D’une certaine manière, en protégeant sa liberté, Quinlan protégeait aussi Clemens de ses facettes plus sombres. Et c’était des choses dont il avait du mal à se passer, des fantasmes qu’il aurait du mal à lui avouer avant un moment. Il n’excluait pas cette éventualité, mais il doutait vraiment de rencontrer une réponse positive quoi qu’il arrive. Quant à être atteint… ça pouvait paraître évident mais ça ne l’était pas forcément : si Quinlan était si facilement atteint, d’autant plus par des gens qu’il considérait seulement comme des partenaires de libertinage, alors pourquoi était-il resté sept ans célibataire et sans attaches ?
Heureusement, Quinn n’avait aucune idée de ce qui se tramait dans l’esprit de Clemens, et cherchait seulement à le rassurer tout en évitant de lui cacher des choses. Un véritable jeu d’équilibriste, dont il n’avait pas l’impression de sortir totalement indemne. Et pourtant. Ses quelques gestes tendres calmèrent un peu Clemens, tout comme son demi-baiser que le Sinistros s’empressa de compléter. Le retour des papouilles faisait du bien.
Quinn laissa Clemens reprendre un peu de son espace, le tout sans briser le contact. L’académie était bien chauffée mais le guérisseur ne put s’empêcher de se terrer un peu plus dans sa couverture, alors qu’il écoutait les inquiétudes de son amant.
— C’est-à-dire…? Ce que tu vas dire à tes amis ?
Il était pris au dépourvu par une telle demande. Il espérait vraiment que Neal soit présent, histoire que ce ne soit pas qu’une fête entre étudiants… et lui. Il haussa les épaules.
— Je sais pas. Quelque chose de simple ? Qui n’appelle pas trop aux questions.
Bon, on avait compris que Quinlan n’aimait pas qu’on lui pose des questions trop personnelles, auxquelles il ne répondrait pas ou alors en mentant éhontément. Il s’en voudrait de le faire devant Clemens, et irait lui dire ensuite toute la vérité, mais il le ferait tout de même. Quinn estimait qu’il y avait des choses que personne n’avait à savoir… Sauf peut-être le Sinistros lui-même. Et son frère bien sûr, qui serait au courant quoi qu’il arrive.
— Reste que je serais toujours un peu en décalage… Hmpf. Je ne veux pas te gêner.
Ok alors là, Quinn partait un peu dans tous les sens. Lui qui n’avait aucun problème à évoluer dans une foule de gens qu’il ne connaissait pas commencer à redouter de voir autant de quasi-inconnus débarquer dans sa vie. Même Roxanne n’avait pas été si bien entourée, et dans le cercle d’amis de Quinlan, ça avait été plutôt elle la pièce rapportée. Ça lui faisait un peu de mal de comparer Clemens à cette abomination aux allures humaines, mais c’était la seule vraie relation qu’avait eue Quinlan, la seule qui fut allée jusqu’au dîner avec toute la famille Fitzsimmons. Bref, à cette époque, ce n’était pas Quinn qui avait dû s’intégrer dans un groupe. Et ça ne lui paraissait pas du tout évident maintenant qu’il y était confronté.
— Tout le monde va plus ou moins se connaître, je suppose ?
Tout le monde sauf moi. Et Neal.
— Et puis certains vont se montrer curieux… Fatalement, quelqu’un finira par dire une connerie, ou juste un mot de trop.
Le secret pouvait être parfois lourd à porter, mais Quinlan se prit à le regretter. Il n’avait pas envie de passer pour la bête de foire, ni d’entraîner Clemens avec lui. Parce qu’il ne se faisait pas d’illusions : il y allait forcément y avoir quelqu’un pour poser des questions. Quelqu’un pour être curieux. Quelqu’une même, pour mettre les pieds dans le plat. Les longs silences et les regards gênés, c’était ça que redoutait le plus Quinlan.
Tranquillement, Clemens observait Quinlan pendant qu’il parlait et cherchait les mots sur tous ces petits détails qui pouvaient le déranger. Si ça n’avait pas été pour cette explosion, l’étudiant ne se serait jamais douté que son amant puisse ressentir la moindre gêne en tant qu’invité. Ils ne se connaissaient certes pas si bien, mais dans toutes les circonstances où il l’avait vu à l’œuvre, le guérisseur s’était montré flamboyant et parfaitement à l’aise. Il jonglait avec ses relations sociales, avait toujours le bon mot ou la bonne blague pour gérer l’atmosphère autour de lui. Leur petite fête serait si simple et informelle que l’inquiétude de Quinlan lui paraissait presque risible.
Alors il l’écouta et s’efforça de comprendre. Il serait en effet en décalage par rapport aux autres convives, mais pas forcément pour les raisons les plus évidentes. Son statut de professeur poserait sans doute un sorte de problème à Rowan et à Anna, plus attachés à l’autorité et à la hiérarchie. Megan continuait de le voir comme une menace, mais Clemens préférerait la jeter dehors que de la voir manquer de respect à n’importe lequel de ses invités. Sa paranoïa l’empêcherait sans doute de profiter du début de la fête, exactement comme durant leur escapade aux cuisines. Son meilleur ami, par son côté aristocratique risquait d’être dérouté par les coutumes traditionnelles et bon enfant chères à Isolde et à lui-même… Sans compter la pauvre Anna, embarquée au milieu d’une tourmente dont elle n’avait rien demandé avec tous ces gens qu’elle connaissait à peine.
Clemens serra doucement la main de son amant, il laissa le silence s’installer quelques secondes pour être sur que Quinlan n’avait plus rien à dire avant de tenter de le rassurer.
“Nous sommes une belle bande bien dépareillée, et cela ne nous empêche pas d’être amis. Tu ne seras pas parmi nous en tant que professeur, tombé là par hasard. Ne te mets pas martel en tête, ils s’habitueront rapidement à ta présence. Tu n’es pas non plus un vieux sénile ringard qui cassera l’ambiance.”
Un sourire espiègle étira ses lèvres. C’était facile de jouer le vieux qui n’était pas dans le coup pour une fête du Nouvel An, alors que deux de leurs premières rencontres s’étaient jouées dans des bars où il gambadait sans complexes au milieu des étudiants.
“Ils se connaissent tous plus ou moins directement… mais ne sont pas proches pour autant. Je ne suis même pas sur que Isolde et Rowan ait déjà eu une vraie conversation, en dehors d’un cadre de cours. Tu ne vas pas arriver au milieu d’un groupe qui est soudé comme les doigts de la main et se connaît depuis des années. On devra tous s’apprivoiser un peu, au début. Je vais essayer de mettre en place quelque chose pour briser doucement la glace.”
Les choix allaient forcément être difficile, car il faudrait penser aux sensibilités de chacun, ne pas exacerber les craintes, tout en provoquant une détente suffisante. Clemens caressait distraitement la main de son amant qu’il semblait refuser de vouloir lâcher. Quinlan était déjà bien trop en position de défense pour que la soirée se déroule sans accrocs. Comment pouvait-on être si convaincu que quelque chercherait à vous agresser ? Il ne comprenait décidément pas, mais fit de son mieux pour n’en rien laisser paraître.
“Tu as le droit à ta vie privée. Même s’ils sont curieux, refuse simplement de répondre. Anna et Megan peuvent être incisives et indiscrètes, je le sais. J’ai déjà dit à chacune que l’information qu’elle cherchait ne la regardait pas, car je ne leur faisais pas encore suffisamment confiance. Tu n’es pas sans failles et tu n’as pas réponse à tout. Elles sont trop curieuses ? Refuse de répondre, quelqu’un se chargera de faire diversion ou de dévier la conversation et tout se passera bien.”
C’était une promesse qu’il ne pourrait sans doute pas tenir, on ne la faisait que quand la situation était un peu désespérée. Pour un peu, Clemens en aurait regretté d’avoir eu une idée si idyllique.
Oui bon, Clemens marquait un point en renvoyant Quinlan au fait qu’il n’était quand même pas si vieux que ça dans sa tête. Le guérisseur ne put d’ailleurs s’empêcher de sourire en repensant à toutes les soirées passées au Dark Night, et à ses conquêtes loin d’être politiquement correctes. Oui mais voilà, ça n’avait été que du jeu, sans rien de sérieux. Là, il sentait un peu plus la pression.
Ce qui le rassura vraiment, ce fut d’entendre que les amis de Clemens n’étaient pas forcément bien assortis non plus. Il avait pu s’en rendre à moitié compte avec son colocataire, mais Quinn était un peu parti du principe que Rowan pouvait être très différent en privé, et du coup assez proche du caractère enjoué de Clemens. Dans le fond, il n’en savait rien.
Quinn écarquilla même les yeux en entendant le fait que Rowan et Isolde ne s’étaient jamais vraiment parlé et qu’en fait, le cercle d’amis de Clemens ressemblait plus à patchwork étrange qu’à un groupe fusionnel. Alors, des activités brise-glace… Ouais, pourquoi pas ?
— Je sens que tu vas nous faire jouer ou un truc du genre…
Il souriait, véritablement amusé qu’il ait pensé à ce genre de choses. Même si avec des paranoïaques comme lui et Megan, ça n’allait pas être de la tarte.
— Il va quand même falloir un sacré brise-glace pour Megan. On est tous les deux hyper méfiants, mais j’estime que moi au moins je sais faire semblant… La plupart du temps.
Il avait envie de dire qu’Anna avait tendance à le faire surréagir, mais ce serait remettre de l’huile sur le feu. Là, Quinlan espérait seulement qu’elle l’ignorerait royalement pendant toute la soirée. Voilà, ça ce serait bien.
Le sujet Megan & Anna vint quand même sur la table : Clemens avait déjà eu affaire aux deux filles, et qu’apparemment il avait simplement refusé de répondre. Cette solution ne satisfaisait pas entièrement Quinlan, pour une raison d’habitude, sûrement.
— Le problème quand tu ne veux pas répondre, c’est qu’on pense que tu as quelque chose à cacher, ou que tu joues les mystérieux, ou que t’es tout bêtement asocial. Alors je sais que je t’ai pas prouvé ma sociabilité aujourd’hui, mais d’habitude, je mens. C’est plus simple de donner un os à ronger, suffisamment gros pour que les questions cessent. Ne pas répondre, quelque part, c’est laisser planer le doute, c’est pour ça que je n’aime pas trop opposer le silence. Je l’ai fait avec Anna, parce que j’avais vraiment envie qu’elle voit mon agacement, mais pour Megan…
Quinlan ne savait pas s’il devait en rire ou en pleurer, mais il valait mieux que Clemens soit au courant avant que ça ne fasse irruption dans la conversation et que son amant ne le regarde avec de grands yeux ronds.
— On s’est vraiment engueulés à propos de sa gestion de la crise du Festival, et comme elle sait sur quoi je travaille, plus ou moins, elle a été me demander pourquoi les loups-garous. Elle me saoulait, alors je lui ai dit que j’avais une fille lycanthrope — ce qui est évidemment faux.
Il fit une grimace, un sourire inversé comme pour juger de la situation.
— Je ne pense pas qu’elle ait gobé celui-là, mais on ne sait jamais.
Sa main se resserra sur celle de Clemens, et son expression se fit plus sérieux alors qu’il cherchait son regard. Ce qu’il s’apprêtait à dire pouvait être perçu de tant de façons différentes qu’il appréhendait vraiment la réaction de Clemens.
— J’ai toujours eu quelque chose à cacher, que ce soit une broutille ou quelque chose de plus important, donc j’ai appris à mentir, principalement pour me protéger. Avec toi, je n’en ai pas besoin, alors je ne le fais pas. Si tu te rends compte que quelqu’un a une autre version d’un truc qui me concerne, c’est que pour une raison x ou y, je n’ai pas tout dit ou j’ai déformé la vérité. Et le jour où vraiment tu doutes de moi… J’irai moi-même chercher le veritaserum.
Comment faire autrement quand on est un menteur quasi-professionnel qui cherche à prouver sa bonne foi ? Il n’y avait pas beaucoup d’autres options, même si cette dernière était un peu extrême. Mais voilà, au moins Clemens avait-il été prévenu.
— Ça concerne surtout Megan, cette histoire. Je n’ai pas dit grand-chose à Anna, et je n’ai quasiment jamais parlé à Isolde ou Rowan… Quant à Neal, il me connaît déjà assez bien, même s’il ne sait pas tout.
Si son propre frère avec qui il avait une relation fusionnelle ne connaissait pas tout de lui, on pouvait comprendre qu’il soit autant sur la défensive, non ? Quinn avait envie d’ajouter que Clemens pouvait lui poser toutes les questions qui lui passaient par la tête, il lui répondrait avec la plus grande honnêteté, mais il avait déjà des choses à rattraper. Il lui avait déjà menti par omission, seulement il ne se sentait pas de remettre ce sujet sur la table. Il soupira.
— Je pense que ça t’aide à comprendre pourquoi j’ai l’air aussi… assiégé. Même si ça ne doit pas te rassurer pour deux Noises.
Ça aussi, c’était tout nouveau pour lui. Avoir quelqu’un avec qui il avait envie d’avoir une totale confiance, tout en ayant assez de cadavres dans le placard pour replanter le cimetière du coin. Certaines révélations feraient forcément fuir le Sinistros, si Quinlan était amené à en parler et pour une fois, on ne parlait pas de sexe.
Clemens qui organisait des jeux. C’était une idée qui ne risquait pas d’étonner grand monde. Hôte ou pas, il finissait toujours pas faire ce genre de propositions, c’était plus fort que lui, et en règle générale, ça marchait de toute façon plutôt bien. Il adressa un sourire espiègle à Quinlan en guise de réponse, avant d’écouter le reste de ses craintes. Il revenait toujours sur le même problème de tous ces secrets à cacher et de la méfiance qui allait selon lui forcément naître. L’Allemand était un peu perplexe. Même quand on tenait à sa vie privée, il lui paraissait un peu exagéré de s’imaginer que chacun chercherait à tout prix à fouiner. Son amant n’était pas beaucoup moins paranoïaque que Megan.
Les révélations et les explications continuèrent à tomber. L’étudiant ne savait pas quoi dire, d’autant qu’il craignait d’interrompre le flot. Ces informations, il tenait à les connaître, il en avait besoin pour mieux comprendre Quinlan. Néanmoins, de plus en plus de détails lui causaient des frissons. Le guérisseur s’était tellement enfoncé dans le secret et les mensonges qu’il ne savait plus lui-même comment en sortir. A chaque nouvelle phrase, Clemens était obligé de se rappeler le pacte de confiance qu’ils conclus au mois de novembre. Il voulait s’y tenir, mais savoir que son amant préférait mentir éhontément plutôt que d’avouer la délicatesse d’un sujet… Ne lui plaisait pas.
“ Pourquoi est-ce que tu n’as pas besoin de mentir avec moi ? Comment est-ce que je suis sensé croire que tu es entièrement honnête en ma présence, là où tu mens à n’importe qui d’autre ? J’ai envie de ne pas te remettre en question, mais là… Là, franchement, c’est un peu dur.”
Il avait beau savoir, cela ne l’aidait pas beaucoup plus à comprendre. L’Allemand ne pouvait pas concevoir comment vivre entouré de mensonges et de méfiances, peu importait les secrets que l’on portait. Il avait confiance en Quinlan, voulait se montrer digne de la sienne. Clemens n’avait pas l’intention de mettre son partenaire en danger, il ne tolérerait pas qu’un de ses invités le place face au mur. Protéger ses amis était une règle universelle, cette soirée, il la voulait légère et agréable pour tout le monde. Personne ne devrait avoir à lever des barrières.
“Si tu me fais véritablement confiance, tu devrais admettre que je ne tolérerai pas de te voir sous le coup d’attaques personnelles. Megan a son côté paranoïaque, elle est persuadée que tout le monde cache quelque chose. Tu aurais du la voir la première fois que nous nous sommes tous retrouvés pour faire des gaufres dans les cuisines. J’ai cru qu’elle allait dévorer Anna toute crue. Sans même parler de Rowan, sans doute pour le simple fait que c’est un ancien Serpentard. Et pourtant, tout s’est bien passé, parce que ce n’est pas le contexte pour un interrogatoire.”
Clemens soupira. Il glissa son autre main sous le menton du guérisseur pour tourner son visage vers lui. Pendant quelques secondes, il planta ses yeux bleus dans ce regard noisette plein de doutes et de secrets. Ils avaient tous leurs vices, leurs succubes, et le Nouvel An ne serait pas le lieu où on les révélerait. L’Allemand avait lui aussi une face sombre à protéger. Il brisa la distance qui les séparait encore, vint chercher un baiser intense, comme s’il était plus simple de montrer ainsi son acceptation. Les mots étaient toujours si délicat.
“Non, ça ne me rassure pas. Je ne veux pas qu’une simple fête soit un lieu de méfiance où chacun s’observe sous toutes les coutures. Je n’ai pas envie de voir quiconque mentir, alors on s’arrangera pour détourner l’atmosphère. La rendre joueuse, légère. Simple.”
Après tout, lui aussi avait ses cadavres dans le placard. Même au sens littéral du terme. Clemens ne pouvait pas imposer ses promesses à son jumeau maléfique, qui lui, mentait et cachait toujours plus.
C’était franchement le plus mauvais coup de poker imaginable : dire à la personne avec qui on voulait être le plus honnête possible qu’on était un menteur patenté. Mais d’un autre côté, c’était sincère, et quel intérêt Quinlan aurait eu de mentir à ce propos ? Il préférait le dire maintenant, plutôt que la nouvelle éclate au Nouvel An, quand Megan et Clemens se rendront compte qu’ils n’avaient pas exactement les mêmes informations. Au moins son amant était-il prévenu.
Mais c’était bien normal qu’il soit si méfiant tout à coup. Comment faire confiance à quelqu’un qui avoue mentir comme il respire ? Quinn haussa les épaules. Il n’avait aucune idée de ce qui le poussait à vouloir être si honnête et transparent avec Clemens.
— Généralement je mens pour me protéger ou pour faire chier. Avec toi… j’ai pas besoin de me protéger et t’es vraiment la dernière personne que j’ai envie de saouler.
Le pacte de confiance y était pour beaucoup, même si le Sinistros avait gagné le respect du guérisseur dès le cours de médicomagie. Ce dernier avait vu dans son regard quelque chose de trop intéressant, de trop intelligent, de trop… digne. Comme si en un clin d’œil, Quinlan avait décidé que c’était cette personne, plus que n’importe quelle autre, qui méritait de tout savoir.
— C’est aussi pour ça que je te dis ça. J’ai pas vraiment envie de jouer les Megan ou les mytho à ta soirée, même si c’est bien mon premier réflexe.
Quelque part, il faisait suffisamment confiance à Clemens pour le laisser s’assurer que ça n’arriverait pas. L’anecdote de la soirée dans les cuisines attira l’attention de Quinn, qui aurait voulu en savoir davantage, mais sans en avoir le temps. Clemens s’était rapproché pour l’embrasser, leurs lèvres scellant un baiser comme on scellerait un pacte.
Ça ne voulait pas dire que Clemens était rassuré, comme il le lui signifia juste après. Ils auraient tout le temps de se disséquer les côtés obscurs plus tard. Quinn avait tellement envie de répondre ‘à ton image’ à Clemens, tout en sachant que ce n’était pas tout à fait vrai. Quand ils s’étaient cherchés, au début de ce qu’ils pouvaient désormais appeler leur relation, Quinn avait entrevu une autre facette de Clemens, quelque chose qui reste sûrement caché à une bonne partie de ses amis, si ce n’est tous. Le jeu pour l’un, la sexualité pour l’autre étaient deux démons voraces qui n’étaient jamais rassasiés, mais c’était aussi le leurre parfait pour cacher les aspects véritablement sombres de leur vie.
Et en parlant de côté obscur… Quinlan esquissa un petit sourire, ses doigts revenant jouer avec les boucles de Clemens alors qu’il lui déposait un petit baiser sur la pommette.
— Je ne sais pas si c’est toujours une bonne idée, mais j’ai une télé modifiée magiquement et Star Wars à regarder pour la trente-millième fois. Si tu veux. Sinon, je suis ouvert à toutes tes propositions. Même les plus folles.
Son sourire s’élargit et il se nicha dans le cou de Clemens, l’embrassant et le mordillant à peine. Il lui aurait bien proposé un massage, mais la soirée n’était pas encore assez avancée : il savait très bien comment allait finir cette histoire et il n’avait pas spécialement envie de repasser si vite par la case ‘douche’.
Quinlan avait beau lui avoir répondu, il n’apportait aucune réponse à son interrogation. Clemens se demandait toujours pourquoi lui particulièrement était considéré comme digne de confiance. Ils s’étaient fait des confidences dès leur première rencontre, encore bien trop tôt pour que Quinlan puisse le juger. Il avait beau être loyal envers ses amis, le pari du guérisseur avait été risqué. L’Allemand ne comptait pas briser leur pacte, mais il ne pouvait pas s’empêcher de développer maintenant une certaine méfiance. Les secrets de son amant seraient bien gardé avec lui mais… il restait des non-dits. Néanmoins, ces discussions avaient rajoutés à sa tension et à sa fatigue, il ne comptait plus insister. Nul doute que ces sujets-là retomberaient sur la table bien assez tôt.
“Oui, je comprends… Et j’apprécierai que ce ne soit pas le cas. Au moins, je suis au courant. Je me doute que si tu es susceptible de mentir à une soirée aussi banale, ça pourrait arriver à un autre moment. Enfin, on verra ce que ça donne. J’ai plus franchement envie d’en parler maintenant.”
Clemens abandonnait définitivement pour ce soir. Il ramena ses pieds sur le canapé et se lova contre Quinlan, la tête posée sur son épaule. Les yeux fermés et la respiration calme, il profita des quelques minutes de silence avant la proposition. Un film ? Pourquoi pas au fond. L’Allemand signifia son accord d’un hochement de tête et laissa son partenaire tout installer avant de retrouver sa position de koala. La fatigue pesait dans ses muscles, dans ses yeux, mais il fit un effort pour Quinlan. Il sentait son enthousiasme pour ce film, alors pour se tenir réveillé, il ne se priva pas de faire des commentaires.
***
Une heure et demi après le début du film, l’étudiant rendit les armes. Depuis quelques minutes déjà, ses commentaires se faisaient moins constants. Ses taquineries encore si provocatrices une heure auparavant s’étaient peu à peu apaisées. Le film lui avait plu, mais l’épuisement nerveux de ces dernières semaines et de leur sorte de dispute l’avait simplement rattrapé. Pour une fois, il pouvait simplement profiter d’un câlin apaisant, réconfortant. Il se sentait protégé, éloigné de tous risques; sans miroirs qui l’observeraient, sans illusions qui viendraient le tourmenter. La proximité de son amant lui épargnerait peut-être même les cauchemars. L’Allemand avait cessé de lutter contre le repos et l’abandon qui s’ensuivait forcément. La tête basculée contre l’épaule de Quinlan, un bras passé en travers de son ventre, Clemens venait de sombrer dans les bras de Morphée.
La discussion s’éteignit d’elle-même, Clemens étant trop fatigué pour continuer à débattre sur les travers de Quinlan. Ce dernier lui proposa donc de passer à la seconde partie de l’idée qu’il se faisait d’une soirée romantique : le film. Et comme le Sinistros ne connaissait pas Star Wars…
La télé avait été trafiquée magiquement pour diffuser n’importe quel film ou presque, et surtout pour envoyer du son de façon à être totalement immergé dans le film. Une sorte de 5.1 magique en avance sur son temps. La musique du générique explosa dans l’appartement, collant un sourire d’irréductible fanboy sur la tronche de Quinlan. Ce dernier serra un peu plus Clemens contre lui, alors qu’il se doutait qu’il n’allait pas tenir en place. Et il était bien loin d’en imaginer les proportions !
Pourtant, après une heure et demi de film, Clemens se fit un peu plus calme. Trop calme. Jetant un œil à son amant, Quinlan remarqua qu’il s’était endormi, tout simplement. Peu importe, Quinn n’allait pas couper Star Wars juste avant la bataille de Yavin ! Quel dommage, Clemens n’aurait pas vu LA scène de la tranchée de l’Étoile Noire. Quel gâchis ! Enfin…
Le générique de fin tomba quelques dizaines de minutes plus tard, et Quinn dut se décider à bouger. D’un coup de baguette il coupa la télé, et se releva du mieux qu’il le put sans réveiller Clemens, qu’il allongea sur le canapé. Une fois debout, il passa une main sous la nuque du Sinistros, une autre sous ses genoux, et le porta jusqu’à la chambre.
Le miroir du lit était toujours couvert : c’était une bonne chose. Celui de l’armoire ne l’était pas encore, mais ça tarderait pas. Quinn s’occupa d’abord de poser Clemens dans le lit, avant de couvrir l’armoire d’un drap de laine noire. Revenant à son amant, il constata qu’il était toujours habillé… Il s’en voudrait de le réveiller, mais encore plus de le laisser dormir avec ses fringues, alors avec des gestes les plus doux possible, il ôta sa chemise et son jean, le laissant en sous-vêtements. Clemens émergea un peu mais se rendormit vite une fois calé sous les couettes et assuré que Quinlan viendrait le rejoindre. Mais pas tout de suite : Quinn n’aimait pas dormir avec quelque chose sur lui, alors il retira le peu de vêtements qu’il avait encore.
Pelotonné contre Clemens, il s’endormit bien vite à son tour.
***
C’est le Nouvel An et tout le monde danse et chante dehors. Il y a un magnifique soleil dans un ciel bleu, et derrière Neal, la grand roue tourne paresseusement. Quinn se sent profondément bien, à traînasser dans cette fête foraine, à discuter de tout et de rien avec son frère, une glace à la main. Quinn est incapable de savoir de quoi ils parlent exactement, mais ça n’a aucune importance. Bientôt il se tait, et laisse son esprit se faire envahir par une mélodie qu’il connaît bien. Son regard est alors attiré par une silhouette aux longs cheveux bouclés, châtains, vers laquelle il se dirige.
La foule se fait de plus en plus dense autour de lui, alors qu’il peine à suivre la silhouette. Imperceptiblement le temps s’assombrit, la nuit tombe. Il pleut. Ah, il l’a enfin retrouvé ! Courant vers la silhouette, il tend la main vers elle, lui touche l’épaule. La silhouette se retourne. Deux grands yeux bleus et inanimés comme des pierres le contemplent.
Quinlan veut crier mais sa bouche est pleine d’eau. Il se noie. Il ne se souvient pas être entré dans ce bassin plein de vase et d’autres choses que le guérisseur ne veut ni peut identifier, mais pourtant il y est, avec cette silhouette qu’il sait désormais être Clemens.
Sans savoir exactement comment, Quinlan se recule jusqu’à sortir du bassin, y laissant un Clemens aux yeux fous, aux cheveux collés sur le front, au sourire dérangé. Quinlan recule encore, rampant sur le sol comme s’il était incapable de se relever. Il cherche à fuir, mais plus il essaie, moins il y arrive. Ses mains semblent entravées par quelque chose qui sort du sol. Ses pieds aussi… Des cheveux ? Bientôt, c’est tout son corps qui se retrouve englouti.
Quinlan hurle, se débat mais rien n’y fait. Il est dans le noir le plus total, il étouffe. Et soudain, plus rien. C’est comme s’il flottait au milieu de nulle part. La voix de Neal lui parvint, d’abord murmurante puis hurlante. Il ne disait rien, il chantait juste. Une mélodie que connaissait bien Quinn, comme le reste de la bande-son de ce cauchemar dont il n’arrivait pas à se sortir.
Dans un flash, Quinn se vit lui-même, de nouveau dans le bassin, dans la piscine aux cadavres, à y noyer Clemens en le maintenant par les cheveux. Hors de lui, dans tous les sens du terme, son point de vue s’élève dans les airs.
Et il s’arrêta de respirer. Ce fut seulement pour quelques secondes, assez pour qu’il se réveille essoufflé. Il n’avait pas bougé, il avait seulement ouvert les yeux d’un coup. Dans un réflexe paniqué, Quinlan se tourna dans le lit pour vérifier que Clemens était toujours présent et vivant. Oui pour les deux réponses, merci Merlin. Mais le tissu qui cachait le miroir avait disparu.
Hypnotisé par l’objet, Quinlan se vit lui, allongé, souriant et nu, et Clemens à ses côtés. Le lit brûla. Deux grands yeux d’un bleu céruléen apparurent en fond, dans les flammes, tout comme plusieurs silhouettes vaguement féminines et aussi vaguement mortes. Et soudain, plus rien.
Quinlan cligna des yeux, mais il ne vit rien de plus. Le tissu était revenu en place, si tant est qu’il avait bougé en premier lieu. Il aurait pu se dire qu’il devenait fou, mais il savait bien que non. Le pire dans l’histoire, c’est qu’il ne savait pas ce qui était le plus effrayant.
Cette fois ce fut à son tour de jouer les koala… Câlinant Clemens en cuillère, il ferma les yeux, essayant de retrouver le sommeil, en vain.
Un vague accès de conscience l’étreignit alors que Quinlan le portait jusqu’au lit. D’abord, il ne bougea pas, faisant le mort dans un drôle de moment géré par son instinct de survie. Se sentir balancé lentement et loin du sol l’inquiéta, mais il comprit quand il rencontra le confort du matelas. Clemens ouvrit alors un œil, enfin, et juste à temps pour voir son aîné recouvrir le miroir de l’armoire. Ce geste le rassura et l’apaisa un peu plus, complètement sourd à ses implications. Il n’était de toute évidence pas le seul à subir des cauchemars liés aux événements du labyrinthe. Cependant, il était loin, très loin d’avoir la force pour en parler maintenant. Il ne résista pas quand son amant revint pour le déshabiller, l’aidant comme il pouvait malgré l’engourdissement de ses membres.
“Pardon, je me suis endormi…”
De vaines excuses, mais les prononcer avait déjà été un effort considérable. L’Allemand ne semblait pas pouvoir se délivrer de son sommeil, même s’il l’avait voulu. L’apathie étirait ses longs doigts jusque dans son esprit brumeux, à peine conscient de ce qu’il se passait véritablement autour de lui. Si il avait été capable d’y réfléchir, l’étudiant n’aurait pas pu dire s’il s’agissait d’un symptôme de son épuisement latent, ou d’un maléfice quelconque. Une fois la couette rabattue sur lui en un cocon de chaleur, il sombra à nouveau dans un monde personnel et irréel.
Ses rêves se mélangeaient en divers flashs de couleurs et de sentiments, sans qu’ils ne puissent reconnaître ni les actions, ni les visages. Depuis son incursion dans le sous-sol, Clemens passait des nuits péniblement agitées, sans pour autant se plaindre de beaucoup de cauchemars. Les idées et les doutes se mêlaient à la peur, sans jamais durer bien longtemps. Il ne trouvait simplement pas le calme à revivre encore et encore cette terreur d’impuissance qui était pourtant restée sans conséquence. Conscient de la chaleur de Quinlan contre lui à travers les brumes du sommeil, les sensations d’emprisonnement et d’étouffement restèrent loin de lui cette fois. Il put dormir un peu plus profondément pendant quelques heures, jusqu’à ce qu’un mouvement brusque à côté de lui ne l’inquiète assez pour le réveiller.
L’étudiant revint à lui alors que son amant se pelotonnait dans son dos, glissant un bras en travers de son torse. Les yeux ouverts et fixés sur le drap noir qui recouvrait le miroir, Clemens caressait doucement cette main étrangère reposée sur son ventre. Leur dernière engueulade lui revenait en mémoire. Les reproches s’étaient fait moins voilés cette fois, même s’il n’était toujours pas convaincu de vraiment comprendre l’homme endormi à ses côtés. Il semblait avoir tant de secrets, tant de complexes et un passé si chargé qu’il doutait même le cerner un jour. Outre son accident, il avait mené une vie simple et heureuse, entourée d’amour et de petits bonheurs quotidiens, avec des amis qu’ils pensaient proches et de confiance, alors. Les choses avaient tellement changés en quelques semaines… Il ne pouvait même pas trancher : était-ce en bien ou en mal ?
Perturbé par la présence du miroir, le Sinistros ferma les yeux à nouveau. Son attention se focalisa sur la respiration de Quinlan, qui se faisait peu à peu plus calme. Il refusait de lâcher sa main, comme si sa présence rassurante était son ancre contre les cauchemars et le monde du dehors. Quel paradoxe. Il n’était pas téméraire, mais sa loyauté pour ses amis était sans faille : il ne pouvait s’empêcher de chercher à veiller sur eux, à se mettre au devant de l’adversité et encaisser les dégâts pour eux. Pour Rowan, il avait fait des promesses irraisonnées, pour Isolde, il prendrait tous les risques du monde. Pourtant, sa fierté et son orgueil pouvait, parfois, se réduire à néant face au guérisseur. Sa stabilité et la flamboyance avait forcé au jour sa face faible, celle d’un jeune adulte encore perdu dans un monde trop vaste et devant des choix trop grands. Recroquevillé dans ses bras, le cœur lourd et léger à la fois, Clemens admit pour la première fois, dans un faible murmure pour lui-même qu’il avait parfois lui aussi besoin d’être protégé.
Quelques secondes plus tard, il dormait à nouveau.
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