il avait été nettoyé pour l’occasion. Cela faisait quelques temps que le capharnaüm dans lequel vivait Quinlan avait subi un changement radical : il y avait toujours des trucs qui traînaient, mais ce n’était pas complètement crade et en bordel comme la première fois où Clemens y avait mis les pieds. On pouvait même apercevoir quelques nouveautés : un meuble spécialement conçu pour accueillir des bouteilles de vin, et un deuxième tapis, de couleur violette, aussi doux et confortable que le premier, venait contraster avec ce dernier qui était couleur crème. Autre élément du décor incontournable : le Docteur. Allongé sur le canapé comme une véritable carpette, le fauve semblait s’être plutôt bien remis de sa petite aventure aux sous-sols. Il n’avait même pas l’air d’être nerveux pour Quinn comme il l’était d’habitude : comme si sa seule envie était de se pelotonner sur les genoux de Clemens, et d’y ronronner jusqu’à ce que mort s’en suive.

Quant à son humain, il sortait à peine de la douche. Il avait travaillé le matin et une partie de l’après-midi, et n’était rentré chez lui qu’il y a environ une heure. Après s’être séché, il regagna sa chambre, où il ouvrit son impressionnante penderie à la recherche de quelque chose à se mettre. Son regard tomba sur un vieux peignoir de mousseline qu’il avait presque oublié. Ouais, peut-être pas aujourd’hui, songea-t-il avec un léger sourire un peu nerveux. Son choix se porta sur un jean noir qu’il réhaussa d’une chemise d’un vert profond un peu brillant. Ça ferait l’affaire. S’habillant sans s’encombrer de choisir un quelconque sous-vêtement, il alla ensuite préparer les verres dans la salle à manger. Ah, le rideau était encore tombé. D’un geste mécanique, Quinlan remit en place le tissu qu’il avait tendu pour couvrir le miroir qui se situait au-dessus de son lit. Sa relation avec les miroirs avaient été un peu… compliquée ces derniers temps.

Bon, il allait bien falloir qu’il le sorte. Ce fameux carton. Avec un long soupir, Quinlan alla le chercher et le posa sur un des guéridons du salon. Il espérait seulement que Clemens ne trouverait pas son contenu étrange, ou son intention bizarre. Peut-être qu’il se prenait la tête pour pas grand-chose, mais cette tenue était véritablement une partie de lui-même. Il essaierait de ne pas être trop blessé si elle ne lui plaisait pas, c’est tout.

Seize heures vingt-sept, Clemens n’allait pas tarder à arriver. Tentant de se calmer, Quinlan décida de l’attendre dans le canapé, tout simplement. Le Docteur accueillit cette compagnie avec un petit miaulement, avant de venir directement pourrir le jean noir de son humain avec ses longs poils argentés. Esquissant un sourire, Quinn ne râla pas le moins du monde : le ronron régulier de son chat l’apaisa bien plus qu’il ne le pensait.

Quinlan attendit tranquillement Clemens en caressant d’une main distraite son chat. Il avait confondu l’heure à laquelle le Sinistros terminait les cours et celle à laquelle il allait débarquer, ce qui expliquait pourquoi il resta si longtemps dans le canapé à se laisser bercer par les ronrons du Docteur. Au fond, ce n’était pas important, car son partenaire un peu particulier finit par arriver quelques dizaines de minutes plus tard. Qu’est-ce qu’une demi-heure, pour celui qui a déjà attendu une nuit ?

Alors quand il passa la porte, Quinlan ne put s’empêcher de sourire comme un petit garçon au soir de Noël. Comme toujours, Clemens était magnifique. Le guérisseur l’aurait trouvé sublime même couvert de boue et de crasse et habillé dans un sac poubelle, remarquez. Du coup là, avec cette chemise qui lui allait à ravir… Attendez, une chemise ? En remarquant ce détail, le sourire de Quinn s’élargit. Il le regarda saluer le Docteur qui miaula d’aise en retour et sentit ses doigts se mêler aux siens avec plaisir.

— Bonsoir… Je vois que ça en valait la peine.

Une vague de chaleur lui transperça le corps alors qu’il détaillait une énième fois ce visage dont il ne semblait pas pouvoir se lasser. Le sien s’en approcha sans qu’il s’en rende vraiment compte, jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent en un baiser tendre et chaste. Court aussi, car après quelques instants seulement, Quinlan l’interrompit.

— Alors, ta journée ? Plus passionnante que la mienne j’espère…? Il n’y avait pas beaucoup de mouvement à l’infirmerie.

Pas qu’il s’en plaigne. Premièrement, ça voulait dire que tout le monde allait bien à Haveirson, au moins en apparence, et deuxièmement, il était payé à attendre et à faire ses recherches. Tant mieux, non ? Et en parlant de recherches…

— Je vois que tu as amené tes notes : on va peut-être pouvoir avancer ce soir… à moins que tu aies quelque chose d’autre de prévu plus tard ?

Quinn se souvenait que Clemens avait quand même une vie et qu’il n’avait pas forcément envie de rester enfermé dans un appartement toute la nuit à s’arracher les cheveux sur de vieux grimoires. Même si penser ainsi, c’était sûrement mal connaître le Sinistros. Il y avait une autre inconnue dans l’équation, quelque chose dont Quinn venait juste de se souvenir : Rowan.

— Comment va ton colocataire ? Mieux, j’espère…

Le guérisseur se souvenait que Clemens avait parlé du fait que son ami avait besoin de son aide et de sa présence, le soir de leurs retrouvailles dans le jardin anglais. Il espérait que depuis le temps, les choses s’étaient améliorées. Ce serait au moins ça de purement positif dans ce mois de décembre, outre la simple présence de Clemens dans cet appartement, tout sourire et apprêté avec bien plus de soin qu’à son habitude.

Oh, Clemens pouvait se lâcher sur les autres professeurs : ce n’était pas comme si Quinlan se privait de critiquer certains de ses étudiants. Pour le guérisseur, une fois qu’ils étaient dans cette bulle d’intimité, il n’y avait plus de hiérarchie qui tenait, plus de prof ni d’élève. Il n’aurait pas mal pris que Clemens balance des noms. Cela dit, Quinn ne put s’empêcher de sourire en constatant la triste vérité : l’enseignant ennuyeux au-delà de toute rédemption n’était pas qu’un cliché, mais une vérité. À cela, Quinlan n’avait rien d’autre à répondre que sa mine amusée.

Il n’allait pas épilogue sur un sujet de conversation bateau qu’il avait lancé simplement pour la forme. Ce qui l’intéressait vraiment venait ensuite : est-ce que Clemens pourrait rester cette nuit, ou aurait-il un empêchement ? La réponse de l’étudiant eut pour effet de coller un de ces sourires dont Quinlan avait un peu honte sur son visage. Ronronnant presque comme le Docteur, toujours avachi sur ses genoux, Quinn songea au fait que l’étudiant avait l’air exténué. Compte tenu des circonstances, ce n’était pas étonnant.

— Pour nos recherches, ça peut encore attendre. Tu as l’air fatigué, on travaillera une autre fois si tu veux.

Cela dit, en se souvenant de Rowan, son colocataire, Quinlan ne s’attendait pas à ce que Clemens prenne cette mine si sérieuse et inquiète. Le Sinistros prit alors la fiole qu’il avait amenée avec lui, et la présenta au guérisseur. Ce dernier n’allait pas lui faire la morale sur les cachotteries et tout les problèmes qu’elles pouvaient provoquer, mais il n’en pensait pas moins. Son sourire s’effaça, Quinlan affichant désormais une expression plus neutre.

— Je pourrais oui…

Il ne savait vraiment pas s’il devait le faire. Si cette fiole contenait quelque chose que Rowan souhaitait cacher à Clemens, et que ce dernier choisissait l’attaque frontale, il n’y aurait aucun doute quant à sa source d’informations. Quinlan doutait de vouloir être mêlé à quelque chose dans ce goût-là. Une petite voix lui susurra qu’il pouvait toujours mentir, mais ce serait manquer d’honnêteté envers Clemens, ce qui n’entrait pas dans son code d’honneur. Il soupira. Sentant qu’il commençait à être de trop, le Docteur se leva et alla faire la carpette un peu plus loin, sur le nouveau tapis.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Si Clemens lui donnait un ou deux jours pour l’analyse, il lui donnait aussi le temps de réfléchir au degré de sincérité qu’il pourrait y mettre. Même si quelque part, ça ne faisait aucun doute.

— Je t’enverrai une lettre quand j’en saurais davantage. Ça te va ?

Bien sûr, il serait cette fois hors de question de l’envoyer en clair, ou même en crypté visible. On n’était plus dans le jeu, cette fois. Quinn avait tellement envie de le mettre en garde, tout en sachant pertinemment que Clemens n’était pas du genre à ne pas savoir ce qu’il faisait. C’était frustrant. Alors il choisit une autre approche.

— Allez viens, mettons ça de côté en espérant pouvoir régler le problème plus tard. Je te dois une soirée pizza/Star Wars, à moins que tu ne préfères aller directement dans ma salle de bains pour y déclencher la troisième guerre mondiale…?

Si Quinlan se forçait à sourire, ça ne se voyait pas. Il ne pouvait profiter de la présence de Clemens que pendant quelques heures, et il préférait le voir de bonne humeur plutôt que rongé par l’inquiétude. Pas qu’il s’agisse de faire l’autruche sur ses soucis, mais plutôt de les repousser un peu en attendant de pouvoir y faire quelque chose. Quinn n’allait pas analyser cette fiole dans l’immédiat, non ?

— Et au pire…

Un moment d’hésitation.

— Je t’ai parlé de la tenue que j’ai commandée à mon père, non ?

Tiens, avait-il précisé ce détail ? Il n’en était pas certain. Quoi qu’il en soit, il y avait bien trop de choses à faire et à penser pour rester à déprimer toute la soirée.

Le guérisseur n’avait pas caché son hésitation à accéder à la requête de son amant avant de l’accepter. Il espérait que ça valait le coup de se mouiller dans une affaire qui le dépassait très certainement, d’autant plus avec un Westminbrook. Pas que Quinlan redoute particulièrement les vieilles familles aristocratiques, mais il savait comment elles fonctionnaient, et il s’en méfiait comme de la peste. Rowan était un excellent étudiant à tout point de vue, mais il y avait toujours l’ombre de son nom qui planait au-dessus de lui, comme une menace. Quinlan n’avait pas peur de s’y attaquer, pas vraiment. Il avait peur de le faire pour pas grand-chose, et de se prendre un retour de flamme qui éclabousserait son entourage. Et il ne pensait pas à Clemens, ni même à Neal, mais à tous les emplumés pour qui Quinlan travaillait. Il était habitué à jouer finement, trop pour ne pas reconnaître quand un adversaire était trop fort. Risque, et récompense.

Pourtant, il avait accepté et quelque part, il savait qu’il ne mentirait pas à Clemens. Il en était presque incapable, ou du moins c’était ce qu’il voulait être pour lui. Le Sinistros avait fait volé en éclats ce subtil sens d’auto-préservation qui avait guidé ses pas pendant si longtemps… Advienne que pourra. Et au pire, Quinn n’était pas tenu d’être un emplumé toute sa vie.

— Ok, je te fais confiance.

Déjà pour le meilleur et pour le pire. Mais parlons plutôt du meilleur, n’est-ce pas ? Quinlan renvoya Clemens aux éventuelles façons de passer une bonne soirée, qu’ils avaient déjà évoquées un soir enneigé. Effectivement, ils avaient même le temps de faire les deux : si Quinn arrivait à asseoir Clemens devant un film, il n’allait pas l’entraîner dans un marathon pour autant. Il fallait quand même savoir doser, surtout que le Sinistros n’était sûrement pas spécialement cinéphile.

— Si tu veux !

Après tout, ils avaient la fin d’après-midi, la soirée et la nuit pour eux. Ils pouvaient faire absolument tout ce qu’ils voulaient… Même si et surtout si ça impliquait de retourner l’appart entre deux papouilles. Seulement, avant de tout mettre sans dessous-dessus, il y avait quand même une chose qui occupait l’esprit de Quinlan. Il en avait parlé dans ses lettres, s’était vexé plus que de raison peut-être, mais c’était quelque chose qui lui importait beaucoup. Une sorte d’avant-cadeau de Noël.

Quand il mentionna la tenue qu’il avait achetée à Clemens, il se rendit compte qu’il avait oublié de préciser qu’il s’agissait bien plus que d’achats aléatoires fait sur le Chemin de Traverse. Quinlan avait envoyé une commande à son père, lui demandant des choses plutôt précises, le tout avec un budget que d’aucuns considéreraient colossal. Clemens ne le saurait jamais, mais le contenu du carton valait soixante-dix gallions. Une bagatelle, pour un homme qui en valait dix mille.

Leurs regards se croisèrent et se touchèrent quelques instants. La réponse de Clemens était simple, directe et n’aurait pas pu rassurer Quinlan davantage. Ce dernier se leva, frottant nerveusement son jean pour en retirer le gros des poils de l’autre carpette là, et alla chercher le carton pour le présenter à Clemens. Il était plutôt grand et lourd, alors il le posa sur la table basse, sans oser pour autant l’ouvrir.

— C’est un cadeau donc…

Restant debout, Quinlan laissa Clemens retirer le couvercle et juger par lui-même. À l’intérieur, enveloppé dans du papier de soie blanc, il trouverait d’abord la grande cape bleu azur, taillée dans une soie douce et fluide, aux motifs floraux discrets, brillants sous la lumière, azurs eux aussi. En-dessous se trouvait la veste queue-de-pie, au brocart de soie blanc un peu gris. La coupe était clairement d’inspiration militaire : col officier, taille cintrée et fausse boutonnière double. Et le détail qui tue : les initiales de Clemens, brodées en blanc sur blanc, dans l’intérieur du col. Puis, encore en-dessous de la veste, une chemise de coton d’un bleu presque noir, ainsi qu’un pantalon blanc.

Les vêtements n’avaient pas été touchés depuis que Fitzsimmons père les avait placés dans ce carton. Le fils avait à peine osé ouvrir le paquet : un simple regard lui avait suffit pour comprendre que c’était de l’excellent travail. Il avait aussi eu un peu peur de vouloir garder cette tenue pour lui, même s’il savait qu’il n’aurait jamais pu la porter. Il était paradoxal, et il le savait. Maintenant, restait à savoir si elle allait plaire à Clemens.

L’instant tant redouté était finalement arrivé. Stressé, Quinlan regarda Clemens ouvrir le paquet, et passer ses mains sur ce qui avait été conçu, pensé, et confectionné spécialement pour lui. La soie de la cape était sublime, rappelant la couleur des yeux du Sinistros. Quinn était persuadé que cette teinte lui irait à ravir, et il lui tardait de la voir sur son épaule. Quant au reste, le guérisseur le découvrait lui aussi : la veste dépassait toutes ses attentes, et avait sûrement été la chose la plus délicate et longue à faire.

Quinlan attendit un quelconque verdict, un commentaire, mais rien ne vint. Méthodiquement, Clemens extrayait les vêtements pour les poser sur ses genoux après les avoir examinés. Un peu comme s’il ne savait pas quoi en faire, pas quoi penser. C’était peut-être trop, c’était sûrement étrange pour lui… Et puis, quel genre d’homme offre une tenue de ce genre à un amant qu’il ne connaissait que depuis deux mois à peine ? Un regard bleuté se leva vers celui de Quinn, qui le cueillit à la volée : le jeune homme semblait désorienté. La chemise et le pantalon, quant à eux, étaient simples et sobres, ce qui rassura peut-être Clemens. Le risque de la flamboyance était de trop en faire. La veste était bien assez chargée pour que le reste de l’ensemble s’efface et la mette en valeur.

Quinlan allait ouvrit une bouche désespérément sèche pour demander ce qu’en pensait Clemens, mais ce dernier le devança. Il s’était levé et avait simplement annoncé qu’il revenait. Il allait l’essayer ? Planté dans le salon comme un con, le guérisseur le regarda s’enfermer dans la salle de bains pour passer la tenue. Sage décision de quitter la pièce : si Clemens retirait ses vêtements, il n’était pas prêt d’en mettre d’autres.

Le Docteur s’étira et miaula, rappelant sa présence. Pourtant, il ne bougea pas de ce nouveau tapis violet qu’il affectionnait. Il y resta allongé, la tête vaguement redressée comme s’il avait compris que pour une fois, il y avait quelque chose à voir. Après un coup d’œil vers son chat, Quinlan regagna le canapé, passant près de la boîte vide. Elle était vide. Ça voulait dire que les vêtements, l’ensemble qu’il avait fantasmé était désormais sur la peau de Clemens…? Tout cela était bien trop réel, tout à coup.

Les minutes s’écoulèrent trop vite et trop lentement à la fois : perdu dans ses pensées, Quinn entendit à peine la porte de la salle de bains s’ouvrir. Clemens en sortit, la cape toujours dans les mains. Le regard noisette du guérisseur se posa alors sur lui, et…

— Oh putain…

Heureusement qu’il était assis. Une énorme bouffée de chaleur le frappa à la vue d’un Clemens presque trop beau pour être vrai, et son cœur sembla s’arrêter un instant. Sa bouche s’entrouvrit, avant de s’étirer en un sourire tendre qu’il tenta de dissimuler en détournant la tête.



Quinlan dut fermer les yeux et faire un effort presque surhumain pour retrouver une certaine contenance. Il se leva, déglutissant avec difficulté, et vint enfin à la rescousse de Clemens. Se postant devant lui, il tendit la main pour prendre la cape.

— Je ne pensais que ça t’irait aussi bien.

Il devait penser à autre chose, ou du moins mettre ces images impures de côté pour au moins voir le tableau dans son ensemble. Il manquait encore un élément central, cette cape.

— Elle se porte sur l’épaule.

Joignant le geste à la parole, Quinlan s’avança vers Clemens, et posa le vêtement sur son épaule droite, prenant garde à ne pas être trop brusque. Puis, il vint nouer la cape sous son bras gauche, avant d’en réajuster le col et d’en vérifier le tombé.

— Voilà.

Avec un regard plein d’admiration et d’un respect proche de celui qu’on accorde aux œuvres d’art, Quinlan se recula et apprécia un moment la vue. Le Docteur poussa un miaulement ronronnant derrière lui : apparemment, il était satisfait aussi. Passée la bouffée de désir primaire, Quinn était désormais capable de penser aux détails. Après tout, les fringues, c’était son domaine.

— La veste ne te serre pas trop ? Je pense qu’on pourrait peut-être la réajuster aussi…

Son père avait bien dit qu’il avait fait exprès de poser une ceinture qui permettrait le cas échéant de mettre un peu plus les épaules et la taille de Clemens en valeur. Remarque, maintenant qu’il y pensait, Quinlan trouvait que c’était Clemens tout entier qui était mis en valeur dans une telle tenue. C’était un peu comme trouver la monture parfaite d’une pierre précieuse.

C’était un peu cruel de laisser Clemens en plan pendant qu’il essayait de maîtriser ses propres désirs, mais Quinlan avait vraiment besoin de ce moment pour ne pas perdre totalement pied. Cette tenue était juste parfaite. Évidemment, le Sinistros ne devait pas être habitué à ce genre de fantaisies, et Quinn vint l’aider avec la cape. Il fut rassuré de voir un sourire éclairer le visage de Clemens alors qu’il posait le tissu sur son épaule. Voilà, c’était fini. Sauf si Clemens jugeait que la veste n’était pas bien ajustée : le père de Quinlan l’avait prévenu que ça pouvait être approximatif. Apparemment, tout allait bien.

— Tant mieux alors.

Quinn sentit à nouveau ce sourire stupide étirer ses lèvres, alors que Clemens essayait de se faire à cette coquille inhabituelle. Il ne lui demanda pas si ça lui plaisait, ne voulant pas le brusquer dans une réponse alors que manifestement, il avait le cerveau qui avait un peu de mal à fonctionner normalement. Il en perdait même ses mots, ce qui était plutôt exceptionnel.

Les quelques mots qu’il réussit à articuler ensuite finirent de rassurer Quinlan. Un rire monta de sa gorge, sincèrement amusé.

— C’est vrai que c’est très… Quinnesque ? C’est aussi pour ça que je ne voulais pas que ce soit ton seul cadeau de Noël. Cette tenue…

Devait-il le lui dire ? Avec ces mots-là ? Sans perdre le sourire qui illuminait ses traits, Quinlan expira et se lança.

— C’est un fantasme. Un délire dont j’avais peur qu’il me fasse davantage plaisir qu’à toi, et pour un cadeau, je trouve ça limite. Quand je m’en suis rendu compte, c’était trop tard, la commande était déjà partie… donc bon.

Cela dit, entre offrir un cadeau tellement éloigné des goûts de Clemens et ne pas le lui offrir du tout, il y avait un monde. En le voyant ainsi paré, Quinlan songea qu’il aurait été vraiment dommage que ces étoffes restent dans leur carton.

Alors qu’il y songeait, Clemens alla se regarder dans le miroir de la chambre. Quinn espérait presque qu’il remarquerait les petits changements de tableaux qu’il avait fait ces derniers temps… Près de la porte, visible uniquement depuis l’intérieur de la chambre, se trouvait l’École de Platon de Delville. Une reproduction, évidemment, mais de très bonne qualité. Quinlan avait une passion pour le beau, c’était une évidence.

Clemens revint alors après avoir un peu joué avec la cape — qui ne l’aurait pas fait, sérieusement ? — visiblement satisfait. Avec un baiser que Quinlan aurait tellement voulu plus appuyé, il le remercia. Le guérisseur sentait un énorme poids s’envoler, et se laissa aller à caresser ce corps enveloppé de soie. De la soie… Un choix loin d’être étonnant pour celui qui avait le papillon pour animal totem.

— Quel dommage qu’il n’y ait pas de bal… On aurait été magnifiques.

Avec un petit sourire espiègle, Quinlan approcha de nouveau son visage de celui de Clemens, déposant un baiser sur sa pommette, avant de glisser jusque dans son cou. Il était trop amusé par la scène pour résister. Et puis, au moins, Clemens ne serait pas le seul à avoir une tenue un peu spéciale. Après un éclat de rire soudain, venu droit du cœur, Quinn reprit la parole.

— Mon père m’a offert une tenue aussi. Je n’irai pas juste qu’à dire qu’elles vont ensemble mais il y a une certaine cohérence.

S’éloignant vivement vers la chambre, Quinlan en ressortit quelques secondes plus tard avec une longue robe de sorcier de brocart rouge foncé, aux même motifs que la veste que portait Clemens, en-dessous de laquelle on pouvait deviner une soie satinée d’un doré léger. L’expression du guérisseur n’avait rien de mystérieux : il crevait d’envie d’avoir une excuse de la porter.

— Au pire, on n’a besoin de personne pour le faire, ce bal. On peut avoir le nôtre.

Danser au milieu du salon, pieds nus sur le tapis en essayant de ne pas marcher sur la queue du Docteur, avec un fond de musique et rien qu’à deux… Ça ne valait pas Star Wars/Pizza mais on n’était quand même pas loin de la soirée romantique par excellence.

L’atmosphère s’était nettement détendue, et chacun finissait par s’habituer à l’étrange de la situation. Voir Clemens habillé comme un sorcier tout droit sorti du XIXème siècle, dans cette tenue qui mêlait la sobriété de deux couleurs simples, blanc et bleu, à la richesse des tissus et à l’originalité de la coupe… C’était beaucoup pour Quinlan qui inconsciemment, avait fait une croix sur la possibilité d’assister à un tel spectacle. Du moins tant qu’il était éveillé. Et pourtant il était bien là. Il avait joué le jeu, il avait accepté cette offrande un peu spéciale, et Quinn n’aurait pu en être plus heureux.

Après, même s’il avait avoué que de voir Clemens accoutré ainsi était un fantasme, c’était loin d’être le seul. Il restait toujours la table et les insultes en allemand, il ne fallait pas trop se leurrer non plus. Mais ce serait dommage de casser une ambiance aussi douce. En entendant Clemens parler de risques, il ne put s’empêcher de sourire.

— Les risques valaient la peine d’être pris, même si j’ai vraiment hésité.

Il ne fallait pas être devin pour comprendre que c’était bien plus que des vêtements que Quinlan avait offert à Clemens. C’était une partie de lui, un bout de ses rêves, un morceau d’âme. Et que son père, dans sa grande espièglerie, avait poussé jusqu’à lui faire une tenue à lui aussi. Quelque chose qui viendrait se marier avec, les mettant toutes deux en valeur sans que l’une n’occulte la beauté de l’autre.

Ce n’était sûrement pas une coïncidence. Avec un grand éclat de rire, Quinlan brisa un contact qui aurait pu se prolonger, et alla chercher la robe que lui avait offert son père pour la montrer à Clemens. Il se sentirait peut-être moins seul si Quinn était lui aussi en tenue de soirée, non ? Le commentaire du Sinistros fit naître un large sourire sur son visage et l’emplit d’une fierté sans bornes. Queenie était un fils à papa, dans le fond.

Ils pouvaient bien avoir leur bal, s’il n’y en avait pas à Haveirson, non ? L’idée avait germé dans l’esprit de Quinlan sans vraiment qu’il ne s’en rende compte : il se demandait juste si Clemens savait danser, et si oui, quoi ? Les deux tenues, entre la cape de l’une et le bas très évasé de l’autre, seraient magnifiques s’ils valsaient, mais encore fallait-il savoir le faire… Sauf qu’encore une fois, les inquiétudes de Quinlan était sans fondement. La salsa ?

— J’ai les bases, disons. Ma spécialité, c’est plutôt la danse irlandaise, mais de toute façon, ça se danse mal avec une tenue pareille.

Alors qu’il parlait, Quinn se mit à froncer les sourcils de curiosité, avant d’afficher un sourire étonné, mais pas dans le mauvais sens du terme.

— Tu sais danser ?

Le sujet était bien venu quelque fois sur le tapis, mais jamais de façon vraiment directe. Quinlan se souvenait des goûts originaux de Clemens en matière de musique, mais sur le coup il n’avait pas songé qu’il était lui aussi danseur. Un éclat de rire se fit entendre alors, profond et sonore.

— Le swing. Je comprends mieux maintenant… Enfin oui, une salsa si tu veux.

Quinlan garda un sourire sur le visage, alors qu’il ouvrait sa chemise pour mettre celle qui allait avec la veste, tout en allant la chercher dans l’armoire de sa chambre. C’était une large chemise blanche, à l’ancienne, qu’il rentra dans son pantalon et ajusta au niveau des poignets. Il plaça un cordon rouge sombre sur son biceps droit, laissant l’autre manche libre. Puis, il revint dans le salon en remettant bien le col, avant de passer la veste par-dessus. La double boutonnière était une vraie, contrairement à celle de la veste de Clemens, qui se fermait en réalité par des agrafes invisibles. Quinlan la boutonna entièrement, le col officier lui donnant un air particulièrement guindé. La ceinture était parfaitement réglée : au niveau du torse et de la taille, il n’y avait pas de tissu qui tirait ou bâillait.

— Bon, je suppose qu’avec ma tenue, je vais te laisser mener la danse.

Ce n’était pas du tout à regret qu’il laissait Clemens dans le rôle de ‘l’homme’ : la salsa, ça tournait ! Et Quinlan aimait tourner. Oui, même dans ce sens-là.

Quoi ? Il avait encore dit une connerie ? Il ignorait vraiment que Clemens savait danser, et il ignorait à quel point il avait crevé les yeux de tous ceux qui avaient eu la chance d’être présents au bal d’Halloween d’Haveirson cette année. Quinlan n’y avait malheureusement pas participé, trop occupé à s’installer au château. À moins qu’il soit arrivé peu après ? Il aurait eu du mal à s’en souvenir si on le lui avait demandé.

Bien, puisque Clemens savait danser, il leur manquait seulement la musique, qui ne tarda pas à résonner dans l’appartement. Sentant que quelque chose n’était clairement pas habituel, le Docteur alla faire la carpette un peu plus loin, en hauteur, sur un guéridon. Comme d’autres personnes présentes dans la pièce, le chat tenait à sa queue et n’avait pas envie qu’on marche dessus.

Quinn avait tellement envie de faire un commentaire quand Clemens avait dit d’un ton conquérant qu’il allait mener. Il menait toujours ou presque, et ça ne le dérangeait pas le moins du monde. Se laissant faire, il tendit la main et se laissa happer dans le tourbillon de la danse. Le rythme prit véritablement possession de lui, tirant les ficelles de son corps à sa place. Clemens étant un excellent danseur, il n’avait quasiment rien à faire, si ce n’est le suivre, mettre son cerveau en veille et ressentir la musique.

Le Docteur observait les deux hommes d’un drôle d’œil. C’était un peu étrange ce mélange de couleurs, ce bleu qui traçait de temps en temps une ligne coupante à travers le blanc, ce rouge qui s’étalait en volutes, s’ouvrant pour laisser apparaître un doré clair à chaque pas ou presque. Il sentait qu’il y avait un lien avec la musique qui emplissait la pièce, mais il y avait bien plus aussi. Le tableau qui se dessinait sous ses yeux fauves était mouvant, lui laissant une impression surréaliste.

Le corps de Quinlan ne lui appartenait plus vraiment. Il ne savait pas s’il l’avait sacrifié au rythme irrésistible de la salsa, ou à Clemens qui le faisait tourner, l’éloignait pour mieux le ramener à lui ensuite… Et quel délice de ne plus avoir à réfléchir, ne serait-ce que pendant quelques minutes…! Il sentait son sang bouillonner, moins sous l’effet de l’effort que soumis au regard de Clemens qui se reflétait dans le sien. Un grognement, un mordillement dénué de toute douleur, et Quinn pensa que la salsa allait se muer en une autre sorte de danse, mais au dernier moment la musique reprit le contrôle.

Prenant fin en douceur, la danse s’acheva sur une dernière caresse de Clemens avant que celui-ci ne s’éloigne. Souriant de façon joueuse, Quinlan le laissa se servir un verre d’eau, et alla s’effondrer dans le fauteuil. Ses jambes sur un accoudoir, son dos sur l’autre, sa robe s’était déployée comme une fleur ouverte et ses fausses manches traînaient par terre, lui donnant l’air d’un papillon après la pluie. Reprenant sa respiration, il pencha la tête en arrière jusqu’à regarder Clemens. Même à l’envers, il était sublime.

— Ce fut court mais intense.

Il avait d’envie d’ajouter un truc. Devait-il le faire ? Allez… Il allait le faire.

— Comme toujours avec toi.

Il espérait que le grand sourire joueur parlerait pour lui et signifierait à Clemens que ce n’était qu’une plaisanterie, un défi de plus que Quinlan espérait bien qu’il relève. Là, il avait une terrible envie de danser de nouveau avec lui, et cette fois, la musique et les vêtements n’étaient pas forcément de mise.

— Tu danses vraiment comme un dieu.

La voix avec laquelle Quinlan avait glissé ces mots était tout sauf sage, et il le savait. Était-ce là encore une provocation ? Peut-être. Le guérisseur ne savait pas et s’en fichait. Il était bien, et peu importait la suite des événements. Pendant trois minutes, plus ou moins, il avait eu son bal et ça suffisait à le contenter.